Une, puis deux. L'été s'est avéré plutôt mouvementé pour les services de la petite enfance à Marseille, avec la découverte de deux crèches dites « clandestines » dans le centre-ville de la cité phocéenne. Des affaires qui soulignent le manque de places en crèche dans la deuxième ville de France mais également le clientélisme qui grève l'espoir d'une réelle égalité de traitement dans les services publics.
La première affaire remonte à juin dernier. La presse locale relate avec effroi la découverte d'une crèche où « 26 bébés sont parqués dans 25 m2 », et parle de conditions de vie « presque inhumaines ». Les parents des enfants concernés s'étouffent. « Mes deux filles sont dans cette crèche, raconte Emmanuel Gras, jeune papa. Nous savions que les normes n'étaient pas respectées mais aucun de nous n'avions d'inquiétude quant à la manière dont les enfants étaient traités. » Vérification faite, l'appartement où étaient accueillis les enfants mesure plutôt 60 m2 que 25 et dispose d'une cour de 30 m2. L'enquête confirmera également que la petite vingtaine d'enfants accueillie, au premier étage d'un immeuble boulevard Roosevelt, n'a souffert d'aucun mauvais traitement. Mais le lieu ne dispose pas d'agrément de la PMI (Protection maternelle et infantile) et, suite à une dénonciation anonyme, la responsable est poursuivie pour travail dissimulée : elle travaillait avec d'autres nounous non agréées qui se faisaient embaucher par les parents comme garde à domicile.
Fin juillet, une deuxième crèche est mise à l'index. Cette fois, c'est une assistante maternelle ayant perdu son agrément auprès de la PMI qui s'occupe, avec l'aide d'autres femmes, d'une quinzaine d'enfants dans un grand appartement de 140 m2. Là encore, les charges retenues concernent finalement davantage les conditions de travail et de rémunération que la maltraitance. Colette Babouchian, conseillère municipale déléguée à la petite enfance à Marseille (UMP), se dit « totalement surprise » devant ces événements. « C'est une plaisanterie, contrecarre la socialiste Morgane Turc, adjointe chargée de ces questions pour le 1er arrondissement où se trouvait la première structure démantelée. Tout le monde sait que les crèches clandestines et la garde au noir existent ici. La mairie a tout simplement ignoré cette question pendant 15 ans. » Car les autorités avaient bien eu vent de l'affaire. « La PMI a visité la structure en 2008 puis en 2011. Les deux rapports étaient positifs, assure Christophe Pinel, avocat de la femme mise en cause boulevard Roosevelt. La PMI a demandé à ce que la responsable régularise sa situation mais n'a jamais menacé de fermeture. » Le Conseil général des Bouches-du-Rhône, qui chapeaute la PMI, a reconnu dans La Provence qu'une enquête interne avait été ouverte sur ces dysfonctionnements.
Pénurie de places
« Nous avons été sur liste d'attente pour une place en crèche pendant deux ans, sans réponse, raconte Yann Loric, ancien usager de la crèche clandestine du 1er arrondissement. Quand notre fille est née, nous l'avons confiée à une assistante maternelle agréée. Mais quand elle a eu un an et demi, nous avons décidé qu'il fallait qu'elle connaisse la vie en collectivité avant d'aller à l'école. Des amis nous ont parlé de cette crèche, et ça nous a tout à fait convenu, même si ce n'était pas officiel. Bien sûr, on aurait préféré une place dans une crèche municipale... » De nombreux parents doivent, comme Yann Loric ou Emmanuel Gras, trouver des solutions alternatives. « Dans le 1er arrondissement, l'un des plus peuplés, nous n'avons que 180 places disponibles en crèche municipale ou associative, déplore Morgane Turc. Je ne peux pas cautionner les parents qui prennent le risque d'aller voir ailleurs, mais je les comprends. » La mairie, elle, refuse tout constat de pénurie et défend son bilan. Elle revendique près de 16 000 places, crèches ou assistantes maternelles agréées, pour une ville de 850 000 habitants. « Nous faisons mieux que Parism etdeux fois mieux que Toulouse et Lille», estime Colette Babouchian, qui s'appuie sur le taux de couverture, soit le nombre de places disponibles par rapport au nombre de naissances. « Ils sont gonflés à Marseille, s'emporte une source jointe à la mairie de Toulouse. Le taux de couverture, ça ne veut rien dire! Beaucoup de femmes de la région viennent accoucher dans les maternités de nos métropoles, mais elles ne vont pas faire garder leurs enfants ici... Nous avons 8280 places, pour une ville deux fois moins grosse que Marseille! » A Lille aussi, on s'étonne du palmarès brandi par la conseillère marseillaise. « Nous proposons 3550 places en tout, pour 220 000 habitants, rapporte la mairie. On essaye de construire de nouvelles places chaque année mais la pénurie est généralisée en France. Je ne pense pas que Marseille échappe au phénomène. » D'après l'Union nationale des associations familiales, il manque environ 400 000 places d'accueil pour les enfants de moins de trois ans en France. Les régions les plus touchées seraient l’Île-de-France et le pourtour méditerranéen.
Clientélisme
A la pénurie peut s'ajouter l'arbitraire. Marseille n'échappe pas au clientélisme, bien au contraire. « Ça fonctionne beaucoup au piston, affirment en choeur Yann Loric et d'autres parents interrogés. Moi, j'ai toujours refusé de l'utiliser, par principe. Mais j'ai un ami qui a fait une demande au mois de mai. Il a appelé quelqu'un. En juillet il avait une place... Je ne le blâme pas, c'est très difficile de faire autrement. » Crèches, logements sociaux, places de parking... « Il faut connaître quelqu'un pour tout, et c'est fatigant, explique Emmanuel Gras. C'est l'une des raisons qui me feraient quitter Marseille. » Michel Peraldi, anthropologue et directeur de recherche au CNRS, a co-écrit Gouverner Marseille, un ouvrage qui décrit les rouages du système politique local. Son verdict est clair : « On a transformé les services publics dus aux citoyens en privilèges, distribués de manière arbitraire et personnalisée, ce qui permet au clientélisme électoral de fonctionner à plein. » De nombreuses affaires entachent l'image de Marseille, tous bords politiques confondus. Le scandale autour de Jean-Noël Guérini, sénateur et président socialiste du Conseil général des Bouches-du-Rhône, n'est que le baobab qui cache la forêt. « La corruption et le clientélisme ne sont pas qu'une sorte de folkore propre au sud, ajoute Michel Peraldi. C'est un système politique savamment organisé, une économie du marchandage de voix. Je suis chercheur, mais je suis aussi citoyen, et moi aussi j'ai vécu tout ça. »
Repenser l'accueil en crèche
Au-delà du problème de places en crèches, de nombreux parents ayant opté pour la clandestinité expliquent l'avoir fait pour la souplesse du système. « Dans une crèche agréée, il faut payer pour cinq jours par semaine, et c'est très rigide du point de vue des horaires, déplore Yann Loric. Je suis intermittent du spectacle, et mes rythmes de travail sont variables. Ma femme et moi nous apprécions de pouvoir moduler au jour le jour. » Christophe Pinel, l'avocat de l'une des deux nounous incriminées, assure que sa cliente ne voulait pas de l'agrément, qu'elle tenait à cette organisation « à la bonne franquette » : « Bien sûr qu'il y a eu une infraction du point de vue du droit du travail, et il y aura une sanction pour ça. Ni ma cliente, ni les parents qui la soutiennent, ne contestent ce point. Mais le fond du problème reste entier : cette crèche fonctionnait « à la carte », un modèle adapté aux multiples temps partiels, aux statuts précaires, et aux CDD à répétition, une réalité pour de nombreux jeunes parents aujourd'hui. » La plupart des grandes villes de France expérimentent depuis quelques années des crèches aux horaires atypiques. Mais là encore, le nombre de places est infime comparé aux besoins. Quant aux assistantes maternelles, elles sont très courtisées dans des agglomérations comme Paris ou Marseille, et peuvent donc imposer des horaires standardisés, compatibles avec leur propre vie de famille. « Dans les familles populaires surtout, les gens bricolent, constate Morgane Turc. La voisine garde les enfants, ou les femmes s'arrêtent carrément de travailler. » Si l'école pouvait autrefois constituer une forme de soupape, le recul ces dernières années de la scolarisation de 2 à 3 ans, faute de moyens, n'a rien arrangé. Et cette fois-ci, ce ne sont pas les municipalités qui sont en cause, mais bien l’État.
Mathilde Goanec
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