Clairoix, de nos envoyés spéciaux. Ce printemps, Jacky s’est résolu à décrocher tous les cadres photos qui retraçaient les moments forts de la lutte menée par ses copains d’enfance, la lutte des « Conti ». C’est pourtant bien ici, dans son café du Bon Coin, que le combat des salariés de Clairoix s’est constitué autour de consommations au « tarif Conti ». C'est ici que les leaders syndicaux ont élaboré leur stratégie, dans ce quartier général atypique, à l’image de cette bataille des « Conti », devenue une référence dans l’histoire des luttes sociales françaises.
« Depuis celle menée par les Lips, on n’avait jamais vu ça », se souvient un ancien. Aujourd’hui, dans le café, seule l’inscription « QG Conti 2009-2010 », collée au milieu des marques de bière, témoigne de cette époque. « J’ai 60 ans, dit Jacky. Cela fait vingt-cinq ans qu’avec Valérie on tient la boutique et… » Une infime hésitation traverse le regard de cet homme affable au beau sourire communicateur, qui finit par concéder :« J’ai décroché tout ça parce que je veux vendre mon café, pas le "repère des Conti". »
Endroit propret où les clients peuvent prendre un verre sans le vacarme d’une télévision toujours allumée, le Bon Coin a retrouvé son calme mais pas totalement renoncé à accueillir les hommes et leurs moments de lutte. L’arrière-salle du café de Valérie et Jacky accueille, tous les jeudis, une réunion de sympathisants de Lutte ouvrière. Et, à voir cette poignée de militants refermer le battant vitré pour discuter, on imagine sans mal la forme que pouvaient prendre les AG des premières années des combattants de Clairoix.
À 400 mètres de là, dans un virage de cette départementale 932 qui relie la commune de Clairoix à Compiègne, la bataille a d’abord été spontanée. Elle est partie comme une traînée de poudre, en écho à cette annonce de fermeture d’un site qui, à l’époque, employait 1 100 salariés et dégageait 18 millions d’euros net de bénéfice. Entre 700 à 800 salariés ont tenu quotidiennement le piquet et le crachoir, dans l’unique objectif de faire plier une direction qui ne s’attendait sûrement pas à se voir opposer une telle résistance.« À vrai dire, s’en étonne encore aujourd’hui Christian Lahargue, on n’avait pas connu ça depuis les violents mouvements de 1994. » D’après cet ancien membre du comité d'entreprise de l’entreprise, aujourd’hui à la retraite, c’était l’époque où « la direction avait payé des nervis pour nous casser la gueule et briser la grève ».
« Pour comprendre l’ampleur de notre lutte, rebondit Pierre Sommé, il faut se rappeler que, l’année précédant l’annonce de fermeture du site par Continental, on totalisait un peu moins de 2 000 heures de grève. » Une peccadille pour une boîte de plus de 1 100 salariés, selon ce délégué Force ouvrière. La réaction spontanée a été d’autant plus surprenante que les équipes de week-end et de semaine fonctionnaient en trois-huit et ne se croisaient pas plus que cela. « Il faut dire que ce 11 mars 2009, on a pris une méchante claque, lance de sa voix franche Jean-Marc Commun. Alors que j’allais prendre mon poste d’après-midi, mon fils regarde le journal et me dit : "Papa, viens voir, ils parlent de ton usine à la télé. Ils disent qu’elle va fermer." Sur le coup, je me suis assis et je me suis dit que c’était un cauchemar. »
«Rendre coup pour coup»
Cet ex-« Conti », aujourd’hui intérimaire chez Unilever, n’avait « jamais manifesté avant cette annonce ». « C’était mon baptême du feu », dit Jean-Marc Commun. Et même s’il avoue aujourd’hui « un bilan mitigé », rien ne lui fera oublier ce jour du 19 mars 2009 où ils étaient près de 15 000 personnes, salariés, conjoints, amis et inconnus, à battre le pavé de la solidarité à Compiègne. L’émotion d’une région tout entière portait les salariés de Continental. « On était 1 100 et, hormis l’épisode de la sous-préfecture de Compiègne, sur les quatre mois qu’ont duré les premières manifs, on a toujours été bien accueillis par la population. On était même applaudis. La lutte a été un grand moment. »
Un grand moment où la spontanéité est vite encadrée. Pour gagner et, surtout, pour tenir dans la durée, il faut non seulement pouvoir « rendre coup pour coup » mais également « anticiper les décisions de la direction ». « Grâce à Roland et à son expérience, on avait toujours deux-trois options d’avance », affirme Pierre Sommé qui le dit sans détour : « Sans Roland Spzirko, jamais nous n’aurions tenu aussi longtemps. »Figure adulée par les uns, rejetée par les autres, Spzirko est l’homme qui fit plier, en son temps, les patrons de Chausson. Militant affirmé de l'organisation d'extrême gauche Lutte ouvrière, il vit et structure le conflit de Clairoix dans l’ombre du charismatique leader Xavier Mathieu. Il reste encore aujourd’hui une des pièces maîtresses du dispositif des « Conti ».
Ce jeudi 25 septembre, le parterre qui enserre l’ancienne cantine de l'usine et l’Algeco syndical est tondu de près et contraste avec les herbes folles qui commencent à parsemer le parking du site. À l’intérieur du préfabriqué, ils sont une poignée, les tempes grisonnantes, à mettre du courrier sous pli. « C’est une lettre à destination des familles concernées par le jugement en appel de mardi, explique Pierre Sommé, le seul encore présent quasi quotidiennement sur le site avec Jean-Claude Lemaître, son collègue et ami cégétiste. Nous leur donnons rendez-vous une demi-heure avant le rendu de jugement, le 30 septembre, pour rendre compte de la lutte actuelle et leur dire qu’on est encore là malgré le temps qui passe. »
À l’extérieur du préfabriqué, on discute, on jette ses mégots dans un cendrier rempli jusqu’à la gueule. Puis un monospace fait son entrée. Roland Spzirko en sort et fait le point avec les derniers membres du comité de lutte. À quelques jours de la décision de la cour d’appel d’Amiens, ce dernier vient prodiguer ses vues. Un moment off auquel nous n’avons pu assister, confiné dans le secret de l’Algeco syndical qui tient lieu de dernier vestige de la résistance.
Quelques jours plus tard, le mardi 30 septembre, les «Conti» verront justement reconnu leur bon droit. La cour d'appel d'Amiens leur donne raison, déboutant une nouvelle fois Continental quant au «motif économique» des licenciements. «Cette décision vient confirmer en tous points le jugement des prud'hommes, se réjouit Pierre Sommé. Bien évidemment que nous sommes heureux de cette
décision, même si cette victoire ne doit pas faire oublier qu'il reste près de 500 de nos camarades inscrits au chômage et que le combat doit continuer, aujourd'hui, pour eux»(lire également la boîte noire en pied d'article).
Rejet des centrales syndicales
Le rôle des syndicats, ou plutôt leur absence criante, voilà l’autre ingrédient de la « recette Conti ». « Si les syndicats étaient restés avec nous, aujourd’hui, on serait morts », attaque, sans trembler, Pierre Sommé. « On n’oublie pas que les confédérations s’étaient entendues avec le négociateur de l’État sur un accord qui signait, en fait, l’arrêt de la lutte », précise Roland Spzirko pour qui, « face aux patrons et à leurs larbins », il n’existe aucun compromis possible. « Chacun, dans la lutte, a pris conscience de la réalité du rapport de force et des connivences qui verrouillent le système, explique le militant LO. Les choses ont été très vite et j’ai vu changer les gars. Ils ont appris à répondre aux mensonges. Dans cette histoire, on a beaucoup parlé d’argent, mais ce qu’ils ont gagné, dans leur radicalité, est immatériel. On ne pourra jamais leur enlever cette conscience acquise de ce qu’ils ont été et seront toujours capables de faire. »
- Regardez Roland Spzirko ci-dessous : « Dans une lutte, on apprend en peu de temps. »
Cette « révélation de classe » tient encore aujourd’hui des hommes comme Jean-Claude Lemaître et Pierre Sommé. Il faut d’ailleurs entendre ce dernier expliquer comment il a décidé de s’investir de nouveau auprès de la fédération des parents d’élèves des écoles de ses filles « pour ruer dans les brancards », et avouer qu’il a été sollicité en mars 2014 pour figurer sur la liste de gauche de sa commune, avant de préciser qu’il a dû finalement y renoncer, « faute de temps et parce qu’(il) zappe déjà beaucoup (s)a vie de famille ».
Car si, au départ, la lutte soude, crée des liens forts, permet même de se projeter, avec le temps, ses contrecoups finissent aussi par dégrader les hommes et leurs proches. Rien que sur la première année, le comité de lutte dénombre pas moins de 180 divorces,« beaucoup de maladies déclarées et des suicides, directs ou indirects », se souvient Jean-Claude Lemaître. Comme ce collègue qui, « un samedi matin, vient me déposer son dossier à remettre à la commission de suivi. Je n’avais pas grand-chose à faire à ce moment-là, revit Christian Lahargue, alors je l’ouvre et tombe sur cette lettre en première page : "Ma chérie, tu comprendras sûrement ce geste…" Avec Jean-Claude, nous avons juste réussi à le rattraper avant qu’il ne fasse une connerie. » À la suite de cet épisode, une étude du CHSCT est confiée à la Secafi qui, sur 500 réponses retournées, a reconnu plus d’une centaine de « Conti » en état de dépression grave, accompagnée d’envies suicidaires.
Aujourd’hui, sur les 1 113 ex-salariés de Clairoix, seuls 99 ont retrouvé un emploi en CDI. 38 ont créé leur entreprise et 17 vivent tant bien que mal de missions d’intérim en CDD précaires n’excédant pas les six mois. Jean-Marc Commun a dû se relancer seul, alors que le plan de sauvegarde de l’emploi prévoyait la prise en charge du reclassement des salariés par le cabinet Altedia. Habitant la commune voisine de Longueil-Annel, ce père de famille de 52 ans, « redevenu intérimaire par la force des choses », fait partie des 28 foyers de cette municipalité communiste à avoir subi la fermeture de Continental de plein fouet.
Entré à l’usine comme cariste, et alors qu’il avait gravi tous les échelons pour devenir coordinateur-formateur au bout de 22 ans de carrière, Jean-Marc Commun fait partie de ces « Conti » qui ont décidé de jouer le jeu du reclassement. « Lors du plan de sauvegarde lancé en août 2009, je me suis inscrit à la cellule de reclassement en me disant que ce licenciement pouvait être l’occasion d’un rebond dans ma carrière », dit-il. En septembre 2009, un conseiller valide donc sa démarche. Reste à l’ancien « Conti » à trouver un centre de formation prêt à l’accueillir pour une journée de découverte des différents métiers qui y sont proposés. « Le directeur du centre de Ribécourt, qui est un ami, me donne son accord. Je me dis que les choses vont aller vite, puis, jusque début novembre, je n’ai plus aucune nouvelle », se souvient-il.
Il relance l’antenne locale d’Altedia, qui l’informe que son conseiller a été nommé ailleurs et remplacé par un autre qui ne connaît rien à son projet. « Et rebelote, en sourit-il aujourd’hui, j’ai dû remonter mon dossier avant que celui-ci puisse être examiné par la commission de validation mise en place par Continental. » Nous sommes en décembre 2009 et cette dernière accepte finalement de donner son accord au processus engagé, « si et seulement si, insiste Jean-Marc Commun, le centre de formation de Ribécourt est en mesure de me proposer une promesse d’embauche d’un an à la fin de ma formation ! Dans la conjoncture actuelle, le directeur n’a bien sûr pas pu me la garantir. Et voilà comment Altedia a géré mon reclassement, en me faisant perdre de précieux mois et toutes mes motivations de reconversion », regrette l’intérimaire. Lui aussi dit avoir tenu grâce « au soutien indéfectible » de son épouse et de son fils.
Depuis la fermeture définitive du site de Clairoix, il est bien loin le temps de cette prime de 50 000 euros, obtenue à l’arraché auprès de la direction de Continental France en octobre 2012, prime accompagnée d'un congé de mobilité de 24 mois. « Bien sûr, certains nous jalousent encore parce qu’on a touché 50 000 euros, témoigne anonymement un membre du comité de lutte. Mais c’est quoi, comparé à 33 ans de boîte ? Depuis cinq ans, nous sommes devenus des bouche-trous de l’emploi. J’ai passé Noël et le Premier de l’an à travailler comme gardien de nuit. Et cet été, j’ai eu un contrat d’un mois dans une boucherie. Alors oui, ce qu’on a vécu allait bien au-delà du combat syndical. »
Mardi 30 septembre, le combat des « Conti » va vivre un nouvel épisode. « Pourquoi on ne tourne pas la page au bout de cinq ans ? feignent de s’interroger Jean-Claude Lemaître et Pierre Sommé. Si Continental finit enfin par reconnaître que notre licenciement n’était pas économiquement motivé, tant mieux. Mais malgré les quatre jugements rendus en notre faveur depuis deux ans, ils continuent à faire appel, alors nous, on continue la lutte pour le symbole mais aussi pour les 485 copains qui sont encore inscrits à Pôle emploi et dont 55 ont déjà basculé à l’ASS (allocation de solidarité spécifique, ndlr) ou sont en passe de le faire. Ceux-là vont devoir vivre avec 483,30 € par mois. »
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