PAR PIERRE-YVES BULTEAU ET MATHILDE GOANEC
Licenciées en 2011 par le groupe des 3 Suisses, les ex-salariées n'ont cessé de se battre via leur collectif les Licenci'elles. Une mobilisation originale, qui a porté le projet d'interdiction des licenciements boursiers, et qui fait des émules. Quatre ans plus tard, malgré les épreuves rencontrées, la cour d'appel de Douai devrait, mardi, leur donner raison en condamnant les 3 Suisses pour licenciements abusifs.
Le T-shirt rose est leur marque dans la lutte. On le repère vite parmi les chasubles et les autocollants de manif. Il a également fait son petit effet en ce mois de septembre grisonnant de 2012. C'était à la Fête de l'Humanité où elles sont arrivées, là, à trois. Fendant la foule des admirateurs et des curieux, les Licenci'elles, ces salariées licenciées par les 3 Suisses, ont rejoint Daniel Mermet et Jean-Luc Mélenchon au studio mobile de Radio France.
L'animateur les lance, en direct, dans l'arène des combats sociaux. Pas impressionnées pour deux sous, s'exprimant sous l’œil protecteur de leur avocat Fiodor Rilov, les Licenci'elles ont tenu le crachoir, expliqué leur lutte et leur revendication d'une loi d'interdiction des licenciements boursiers. Tellement à l'aise que ces femmes en lutte réussissaient ce jour-là à clouer le bec à ces deux vieux briscards de la chose médiatique et politique.
Deux années plus tard, les Licenci'elles (ici leur page Facebook) ont accepté de revenir sur cette histoire, conjuguée au féminin puis au pluriel. Éparpillées en France, c'est chez l'une d'elles que l'on remonte le fil. Dans cet appartement de trentenaire situé dans une ville du sud-est de la France et dont les larges fenêtres donnent sur la façade d'un immeuble bourgeois. Assise sur un canapé aux angles joliment arrondis, Séverine se livre à domicile. Ne préférant pas mélanger sa nouvelle vie de responsable de magasin de vente de vêtements à son combat contre les 3 Suisses. « J'ai été au chômage pendant un an, et je l'ai vraiment mal vécu. Alors je cloisonne, car mes nouveaux chefs n'apprécieraient pas trop mes activités militantes, et je ne veux pas perdre cet emploi », dit-elle. Ce n'est pas pour autant qu'elle renie ce combat de quatre ans mené avec ses collègues et désormais amies.
Licenciées des 3 Suisses
Jusqu'en 2011, Séverine travaillait avec enthousiasme comme manager d'une boutique pour les 3 Suisses, ravie de son ascension depuis cinq ans dans l'entreprise autrefois familiale du nord de la France. Cette même année, l'enseigne lilloise met sur pied un plan de restructuration et décide de supprimer 235 emplois. Les 149 vendeuses des boutiques « Espace », installées un peu partout en France pour limiter la chute des ventes par correspondance, sont licenciées.
Ni Séverine ni ses collègues n’avaient vu le coup venir. « Ça nous est tombé dessus sans crier gare... En gros, c'était "Vous signez votre lettre et vous vous taisez". Je n'ai jamais vu un tel manque de considération. » Sa collègue Christine, à l'époque responsable d'une boutique en Bretagne et forte de plusieurs années d'ancienneté dans le groupe, fait le même constat : « J'ai fermé la boutique sous le regard d'un vigile qui m'a demandé de lui remettre les clefs du magasin, comme si j'allais voler quelque chose... J'ai pris mon bus et c'était fini. Pas un mot de la direction, rien ! »
La plupart de ces salariées, relativement isolées car disséminées en France, ne sont pas syndiquées. Beaucoup n'ont même jamais fait grève de leur vie. Toutes sont révoltées par « l'injustice » de leur licenciement alors même que le groupe Otto, propriétaire de l'entreprise, continue de faire des bénéfices. Ignorées par les médias, snobées par les syndicats et notamment la branche commerce de la CGT, une soixantaine de « 3 Suisses » décident de contester leur licenciement devant les prud'hommes et de monter un collectif, les Licenci'elles.
Militant volontairement en dehors des structures traditionnelles, ces femmes jouent à fond la carte des réseaux sociaux et inondent de mails les rédactions et les élus politiques. « Notre problématique, c'était notre situation géographique, il fallait inventer un moyen de se rassembler et de se faire voir », se souvient Séverine.
Leurs fameux T-shirts roses finissent par trouver une place dans le brouhaha médiatique, surtout lorsque les Licenci'elles se rapprochent des gros bras des Goodyear, en lutte à Amiens, des ouvriers de chez Ford ou encore des chercheurs et techniciens de laboratoire mis sur la touche par Sanofi. Avec le recul, Séverine et Christine disent aussi s'être inspirées du mouvement très féminin des « Samsonites », salariées françaises de l'usine d'Hénin-Beaumont, propriété du fonds de pension Bain Capital, alors tenu par Mitt Romney (candidat républicain à la présidentielle de 2012 face à Barack Obama - ndlr), parties jusqu'aux États-Unis faire valoir leurs droits auprès du tribunal fédéral de Boston.
S'attaquer au cadre législatif
D'une bataille juridique à l'autre, une première victoire vient saluer leur action : fin 2011, les prud'hommes prononcent la « nullité des licenciements pour motif économique des anciens salariés » et condamnent 3 Suisses France, 3 Suisses International et la société Commerce BtoC au versement de lourdes d'indemnités. À la barre, c'est leur avocat, « le tsar » Fiodor Rilov, comme l'appellent les Licenci'elles, qui va défendre les ex-3 Suisses, mais aussi les encourager à aller sur le terrain du politique. Motivées par cet avocat spécialiste du droit du travail, les femmes en rose vont donc s'attaquer, avec d'autres salariés en difficulté, à la rédaction d'une proposition de loi pour interdire les licenciements boursiers.
Lors de ce travail quasi programmatique, le collectif devient un mouvement transversal, composé de plusieurs représentants de salariés d'entreprises allant du textile à la finance, en passant par l'agroalimentaire ou l’industrie lourde. « À chaque fois qu'on se rencontrait dans des manifestations ou des réunions, on se rendait compte qu'on était tous dans la même situation, explique Séverine. Qu'on venait de perdre notre emploi et que, malgré cela, la justice finit toujours par reconnaître notre licenciement comme abusif. Il y avait donc bien un truc qui n'allait pas ! Il fallait traiter le problème à la source ! »
L'idée des Licenci'elles devient même promesse présidentielle, faite par Hollande en octobre 2011 sur le parking de l'usine des Goodyear, à Amiens. Le candidat assure soutenir ce projet d'interdiction des licenciements boursiers. Le président remisera bien vite l'idée dans ses cartons élyséens. Pourtant, malgré ce renoncement de début de quinquennat, les Licenci'elles continuent de porter leur projet jusque devant le ministère du travail, en janvier 2013. « À cette occasion, on est passé aux T-shirts rouges, s'amuse Séverine, parce que les mecs qui nous avaient rejointes, le rose, ça leur plaisait pas trop... Et puis, parce que le rouge était une manière de montrer notre détermination sans pour autant être obligées de porter une étiquette », dit Séverine.
Cette émancipation des centrales syndicales passe mal. D'autant que le collectif prend de l'ampleur. Continuant sur leur lancée, les Licenci'elles font la bascule en sillonnant la France en lutte. À défaut de loi, elles repèrent avec Fiodor Rilov les entreprises en conflit et se rendent auprès des salariés partager leur expérience. « Lors des plans de sauvegarde de l'emploi, les gens ne savent pas comment réagir, confiait en juin dernier une Licenci'elle qui, aujourd'hui, a pris du recul. On allait dans les boîtes pour aider les salariés à comprendre le mécanisme et ne pas se faire avoir. » « Et ça, reprend Séverine,les syndicats ne l'ont pas accepté. En prenant de l'ampleur, nous sommes un peu devenus les "hommes à abattre". Entre eux et la direction des 3 Suisses qui a poursuivi son travail de sape, c'était difficile de tenir. »
Tenir debout
À la longue, l'épuisement guette. Prises dans la lutte, les Licenci'elles doivent aussi penser à leur propre avenir. Nombre de ces ex-3 Suisses, suivies elles aussi par le cabinet de reclassement Altedia, peinent à retrouver du travail. Les plus âgées payent douloureusement le prix de leur expérience. Christine est dans cette situation, elle qui a pourtant suivi une formation pour gérer une équipe d'aides à domicile. À 50 ans, elle est prête à rempiler dans le commerce, mais ses lettres de candidature ne reçoivent aucune réponse.
De guerre lasse, Christine a fini par demander son agrément comme assistante maternelle, mais avec le sentiment obsédant d'être « hors du truc, plus vraiment à sa place dans la société ». Prise par l'émotion, elle évoque ces deux séances de kiné hebdomadaires qu'on lui prodigue depuis plusieurs mois et cette épaule bloquée par le seul fait du stress. La lutte sociale, toutes s'accordent à le dire, est un drôle de mélange de joies et de peines, un jour avec des très hauts, l'autre avec des très bas.
« J'ai fait sauter plusieurs carcans. Aujourd'hui, à 40 ans, j'ai l'impression d’une renaissance. On se rend compte de qui on est vraiment et du décalage avec notre vie d'avant, le rôle que l'on jouait ou que l'on se donnait. » Celle qui témoigne ainsi a voulu garder le plus strict anonymat et est aujourd'hui en pleine séparation, remettant complètement en question sa vie familiale.
« Moi, j'ai un mari et des enfants qui m'ont beaucoup soutenue, ma fille est même parfois venue manifester, contre-balance Christine. Mais pour celles qui étaient en première ligne, avec des enfants en bas âge, il était difficile de concilier un tel engagement avec leur vie personnelle. » « Un tel combat exige des sacrifices, et pour moi, pendant trois ans, ça a été le néant sur le plan sentimental et amical, parce que les proches vous soutiennent mais ne comprennent pas forcément, témoigne de son côté Séverine. Et c'est vrai que le contrecoup est dur, quand on se retrouve seule le soir dans son appartement après avoir été portée par une telle énergie... Mais grâce aux Licenci'elles, ma conscience s'est réveillée, et maintenant j'aurais du mal à me taire. »
Soutenu par des associations féministes, invité dans les colloques à parler de ses actions, le collectif a clairement joué de cette image de femmes allant au charbon face à un grand groupe, dévoilant au passage des positions féministes assumées. « Pour la direction, on était des petites vendeuses de rien du tout, se remémore la jeune femme. Notre résistance les a surpris. Quand tu rencontres des métallurgistes, qui ont des années de lutte derrière eux, c'est pas évident non plus. Mais je crois que cette forme de naïveté nous a aussi permis d'avoir une stratégie différente, et finalement d'être visibles. »
La bataille juridique est-elle vaine ?
Pour autant, le rapport de force n'est pas terminé. Et comme pour les « Conti », qui l'ont finalement emporté devant le tribunal le 30 septembre (lire ici notre précédente enquête), les Licenci'elles sont en attente d'un autre jugement, celui de la cour d'appel de Douai. Attendu ce 22 octobre, le verdict ne devrait pourtant pas contredire la décision prise en première instance sur l'invalidité économique des licenciements 3 Suisses.
La bataille judiciaire est tout autant symbolique que financière. D'ailleurs, Christine le reconnaît franchement : « On se bat d'abord pour les indemnités, parce qu'en janvier prochain, sans travail, moi comme d'autres, on ne touchera plus rien. » Ensuite, parce que ce combat devrait pouvoir permettre de bloquer, même momentanément, de futurs licenciements, rendant la tâche du groupe Otto plus difficile. Même si, encore une fois, le vote de la loi ANI (accord national interprofessionnel de la loi sur l'emploi), en 2013, complique la tâche des défenseurs du code du travail à la française.
- Regardez ci-dessous l'analyse de l'ANI faite par l'avocat Fiodor Rilov
L'ANI, un cadeau embarrassant légué par le gouvernement socialiste auquel s'ajoute une autre bataille, également chère à Fiodor Rilov : celle de la reconnaissance de la co-responsabilité du propriétaire du groupe vis-à-vis de sa filiale en cas de conflit avec les salariés. Dans le cas des Licenci'elles, l'implication d'Otto, maison mère de 3 Suisses France, doit être établie via la société 3 Suisses International dont il détient 51 %.
Long et sinueux, ce parcours juridique est néanmoins souvent victorieux, comme dans le cas des Conti, des Goodyear, des Mory Ducros et autres Samsonite... De grosses entreprises ont régulièrement été condamnées à payer de lourdes indemnités à leurs anciens salariés pour licenciements abusifs. Pour autant, les usines ferment, et les emplois sont bel et bien perdus. Alors à quoi bon lutter ?
« On pourra gagner mille procès, ça ne suffira pas à changer le capitalisme », concède Fiodor Rilov, qui ne cache pas ses opinions révolutionnaires, à tel point qu'on le surnomme souvent « l'avocat rouge »... « Il faut réorganiser le champ politique, construire une force suffisamment puissante et qui prend appui sur une multitude de batailles sociales. Mais je crois néanmoins que l'action en justice est une route qui doit être empruntée parmi d'autres, car c'est aussi là qu'on fait l’expérience de la possibilité de battre l'adversaire, aussi fort soit-il. »
- Regardez ci-dessous l'avocat Fiodor Rilov sur la nécessité d'aller en justice
Fortes, incontestablement, les Licenci'elles le resteront.« Savoir qu'on est dans notre droit nous a permis de relever la tête, et de récupérer un peu de fierté, confirme Séverine. La seule suite possible, et ça on en est toutes conscientes, c'est la voie politique. Et pour arriver à ça, il faut une prise de conscience populaire. » Elle s'arrête un moment puis sourit : « Bon, O.K., c'est pas encore gagné ! »
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