Annick Lacour et Danielle Montel, deux anciennes techniciennes en pharmacologie, ont été licenciées dans la douleur par le géant français du médicament, Sanofi. Pour Mediapart, elles poursuivent un dialogue entamé depuis plus de trente ans sur le combat syndical, la place des revendications féministes et la priorité de l'intérêt général dans la recherche pharmaceutique.
30 NOVEMBRE 2014 | PAR PIERRE-YVES BULTEAU ET MATHILDE GOANEC
Le 17 octobre, des milliers de chercheurs partis de toute la France ont convergé sur Paris pour alerter l'opinion publique sur la dégradation de leur secteur mais aussi sur l'état de la recherche médicale. Annick Lacour et Danielle Montel, deux anciennes techniciennes en pharmacologie du pôle de Romainville (Seine-Saint-Denis), les ont rejoints par solidarité. Licenciées dans la douleur à la fin des années 2000 par le géant français du médicament, Sanofi, elles ont poursuivi pour Médiapart un dialogue entamé depuis plus de trente ans sur le combat syndical, la place des revendications féministes et la priorité de l'intérêt général dans la recherche pharmaceutique.
En cette mi-octobre, le panorama de l'avenue Gaston-Roussel est à l'image de ces anciennes banlieues rouges franciliennes. S'entremêlent anciens bâtiments en briques et nouvelles tours de verre. L'avenue porte le nom de la dynastie qui a donné son lustre d'antan à Romainville, les laboratoires Roussel étant devenus l'énorme groupe Sanofi-Aventis. Aujourd'hui, les bâtiments qui bordent toujours l'artère principale de la ville n'abritent plus les différents pôles de recherche et développement du leader médical français. Des panneaux annoncent le siège de l'agglomération, des entreprises de transports et de livraisons ou encore les locaux d'un sous-traitant.
Sur cette route qui mène au local CGT de Romainville, Annick Lacour et Danielle Montel plissent le regard. Chacun de leurs arrêts est un crève-cœur. Jusqu'en 2013, 1 832 salariés travaillaient encore sur le site de Romainville, surtout en recherche et développement (R&D). L'an dernier, l'entreprise a également fermé son site de production, qui employait environ 200 personnes. Ailleurs en France, l'heure est aussi à la découpe. Depuis 2012, il y a eu 6 plans sociaux, 450 transferts de postes, près de 800 départs volontaires et, d'ici 2015, la suppression à venir d'encore 180 emplois, notamment au centre de recherche de Toulouse.
Sanofi tranche dans ses effectifs et délocalise sa recherche à l'étranger, mais continue de profiter du crédit impôt recherche : 26 millions d'euros en 2008, 100 millions en 2010 et jusqu'à 130 millions d'euros en 2011. Cette même année, le nombre de projets de recherche est passé de 401 à 250 sur l'ensemble du territoire. Parallèlement, en 2011, le groupe pharmaceutique a dégagé 8,8 milliards d'euros de bénéfice dont 3,5 milliards ont été reversés à ses actionnaires sous forme de dividendes. Cette culture du profit place, en 2014, Sanofi-Aventis au rang des entreprises les mieux cotées du CAC 40.
Pour rappeler l'importance de conserver les métiers de la « pharma », Annick Lacour s'est énormément investie, après son licenciement, dans la réalisation d'un ouvrage, Mon usine est un roman [1], écrit par Sylvain Rossignol à partir des témoignages de salariés. Danielle Montel a également confié ses souvenirs à l'écrivain. Mais elle a surtout achevé l'écriture d'un autre livre collectif, Sanofi, Big Pharma, l'urgence de la maîtrise sociale [2].
- Annick Lacour : « Ce livre raconte les hommes et les femmes debout »
Danielle Montel, Annick Lacour, à travers votre parcours et celui de vos collègues se dessine un demi-siècle d'histoire de l'industrie pharmaceutique française. Comment a démarré votre carrière au sein de Sanofi, qui s’appelait encore Roussel ?
Danielle Montel. Je n'ai pas commencé ma carrière ici mais à Bondy, en entomologie. C'était à une période où l'on pouvait quitter un travail le matin et en retrouver un autre l'après-midi. J'ai donc été embauchée à Roussel-Uclaf en 1964, en tant que technicienne en pharmacie. J'y ai déroulé toute ma carrière, en terminant à l'échelon coefficient 390, soit juste avant la qualification de cadre. J'ai été élue CGT dès 1966.
LIRE AUSSI
-
Les Sanofi manifestent aux portes du congrès du PS
-
L'argent des PDG: le scandale Sanofi
PAR LAURENT MAUDUIT
-
Priorités Santé 4/5. Panne de neurones chez les “big pharmas”
PAR MATHILDE GOANEC
-
La CFDT aux prises avec sa base chez Sanofi
-
Pascal Vially, le leader CFDT des Sanofi, rend sa carte
-
Les papetiers de Stora-Enso sombrent dans l'indifférence après deux ans de lutte
PAR PIERRE-YVES BULTEAU ET MATHILDE GOANEC
-
Les «Licenci'elles» emportent une petite victoire contre les licenciements boursiers
PAR PIERRE-YVES BULTEAU ET MATHILDE GOANEC
-
Continental-Clairoix, la lutte jusqu’au bout de soi
PAR PIERRE-YVES BULTEAU ET MATHILDE GOANEC
Annick Lacour. 1966, c'est l'année de mon arrivée chez Roussel. J'avais 19 ans et j'étais une fille de gendarme qui a rapidement épousé un pompier. À la maison, on ne parlait pas politique. C'est bien à Roussel-Uclaf que j'ai découvert la vie. Danielle et d'autres m'ont fait lire Aragon, Éluard… Ils m'ont même emmenée au théâtre. Dans les ateliers, à la pause café, on discutait, ils m'expliquaient ce qu'était la vie de salariée. Dès mon arrivée, j'ai ainsi commencé à signer des pétitions en faveur de la protection de la « Sécu », et j'ai voté CGT pour mes premières élections du personnel.
D. M. La lutte tient aussi beaucoup au hasard. Par exemple, quand je me présente lors de ces élections internes dont vous parle Annick, je n'avais pas envisagé être élue une seule seconde comme déléguée du personnel et représentante du comité d'entreprise. Cela s'est joué sur un mouvement de noms sur la liste. Pareil pour Mai 68. J'avais accouché deux mois auparavant et, le matin du blocage, j'avais d'autres préoccupations en tête.
Mai 68 a été un moment important dans vos vies militantes ?
D. M. Oui, nous avons tenu la grève générale pendant plus de quatre semaines. Notre organisation était à la fois constituée de jeunes gens insouciants et d'anciens, beaucoup plus prudents. Ces derniers étaient déjà dans l'optique de ce mot d'ordre qui consiste à « rendre l'outil de travail comme on l'a trouvé ». Les débats en interne reposaient donc sur cette question : fallait-il ou non stopper la soufflante (partie stratégique de la production pharmaceutique – ndlr) pour faire pression sur la direction ? Mais, en réalité, au sein des différents services de l'entreprise, on voyait déjà que le mouvement était en route. On a distribué des tracts et cela s'est fait naturellement.
A. L. Les métiers de la chimie étaient assez neufs sur le site de Romainville. Nous étions de jeunes techniciens et on a rapidement pris confiance en nous.
D. M. C'est vrai que nous étions jeunes et très indisciplinés, ce qui a fait que nous n'avons jamais eu peur d'aller jusqu'au bout. Et, puis, il ne faut pas oublier que nous avons pu nous appuyer sur les « conditionneuses ». Ces ouvrières, durement fliquées par leur hiérarchie, étaient très « toniques » dans le mouvement social. Il suffisait que l'une d'entre elles débraie pour que le mouvement suive.
A. L. Je me rappelle très bien, au départ, être la seule de mon service à avoir rejoint le terrain de boules où une partie des syndicalistes et des grévistes se réunissaient. J'avais une de ces trouilles, l'impression d'être regardée comme une bête curieuse. Je pense que cela tenait au fait qu'il y avait une majorité d'hommes. C'était l'époque où les services n'étaient pas mixtes : d'un côté, il y avait les conditionneuses et les techniciennes, de l'autre, les chimistes et les cadres. Cela se ressentait d'ailleurs aussi dans le syndicat. Il y avait les représentants pour les métiers d'hommes et pour les métiers de femmes.
D. M. Cela a fini par évoluer au milieu des années 1980 avec l'arrivée des premières femmes en chimie.
Dans Notre usine est un roman, l'une des protagonistes dit : « Notre syndicat devrait affirmer que l’industrie pharmaceutique est au service des hommes et des femmes et qu'il doit produire la pilule. » Ce que Roussel-Uclaf a fait dans les années 1980… Est-ce que les revendications féministes étaient plus fortes qu'ailleurs du fait de cette histoire particulière ?
D. M. Clairement, non. Les revendications portaient uniquement sur l'égalité en matière de formations, de métiers et sur l'évolution des carrières. Si, en pharmacie, nous étions déjà très exigeantes sur le fait qu'une femme égalait un homme, des questions féministes, on en parlait en dehors. D'ailleurs, elles n'étaient tout simplement pas travaillées par les centrales syndicales. C'est venu bien plus tard. Il ne faut pas oublier d'où venait le monde ouvrier de l'époque, avec l'emprise du PC sur la CGT. Et puis personnellement, ça n'a jamais été un problème. À la maison, c'est mon mari qui cuisine ! Plus sérieusement, il n'y a jamais eu ce genre de combat à mener dans mon foyer…
A. L. Pendant longtemps, au travail comme dans la lutte, nous les femmes, devions être carrées, sans faille, un modèle. Je me souviens, qu'à ce moment, j'avais des soucis dans mon couple et qu’une copine m'a dit : « Annick, ressaisis-toi ! » Moi, clairement, j'aurais aimé qu'on aborde ces sujets de la pilule, de la contraception. J'étais jeune et j'en avais besoin. Les conseils qu'on se donnait, l'adresse du planning familial, tout ceci existait mais relevait plutôt de la relation individuelle.
Aujourd'hui encore, les femmes et le combat syndical, ça ne va pas de soi, comme ont pu le souligner les membres du collectif des Licenc'ielles ? (Lire notre reportage ici)
DM. S'agissant des Licenci'elles, elles ont surtout démontré que la lutte syndicale liée au mouvement social est encore et toujours une question de pouvoir. Qu'ils soient hommes ou femmes, les salariés n'ont pas assez conscience du pouvoir qu'ils ont. C'est la leçon que je retire de ces cinq dernières années de combat, avant que Sanofi ne réussisse définitivement à fermer le site de Romainville. Dans ce bras de fer, nous, syndicats, n'avons pas été assez audacieux vis-à-vis de nos collègues. Nous aurions dû leur donner plus la parole, leur faire davantage confiance. Aller dans le sens de l'éducation populaire, casser ce schéma de l'entreprise où, comme à l'école, on ne donne jamais la parole, on vous dit ce qu'il faut faire.
Pourtant en 1968, en 1981 et jusqu'en 2004, le statut des salariés et notamment celui des femmes n'a cessé d'évoluer à Roussel-Uclaf ?
D. M. C'est vrai et on le doit notamment aux « conditionneuses ». C'est grâce à elles, dans la lutte et au travail, que l'on a obtenu une crèche à 900 mètres de « l'Horloge » (site historique de l’empire Roussel-Uclaf à Romainville, aujourd’hui devenu un local pour une société de transports – ndlr) et des jours de congés parentaux. D'ailleurs, à la fermeture de notre site, avec d'anciens salariés, nous avons constitué une association qui a repris les activités de la crèche d'entreprise. Parce qu'aujourd'hui, les femmes et les hommes qui travaillent dans les boîtes qui ont remplacé notre unité de recherche en ont toujours besoin. Parce qu'aussi, nous voulions montrer à Sanofi que, même licenciés ou mis à la retraite, des salariés peuvent continuer à s'occuper des affaires de la collectivité.
- Danielle Montel : « Comment peut-on prendre le pouvoir aux multinationales ? »
L'importance du travail et le souci de son entreprise revient beaucoup dans le livre… Finalement, est-ce un regret d'une forme de paternalisme plus supportable que l'actuel modèle ultralibéral ?
A. L. Il ne devrait y avoir aucune dichotomie entre lutte et travail. Mais à la différence de ce que nous avons vécu lors de notre recrutement, les salariés sont aujourd'hui tellement précarisés qu'il leur est très compliqué d'envisager de construire une carrière. Alors un engagement militant… Quand j'avais 20 ans, les choses étaient atteignables. Nous avions des modèles. Nos grands-parents avaient, pour certains, participé à la Libération. Parmi nos parents, d'autres avaient porté le Front populaire. De 1936 à Mai 68, ce n'était finalement pas si loin. Aujourd'hui, la domination s'est accrue. J'en veux pour preuve ces jeunes qui sont à la fois plus individualistes tout en étant plus attentifs à leurs proches. Pour la plupart, leur engagement est beaucoup moins idéologique. Ils ne veulent plus changer le monde, ils veulent simplement pouvoir vivre.
D. M. Je pense que ces jeunes, et plus largement les citoyens, voudraient croire aux syndicats et aux partis politiques, mais encore faudrait-il que ces structures fonctionnent.
A. L. Ce n'est pas un hasard si, après un long parcours, j'ai fini par quitter le parti communiste, en 2007. La préparation et le mode de désignation du candidat à la présidentielle se sont déroulés en contradiction avec l'aspiration des militants. Ce fonctionnement a fini par me dégoûter. Si je reste à la CGT, c'est par fidélité.
LIRE AUSSI
-
Les Sanofi manifestent aux portes du congrès du PS
-
L'argent des PDG: le scandale Sanofi
PAR LAURENT MAUDUIT
-
Priorités Santé 4/5. Panne de neurones chez les “big pharmas”
PAR MATHILDE GOANEC
-
La CFDT aux prises avec sa base chez Sanofi
-
Pascal Vially, le leader CFDT des Sanofi, rend sa carte
-
Les papetiers de Stora-Enso sombrent dans l'indifférence après deux ans de lutte
PAR PIERRE-YVES BULTEAU ET MATHILDE GOANEC
-
Les «Licenci'elles» emportent une petite victoire contre les licenciements boursiers
PAR PIERRE-YVES BULTEAU ET MATHILDE GOANEC
-
Continental-Clairoix, la lutte jusqu’au bout de soi
PAR PIERRE-YVES BULTEAU ET MATHILDE GOANEC
D. M. Je comprends ce sentiment et c'est exactement pour les mêmes raisons que je suis toujours encartée au PC. Pour être un contre-poids à l'intérieur du parti et continuer de porter les enjeux de santé sur la place publique. Mais je vous voudrais revenir sur la notion de paternalisme. Bien sûr que la famille Roussel jouait de cette fausse proximité avec les salariés et que l'un de nos combats à la CGT était de casser cet attachement. Pourtant, paradoxalement, c'est aussi cette appartenance à une entreprise, et plus encore à des métiers, qui a joué comme une protection des salariés face aux multiples fusions-restructurations vécues ces dernières années. Sans oublier que depuis près d'un demi-siècle, nous avons également toujours eu conscience de notre responsabilité sur ces questions de recherches liées à la santé.
Vous affirmez que les salariés de l'industrie pharmaceutique sont plus que de simples exécutants, qu'ils ont la responsabilité de ce qu'ils produisent ainsi que celle d'en tenir informés les citoyens ?
D. M. À Sanofi comme ailleurs, les techniciens, les cadres, les chercheurs étaient des contre-pouvoirs à l'intérieur-même de la pharmaceutique. Et maintenant que nous avons été licenciés, qui prend cette place d'alerte dans la société ? Avec Annick et les autres, nous aimions ce que nous faisions mais, je le répète, nous avions surtout conscience de notre responsabilité sur les questions de santé. Pour nous, le médicament n'a jamais été une marchandise comme une autre. Les salariés doivent avoir du pouvoir sur les questions d'intérêt général et nous étions prêts à en prendre dans l'entreprise. Pourquoi continue-t-on de commercialiser des vaccins à l'aluminium alors que l'on sait désormais que c'est toxique ? Pourquoi avons-nous eu le sang contaminé ? Pourquoi les gouvernements, de gauche comme de droite, n'ont pas soutenu, à la fermeture des sites de Romainville, nos projets alternatifs mêlant les chercheurs du public et du privé, pour répondre aux exigences de santé publique ? La légalité du combat, c'est l'humain. C'est ça qui est juste et universel.
[1] Notre usine est un roman, Sylvain Rossignol, éd. La Découverte/Poche, Paris, 2009, 415 p., 12 euros.
[2] Sanofi Big Pharma, l'urgence de la maîtrise sociale, Danielle Montel, Daniel Vergnaud, Danielle Sanchez et Thierry Bodin, éd. Syllepse, Paris, 2013, 142 p., 8 euros.