Face à face autour de la table de la cuisine, Jude et Leila discutent en coupant menu tomates, avocats et bâtonnets de crabe. Jude a 19 ans, il est en stage de comptabilité et demain, c'est pique-nique avec ses nouveaux collègues. Leila est conseillère en économie sociale et familiale, elle l'aide à préparer sa salade de pâtes, délivrant au passage quelques conseils choisis. La soirée avance doucement à Paris, dans la maison d'enfants Sainte-Thérèse de la Fondation des apprentis d'Auteuil, qui accueille des enfants en difficulté dans leur famille. « L'autonomie, ce n'est pas seulement une question de budget, c'est aussi savoir gérer sa solitude, avance Leila. Ici, tu es toujours entouré, mais en vivant seul, tu vas découvrir des parties de toi que tu ignorais, et parfois, c'est difficile. » Jude acquiesce. « C'est sûr, ça va me changer. Mais j'ai hâte d'être dans mon appartement, de pouvoir sortir comme je veux, de gérer mon temps… » Dans quelques jours, Jude se lancera dans le grand bain, après des années de vie en collectivité, semaines et week-ends, vacances parfois, entouré d'enfants de l'ASE, d'éducateurs, de maîtresses de maison, de responsables et de référents…
La Fondation des apprentis d'Auteuil, forte de quelque 200 établissements en France, est l'un des premiers interlocuteurs de l'Aide sociale à l'enfance (ASE) en région parisienne. Dans les beaux quartiers de la capitale, Paris XVIe, se loge cette maison d'enfants à caractère social, qui peut accueillir 37 personnes. On y travaille spécifiquement sur l'autonomie des jeunes adultes, de 17 à 21 ans, en passe de quitter l'ASE. Chambres doubles ou individuelles, budget hebdomadaire à gérer, horaires de sortie élargies, tout est fait pour assurer en douceur la transition. « Faire les courses, connaître le prix d'un paquet de riz ou remplir un document administratif, ça s'apprend », constate Véra Lipnick, chef de service des « autonomes ». « Le défaut du collectif, poursuit Leila, c'est qu'il fonctionne comme un filet de sécurité permanent. Or le jeune doit à un moment prendre ses responsabilités. On essaye de le mettre en situation avant qu'il ne sorte, car vaut mieux se casser les dents ici que dans le monde réel. »
La prise en charge après 18 ans se raréfie
Cette sortie de l'ASE, pour les jeunes en établissement ou en famille d'accueil, est une préoccupation de l'ensemble de la protection de l'enfance. D'autant plus que les « contrats jeunes majeurs », qui permettent de prolonger une aide financière jusqu'à 21 ans, n'ont rien d'automatique. Plus grave, ils ont tendance à se raréfier, pour cause de finances plus que serrées dans les départements. Pourtant, « qui finit aujourd'hui sa scolarité à 18 ans ? » s'interroge Annick Dumaret, chercheuse à l'Inserm, qui a beaucoup travaillé sur le devenir des enfants placés. En France, à la différence des pays nordiques par exemple, le financement de l'autonomie repose traditionnellement sur la famille, qui va mettre la main à la poche pour payer les études, le logement étudiant, la vie quotidienne. De plus en plus, ce soutien familial se poursuit même au-delà de la scolarité, vu les chiffres alarmants du chômage chez les jeunes. Lorsqu'un mineur a passé son enfance, puis son adolescence à l'ASE, qui paye la facture ?
Poussés vers l'emploi
Jude confie qu'il aurait bien fait du droit, après le lycée. Mais sa référente au sein de l'ASE lui a conseillé la comptabilité, un cursus plus court et plus sûr. « C'est vrai qu'on a la pression, avoue le jeune homme, ce serait plus facile avec la famille derrière. » Mais pour Jude, plutôt bon élève, pas d'inquiétude à avoir, son contrat a été renouvelé pour cette année, il va pouvoir payer sa chambre de bonne dans l'Ouest parisien et aller au bout de son BTS. Généralement, l'aide s'arrête après l'obtention d'un premier diplôme. « Il arrive que l'ASE considère le baccalauréat comme un premier diplôme, se désole Leila, et qu'est-ce qu'on fait avec seulement un bac en poche ? »
Alfa aura 19 ans en juillet, il a terminé le lycée en juin. C'est un ancien mineur isolé étranger, arrivé en France il y a trois ans. Il vit lui aussi dans la maison d'enfants Sainte-Thérèse. « Je veux faire un BTS en alternance, pour avoir un boulot qui me permette de me loger et parce qu'avec seulement un bac pro, on ne gagne pas assez. Mais mon contrat jeune majeur expire cet été, je ne sais pas s'il va être renouvelé. » L'angoisse affleure chez Alfa. « Je ne m'attendais pas à ça… Moi, je suis orphelin des deux parents, c'est ma sœur qui m'a envoyé en France parce que je ne m'entendais pas avec son mari. J'ai appris à ne compter que sur moi-même, c'est dur, mais j'espère que ça va s'arranger avec le temps. » Selon Annick Dumaret, les jeunes de l'ASE seraient plus que les autres orientés vers des formations en apprentissage et les études techniques de courte durée, « et ce depuis que l'Assistance publique existe… ». Ils seraient d'ailleurs environ 40 % à ne pas être diplômés, et parmi ceux qui font des études, 10 % seulement vont au-delà du bac. Beaucoup ont des parcours scolaires chaotiques, dus évidemment en partie à leur situation familiale et à des troubles du comportement, mais ils sont aussi incités à faire court et à travailler rapidement, au vu de leur précarité financière. « Les pouvoirs publics, qui ont été amenés à jouer un rôle de suppléance familiale vis-à-vis de ces enfants, ont une responsabilité particulière à leur égard à la majorité », souligne pourtant clairement un rapport de l'Observatoire national de l'enfance en danger. « Ils doivent avoir un projet à 18 ans pour espérer un financement. Mais tout est beaucoup plus dur aujourd'hui, estime de son côté Danièle Weber, présidente de l'AEPAPE à Paris, une association d'entraide pour les pupilles et anciens de l'ASE. Du point de vue des finances, du logement, de l'insertion professionnelle, je trouve qu'on retourne en arrière. » L'association se préoccupe tout particulièrement du sort des mineurs isolés étrangers, de plus en plus nombreux dans la région parisienne, et souvent précarisés après leur majorité. « Quand ils arrivent et nous disent qu'ils vont se retrouver à la rue, on essaye de trouver une solution d'urgence. Mais on voit aussi des étudiants, anciens de l'ASE ou pupilles de l'État, qui ne peuvent pas payer leur loyer… On donne un peu d'argent pour passer le permis, s'acheter des vêtements pour passer un entretien, et même parfois pour manger. On leur montre aussi que nous, anciens de l'Assistance, on s'en est sortis. »
Difficultés d'insertion
Études ou pas, la sortie de l'ASE reste un passage difficile à négocier, tant sur le plan psychologique que matériel. Et ce n'est pas un hasard si parmi les jeunes en errance, SDF ou « punks à chien », on retrouve un certain nombre d'anciens placés, selon les travaux de Jean-Marie Firdion. Des jeunes souvent fragiles affectivement, dépourvus de personne-ressource en cas de coup dur. « L'un de nos jeunes vit actuellement dans la rue, admet avec regret Rose-Aimée Dequidt, directrice de la maison d'enfants Sainte-Thérèse. Il a été pris en charge très tôt par l'ASE, et avait un énorme potentiel. Mais sa situation personnelle a complètement parasité ses résultats scolaires, et il n'a respecté aucune des conditions posées par l'ASE, qui lui a pourtant donné plusieurs chances. Il s'est donc retrouvé dehors. Il sait que la porte ici n'est pas fermée, mais c'est à lui maintenant de réagir… » Rose-Aimée Dequidt connaît bien cette angoisse qui se renforce à mesure que se rapproche la fin du dispositif : « Certains préfèrent tout mettre en échec plutôt que de s'en sortir, une manière de nous dire : “Ne me lâchez pas encore, pas maintenant”… Les trois quarts des jeunes que nous accueillons se construisent sans leurs parents, même si on essaye de conserver des liens entre la famille et eux. Ils vivent ici en permanence. Alors nous, quand est-ce que notre travail est fini ? À 18 ans, à 21 ans ? » Chez les Perrier, famille d'accueil depuis bientôt vingt ans dans la région lyonnaise, cette question est également centrale. Mais François Perrier a tranché : « Mon travail s'arrête quand l'enfant part. Nous venons justement de voir s'en aller un jeune que nous avons accueilli de 12 à 19 ans. On peut avoir des liens bien sûr, on peut écouter, mais sa vie maintenant, elle doit se faire sans nous. » Pour Annick Dumaret, le parcours dans l'ASE influe beaucoup sur les possibilités de « réussir » sa sortie du dispositif : « Quand les enfants sont pris en charge jeunes et longtemps, sans allers-retours permanents dans la famille ou entre la famille d'accueil et le foyer, ils sont en meilleure santé physique une fois adulte, constate Annick Dumaret. Sur le plan moral, il est maintenant connu que les événements graves vécus dans l'enfance ont des effets néfastes à l'âge adulte sur la santé mentale. Par contre, ces jeunes ont appris, plus que les autres sans doute, à demander de l'aide. Ils savent qu'ils peuvent frapper à la porte d'un travailleur social, d'une psychologue, ce sont des ressources qu'ils savent trouver. »
« Je ne sais pas si on peut guérir d'une enfance blessée » Michèle Créoff
Les jeunes accueillis à l'ASE vont y passer parfois une grosse partie de leur enfance et toute leur adolescence. © MG/MP
Grandir, devenir adulte, c'est aussi apprendre à vivre avec son passé d'enfant placé, séparé de sa famille, sans lien ou presque avec ses parents, voire ses frères et sœurs lorsque la fratrie est dispersée. Le titre du livre autobiographique de Vincent Jeantet annonce la couleur : Je suis mort un mardi est un témoignage douloureux, dérangeant, d'un ancien de l'ASE, placé au sein d'une famille d'accueil maltraitante. Il raconte tout sans fard : l'absence de la mère et sa mort presque en catimini, les abus sexuels, les brimades, les difficultés d'insertion de ses frères et sœurs, ses propres carences, mais également le « sauvetage » grâce à plusieurs professionnels de l'ASE. « Je rencontre des gens qui ont très bien évolué, ils sont bien mariés, sont de bons parents, sont heureux, ont réussi… Mais en lisant leur dossier, leur vécu et leurs différences, ils pleurent, raconte Pascale Lemare, qui a animé des
ateliers d'écriture avec des adultes anciennement placés par l'ASE de Seine-Maritime. Ils pleurent de cette souffrance passée. Ce n'est pas de la stigmatisation sociale, c'est vraiment le fait d'avoir été abandonné, d'avoir été mal considéré ensuite par la famille d’accueil parfois, d'avoir si peu vu l'éducateur, ou l'assistante sociale. C'est un vécu d'humiliation qui fait pleurer sur soi. » Loin du plaidoyer du professeur Maurice Berger (1), psychiatre à Saint-Etienne, qui accuse dans de nombreux ouvrages la protection de l'enfance d'être carrément « inefficace », voire « nuisible », c'est toute une profession qui s'interroge : peut-on guérir d'une enfance sans parents ?
1, effexor,
Rédigé par : effexor sale | samedi 04 mai 2013 à 14h58
0, zithromax,
Rédigé par : does zithromax treat bronchitis | samedi 04 mai 2013 à 15h34
2, tadalafil,
Rédigé par : tadalafil brand | dimanche 05 mai 2013 à 10h09