Ils ont travaillé sur la plus grosse fabrique de papier en France. Les 350 salariés du site de Stora-Enso, à Corbehem (Pas-de-Calais), ont mené une lutte sociale épuisante pour éviter le licenciement. Pris dans les chausse-trapes de l'ANI, promenés par le groupe finlandais, ils ont répondu en créant l’association Génération Ferdinand-Béghin, du nom du fondateur, pour tenter de sauver un site rentable.
Corbehem (Pas-de-Calais), de nos envoyés spéciaux.- C'est une immense usine comme on n'en fait plus, une usine tout-en-un, avec sa chaufferie, sa station d'épuration, son parc électrique, la rivière au milieu, et les villages de part et d'autre, qui prennent l'ombre des machines... Des kilomètres de tuyaux relient l'unité de transformation du bois à la papeterie proprement dite, et à la « machine 5 », cœur technologique de ce complexe industriel. C'est cette « machine 5 », qui faisait la fierté des ouvriers de ce coin du Pas-de-Calais, un monstre capable de produire 250 000 puis jusqu'à plus de 300 000 tonnes de papier magazine par an. C'est une des plus grosses machines d'Europe, implantée sur le site en 1990 à l'issue d'un chantier titanesque.
De la fenêtre du local syndical en briques qui longe l'une des voies d'accès au site, on embrasse le panorama. « Oui, c'est un beau complexe industriel, mais il n'y a plus personne dedans », lâche un militant CGT. Les 350 employés de la papeterie Stora-Enso ont reçu leur lettre de licenciement début septembre. Ils ne sont plus que 66 à pouvoir encore pénétrer sur le site. Les salariés ont contre-attaqué par la voie judiciaire: ils ont assigné leur ancien employeur devant le conseil des prud’hommes d’Arras pour dénoncer un licenciement économique « sans cause réelle et sérieuse ». Après une première audience le mois dernier, le conseil ne devrait pas se prononcer avant... février 2016 !
- Regardez ci-dessous une visite du site en compagnie de quelques salariés du groupe. En ouverture de la vidéo, une présentation de ce que représentait la fameuse « machine 5 » :
L'histoire est un classique du genre : Béghin, le célèbre sucrier, crée au début du siècle à Corbehem une usine de cartonnerie, puis une papeterie, profitant de l'eau de la rivière Scarpe, de la voie de chemin de fer toute proche mais également du bassin minier à proximité. Puis l'usine passera aux mains de l'allemand Feldmülhe, puis Stora, pour finir Stora-Enso en 1998 à l'occasion de la fusion des deux groupes. Du paternalisme industriel à la sauce Béghin au groupe mondialisé et financiarisé finlandais, le choc est évidemment brutal.
En 2006, le groupe décide déjà de licencier près de 400 personnes sur les 600 salariés, et de fermer les machines 3 et 4. Le motif annoncé est celui de la crise du papier LWC, un papier couché haut de gamme destiné à la presse magazine. La lutte sera rude, le feu brûlera jour et nuit pendant de longues semaines à l'entrée du site. Mais le plan social ira à terme, même si certains salariés sont toujours en procès avec l'entreprise pour licenciement abusif.
Moins de sept ans plus tard, rebelote. En octobre 2012, le groupe annonce une « étude de faisabilité de cession » du site de Corbehem. Mais une disposition de la loi ANI va obliger les propriétaires de sites « rentables » à chercher un repreneur... Une véritable partie de poker menteur commence donc, « laminant le moral des salariés », selon Jean-François Legrand, membre de la CGT et de l'intersyndicale. Elle va provoquer les premiers déchirements, entre ceux qui croient en une possible reprise et les partisans d'un plan social le plus généreux possible.
« En réalité, Stora-Enso n'a jamais voulu vendre, analyse aujourd'hui Pierre Georget, maire (PRG) de Vitry-en-Artois et président de la communauté de communes englobant Corbehem. Ils ont sorti une entreprise de leur chapeau, lui ont donné l'exclusivité de la négociation, pour qu’au final, les actionnaires de cette société appelée Valpaco disent, au bout d'un mois, qu'ils n'avaient absolument pas l'intention de racheter le site de Corbehem. » Contacté par Mediapart, Jean Valli, dirigeant de Valpaco, conteste cette version, assurant que son intention était bien d'étudier cette reprise mais qu'un conflit entre actionnaires a interrompu le processus (lire ses explications sous l'onglet Prolonger).
Devant le silence de la direction locale et du siège de Stora-Enso à Paris, une délégation composée d'élus locaux et de membres de l'intersyndicale part pour Helsinki, rencontrer les dirigeants du groupe. « Neuf heures d'avion pour une heure trente de rendez-vous,raconte Pierre Georget. Monsieur Kervinen [président de Stora-Enso, ndlr] m'a répété 8 à 10 fois qu'il voulait pérenniser le site et préserver l'avenir, droit dans les yeux. Pour quel résultat ? »
Comme à Florange, Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, arrive sur les lieux, en février 2014. Soit un mois après l'arrêt définitif de la machine 5, tournant en sous-régime depuis des mois, et l'annonce de la fermeture du site. C'est l'espoir qui renaît. Combatif devant les caméras, le ministre socialiste évoque une possible reprise, partageant l'effroi de voir disparaître cette incroyable machine à fabriquer du papier ainsi que les centaines d'emplois induits pour son fonctionnement. Car la région est sinistrée, elle a déjà perdu près de 50 000 emplois entre 2008 et 2014.
Les pièges de l'ANI
« Montebourg a dit qu'il allait faire plier le groupe, se souvient Jean-François Legrand.En fait, Stora a roulé tout le monde dans la farine, nous, la Région, le gouvernement. »Car il est impossible pour le géant finlandais de la papeterie d'accepter de voir s'installer un concurrent sur un territoire aussi stratégique que celui du Nord-Pas-de-Calais, à la jonction entre la France, la Belgique, le Luxembourg et le Royaume-Uni. « Montebourg le ventilateur », comme l'appelle Marcel, l'une des « grandes gueules » du conflit, finira donc lui aussi par jeter l'éponge. Et depuis septembre, le dossier est dans les mains du ministre de l'économie Emmanuel Macron.
Dans le même temps débute un Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) un peu particulier. C’est le premier de cette ampleur à s’inscrire dans le cadre de l'ANI (Accord national interprofessionnel). Du coup, l’intersyndicale du site doit essuyer les plâtres de cette loi controversée, votée sous l’ère Hollande. Dans son application, l’ANI donne in fine la possibilité à l'employeur de déposer unilatéralement un document à la Direction régionale du travail en guise de plan social et de stopper les négociations comme bon lui semble, s’il estime que ces dernières ne se déroulent pas dans de bonnes conditions.
« Au début du PSE, on avait commencé à discuter des licenciements dans l'usine, se souvient Laurent, représentant CGT, mais avec les bruits de pétards et les jets d’œufs accompagnant la décision de Stora de fermer le site de Corbehem, la direction a finalement décidé de délocaliser nos réunions. Comment dire "non" à un PSE qui se dessine sans nous avec cette menace de tout arrêter du jour au lendemain ? » Douai, Arras, Lille, la négociation s'éloigne de plus en plus de Corbehem... Elle rejoint les salons feutrés de réunions des grands hôtels, loin des salariés et de leur colère. Et malgré quelques coups d'éclat, comme le blocage d'un péage, des manifestations à Lille, Bruxelles ou le « blanchiment » de Bercy par le déversement de mètres de papier devant le ministère du budget, les « Stora » craignent non seulement de perdre leur avantage, mais aussi de faire peur à un potentiel repreneur.
En dépit de cette lutte sociale biaisée par l’ANI, les salariés, et plus encore l’intersyndicale, ne s’expliquent pas la couverture médiatique de leur conflit, quasiment nulle, mis à part un suivi régulier de la part des journaux locaux, La Voix du Nord etL'Avenir de l'Artois. « Si on avait été moins seuls, confie Marcel, cela aurait peut-être été moins dur à vivre. » Un journaliste, pourtant, n’a cessé de raconter les différentes étapes de ce combat, du premier plan de licenciement de 2006 à l’annonce faite de la fermeture de la « machine 5 », le 6 janvier 2014. Enfant du pays et témoin infatigable, Hervé Dujardin est journaliste à la radio locale Scarpe-Sensée. Depuis des mois, il archive par le son tout ce qui tourne autour des actions menées à Corbehem et ne s'explique pas vraiment cette « invisibilité médiatique ».
- Ci-dessous, un entretien avec Hervé Dujardin : « On avait des personnes ordinaires... »
Sur le plan humain, « c'est un vrai massacre », confie un délégué du personnel. Aucune communication de la part du groupe, pas de service de ressources humaines à proprement parler, et surtout ces longues journées passées dans l'usine à « ne rien faire ». On joue aux cartes, on rumine l'avenir et on tente de maintenir vivace un travail pourtant voué à la destruction. Surtout, ne pas penser à 2006 et au suicide de l’un des salariés. Hervé Dujardin se souvient : « J’ai recueilli sa parole comme celle des autres. Engagé politiquement, il croyait que ça aller se redresser, et puis... Le fait de perdre son boulot, ça abîme, vous savez. Lui, sa famille, son épouse… Et finalement, il se pend. Il faut le dire ça, que la perte de son emploi, ça tue. »
En forme de prévention et suite à l’annonce d'une première réduction de la capacité de production de la « machine 5 », le CHSCT mandate la société Secafi à la fin de l'année 2013 pour réaliser un rapport sur les possibles risques psycho-sociaux encourus. La Secafi décrit tout à la fois un « stress sévère » au sein de l'usine, une montée de l'angoisse et des troubles du sommeil, un renforcement des conduites addictives ainsi qu'une progression des conflits familiaux. Durant ces longs mois d’attente, plusieurs personnes ont des pensées suicidaires ou mortifères.
Alors que rien n’est engagé par Stora-Enso, une deuxième étude tombe en avril 2014. Le ton se durcit. Le rapport constate que les salariés, cadres comme ouvriers, sont seuls face à « l'impasse de l'arrêt machine » et de plus en plus « clivés », à tel point qu'une psychologue sera mandatée par le CHSCT pour passer une journée et demie sur le site. Si la « cinq » cesse de tourner en janvier 2014, c'est aussi pour éviter « l'accident de trop », rappelle un élu CFDT.
Pourtant, malgré ces alertes répétées, Stora-Enso fait la sourde oreille, ne respectant aucune des préconisations diligentées par le CHSCT. Le groupe décide même de faire partir les lettres de licenciements le vendredi 5 septembre, alors que les veilles de week-end sont considérées à risque dans le cas de salariés se retrouvant seuls chez eux.
Génération Ferdinand-Béghin
C'est pour éviter au maximum les angoisses et le sentiment d’abandon que les salariés décident d’anticiper l’inéluctable envoi de cette lettre de licenciement en créant, à la demande de la section CGT de l'entreprise, l'association de secours mutuel Génération Ferdinand-Béghin. Du nom de cette figure industrielle magnifiée par le temps et qui reste une référence pour tout un territoire. « Quand j'ai été embauché, mon bleu c'était Béghin Corbehem », raconte fièrement Jean Ricordeau, président de la toute jeune association. « Pour nous, c'est synonyme d'investissement et d'emplois, à la différence de Stora-Enso dont on ne souhaite aujourd'hui que salir le nom », poursuit même rageusement un autre membre.
Dans l'usine, presque tous ont adhéré, de même que certaines compagnes de papetiers, comme Christelle Fasciaux ou Anita Massart, respectivement secrétaire et trésorière de l'association.
« L'idée est de prendre soin les uns des autres, de créer – pourquoi pas ? – une mutuelle, de se soutenir, de se réunir », dit Anita Massart. Une aide collective en forme de soutien individuel qui permet de donner tout du moins un espoir, un projet à certains « Stora ». Pourtant, gérer l'après est une vraie gageure dans cette entreprise où la moyenne d’âge avoisine les 47 ans. Si certains sont encore dans le déni de la fermeture de la « machine 5 » qui annonce celle du site dans son entier, d’autres entretiennent l’espoir d’un possible repreneur.
« Avec plusieurs cadres, détaille Bruno, qui souhaite rester anonyme, aujourd'hui au chômage et membre de Génération Ferdinand-Béghin, nous avons réuni une sorte de comité d'expertise, pour montrer que malgré ce qu’affirme la direction du groupe, le site est viable. Avec la remise en route d’un vrai service commercial et le retour d'une unité de recherche et développement, dont nous avons été privés au profit d'autres sites du groupe, notre capacité de production pourrait couvrir jusqu’à 50 % des besoins français en papier magazine. Alors qu’avec sa stratégie d’étouffement à court terme, on couvrait seulement 10 % du marché ! Les imprimeries voisines préférant aller acheter leur papier en Italie...
Si les salariés peinent à lâcher le morceau, c'est aussi parce qu'ils cherchent la solution ailleurs, comme dans l'usine M-Real, à Alizay, dans l’Eure (lire ici notre précédent reportage).
Le précédent de M-Real
Alors que cette autre papeterie faisait face à une menace de fermeture de la part de son propriétaire, le conseil général de l'Eure décide de préempter l'usine en 2011, dans l’attente d’un repreneur viable. Pour ce faire, la collectivité provisionne 22,5 millions d’euros (lire ici). Jusqu’à ce que l’occasion se présente enfin. « Après l’étude de différents dossiers, c’est finalement le groupe thaïlandais Double A qui a racheté le site », raconte Franck Sailliot de la Filpac (Fédération CGT des travailleurs de l'industrie du livre, du papier et de la communication) du Nord-Pas-de-Calais. Résultat, le département de l’Eure a non seulement récupéré son investissement mais a pu conserver une bonne partie des emplois de la commune d’Alizay.
Cet exemple de M-Real entretient à la fois l’espoir d’une reprise du site de Corbehem mais aussi de celui de la papeterie Arjo Wiggings. Situé à quelque 80 km au nord de Corbehem, Arjo Wiggings fait partie des dix sites en papeterie-cartonnerie que compte encore la région Nord-Pas-de-Calais. Son propriétaire, le groupe Sequena, vient également d’annoncer son intention de fermer cette unité de 307 employés. Sauf qu’à scénario quasi identique, un élément choque les experts du dossier. Alors qu’à Corbehem, l’actionnaire principal est un groupe privé, dans le cas d’Arjo Wiggins, c’est l'État qui est majoritaire au sein d'une holding également détenue par Exor SA ou encore le groupe Allianz.
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Forts des doubles plans de sauvegarde de l’emploi vécus par leurs collègues de Corbehem, les « Arjo » ont donc pris les devants et tout misé sur la carte de la ré-industrialisation contre celle de la financiarisation.« Dans le cadre d’un PSE qui pourrait s’annoncer aussi dur que celui mené par Stora-Enso, nous avons créé une cellule de veille et mobilisé la signature de 377 élus de notre agglomération pour faire jouer d'emblée le droit de préemption, dont le vrai nom est en fait une demande d'expropriation pour cause d'utilité publique », explique Franck Sailliot, également représentant CGT à Arjo Wiggings.
« Nous n’allons pas attendre qu’on nous fasse le coup d’un éventuel repreneur pour bloquer le plan social,complète son collègue cégétiste Jean-Luc Choinet.D’autant plus qu’on a vu avec Stora que ces groupes préfèrent laisser pourrir des sites performants que de les revendre à de potentiels concurrents. » En septembre, Manuel Valls a profité d'un déplacement dans la région pour donner son feu vert à la construction du canal Seine-Nord Europe en 2017. C'est un autre chantier titanesque et l’un des ports du canal devait, à l’origine, être raccordé à la papeterie de Corbehem. Aujourd'hui, le futur canal traversera, si rien n'est fait, un territoire privé de ses usines et de ses ouvriers.
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