Auteur : Mathilde Goanec : Journaliste, correspondante en Ukraine pour les médias francophones européens
Résumé
La récente élection présidentielle ukrainienne a sonné le glas de l'époque " orange ". Viktor Iouchtchenko, président élu en 2004, a été éliminé dès le 1er tour, alors que la Premier ministre Ioulia Timochenko, ancienne égérie de Maïdan, a perdu contre le chef de l'opposition, Viktor Ianoukovitch. Le scrutin, jugé plutôt démocratique, a surtout mis en lumière le manque de stratégie à long terme et le populisme des principaux acteurs, peu diserts sur leurs solutions pour sortir le pays de la crise économique et de l'instabilité chronique dont il souffre. Sur le plan géopolitique, la victoire de Viktor Ianoukovitch signifie la reprise certaine de relations cordiales avec la Russie, sans pour autant condamner les ambitions européennes de l'Ukraine.
A l'issue du scrutin du 7 février, Viktor Ianoukovitch est devenu le 4e président ukrainien depuis l'indépendance du pays en 1991. Il a vaincu Ioulia Timochenko avec 48,95 % des votes exprimés contre 45,47 % pour la Premier ministre. Une belle revanche pour le chef de l'opposition, battu en 2004 par Viktor Iouchtchenko, au terme de la Révolution Orange. Viktor Ianoukovitch, accusé d'avoir largement manipulé les résultats des deux premiers tours en 2004, avait alors dû s'incliner au terme d'un 3e tour, chassé par une révolte populaire et colorée. Mais les batailles de pouvoir au sein de l'équipe orange, l'incapacité du duo Iouchtchenko/Timochenko à réformer en profondeur le pays, et la récente crise économique ont favorisé le retour de l'ancien paria aux affaires. Pour nombre d'experts, les résultats de cette élection présidentielle sont d'ailleurs à interpréter plus comme un vote sanction contre la Premier ministre Timochenko qu'un véritable plébiscite pour Viktor Ianoukovitch. " En 2004, c'était une vraie révolution. Il y a avait de l'émotion, les électeurs et notamment la classe moyenne votaient pour Viktor Iouchtchenko par passion ", analyse Vitali Koulik, directeur de l'Institut de recherche sur la société civile. " Cette fois-ci, ils ne croient pas plus en Ianoukovitch qu'en Timochenko. "
1.Retour sur l'élection
Pas de réelle compétition des idées
Difficile, pendant la campagne, de différencier les deux candidats sur des propositions ou des grands thèmes politiques. Nombre d'électeurs ont avoué avoir seulement choisi " le moins pire des deux ", sur des critères davantage liés à l'image qu'à l'idéologie, et donc largement influencés par une campagne médiatique omniprésente. " Si nous comparons avec les élections précédentes, c'est très différent. Avant, l'opposition n'avait aucun moyen d'avoir un accès à la télévision ou aux journaux influents ", explique Oleg Ribatchuk, ancien militant de la révolution orange. Nommé chef du secrétariat présidentiel de Viktor Iouchtchenko, il a quitté le navire dès 2006. " Aujourd'hui, cela dépend surtout de ton compte en banque ! Nous n'avons pas vu non plus cette fois-ci de manifestation massives, la campagne est devenue plus virtuelle, plus populiste aussi. Ce n'était pas une compétition des idées, '' comment sortir la crise ? '' ou '' comment positionner l'Ukraine sur la carte du monde ? '', mais plutôt des attaques personnelles entre deux adversaires ". Symbole frappant de cette absence de débat, Viktor Ianoukovitch n'a pas jugé utile d'affronter son opposante lors du débat télévisé de l'entre-deux tours. " Je pense que pour les électeurs ukrainiens, cela aurait été bien de voir les deux candidats se confronter. Car tous deux n'étaient pas réellement différents, à part dans le style, estime Nico Lange, directeur du bureau de la fondation Konrad-Adenaeur à Kiev. C'est pourquoi ces élections ne sont pas des élections-clés pour le futur de l'Ukraine, car nous n'avons pas vu dans cette campagne de vision à long terme pour le développement du pays, ce que l'on devrait attendre, selon la Constitution, du président."
Des " élections perdues " également, sur le plan des idées, pour le mouvement " Nouveau citoyen ", qui regroupe des dizaines d'ONG et intellectuels dans le pays [1]. " C'est une réponse, née au début de cette campagne présidentielle, à ce qui s'est passé il y a cinq ans, explique Oleg Ribatchuk, porte-parole de cette initiative. Nous nous sommes alors battus pour élire démocratiquement un président, les gens ont pensé que ça suffisaient et ils s'en sont lavés les mains... Mais bien sûr, cela n'a pas marché ". Le projet " Nouveau citoyen " est clair, il demande des comptes au futur président : " Nous voulons savoir ce que le président va faire, le jour d'après... Comment il va lutter contre la corruption, comment il va changer le système de santé, et nous voulons savoir quand, à quel coût, et avec quelles mesures il compte atteindre ses objectifs, explique Oleg Ribatchuk. Nous avons appris de la révolution Orange et retenu la leçon de l'élection de Viktor Iouchtchenko qui avait 52 % des suffrages en 2004, et qui a fini avec 5 % en 2010. C'est aussi une vraie leçon pour le futur président : les gens ne vont plus se contenter de belles promesses. "
Des élections jugées démocratiques selon l'OSCE
Si l'élection 2010 pêche sur le plan programmatique, un énorme progrès a pu être constaté sur le plan de la sincérité du scrutin. Loin des fraudes massives de 2004, le scrutin présidentiel a obtenu un satisfecit des observateurs internationaux sur place. Déclarées conformes aux standards européens selon l'OSCE, les élections ukrainiennes ont été, pour Assem Agov, chef de la délégation des observateurs de l'assemblée de l'OTAN, "plus démocratiques que dans bien des pays de l'ex-URSS ". Pour autant, des scandales ont émaillé la campagne, autant d'incidents qui jettent un voile sombre sur cet enthousiasme généralisé. Avec l'élection présidentielle, la corruption médiatique a pris de l'ampleur et la pratique des " djinsa " (unes, articles ou passages à la télévision payés par les hommes politiques), s'est intensifiée à un point alarmant. L'ONG Internews [2] en a d'ailleurs fait le thème de l'une de ses campagnes entre les deux scrutins, appelant à la " dignité " et la " responsabilité journalistique ". Déjà, à l'annonce des résultats du 1er tour, Heidi Tagliavini, chef de la mission d'observation de l'OSCE, avait critiqué une presse ukrainienne sous influence : "Le fait que plusieurs candidats aient eu accès à l'information parce qu'ils payaient a créé évidement une situation défavorable pour les autres. Onze candidats ont eu moins de 1 % d'accès aux médias, ce qui est un signe clair que ce n'est pas très équilibré ". Les deux candidats du 2e tour se sont particulièrement distingués par leur utilisation forcené de la sphère journalistique, à rebours de l'une des seules avancées significatives de ces cinq dernières années, attribuée au président sortant Viktor Iouchtchenko : " La supposée libérale Timochenko a aussi réintroduit des listes noires de journalistes, qui ne sont pas autorisés à assister aux conférences de presse, signale Volodymyr Yermolenko, l'un des responsables d'Internews. Les membres du Parti des régions (parti de Viktor Ianoukovitch), ce sont eux aussi fait remarquer pour leurs attaques physiques fréquentes à l'encontre des journalistes ".
Sur le plan législatif, Viktor Ianoukovitch a été également accusé de jouer avec les règles, plutôt que selon les règles. Là où le standard démocratique voudrait qu'on ne touche plus à la loi électorale un an avant le scrutin, le Parlement ukrainien, sur la demande du Parti des régions, a voté des amendements à cette loi quelques jours avant le vote. Avant le 1er tour, le parti politique de Viktor Ianoukovitch a réussi à faire passer un allègement de la procédure de vote à domicile, désormais possible sans aucun justificatif, et le rajout d'électeurs sur les listes le jour même du scrutin. Le camp de Viktor Ianoukovitch a récidivé au Parlement cinq jours avant le vote du 2e tour, en faisant voter un amendement de dernière minute à la loi électorale. Selon ce texte, le quorum des deux-tiers et la parité des deux camps dans les bureaux de vote ne sont désormais plus nécessaires pour valider les résultats. La raison affichée ? La menace de voir Ioulia Timochenko bloquer le processus électoral en demandant à ses représentants locaux de boycotter les dépouillements. Cette décision, " qui n'a pas influencé les résultats ", selon Heidi Tagliavini, a été critiquée par la communauté internationale. Sans véritablement inquiéter Ianoukovitch, dont l'un des bras droits se déclarait prêt " à changer la loi cinq minutes avant le scrutin s'il le fallait... ". Ioulia Timochenko, qui n'a toujours pas reconnue sa défaite, devrait se servir de ces failles pour contester au tribunal les résultats dans plusieurs régions, et notamment à l'est du pays, bastion de Viktor Ianoukovitch. Selon le très influent journal en ligne Ukrainska Pravda [3], la Premier ministre a assuré, lors d'une réunion de son parti, qu'elle ne reconnaîtrait " jamais la légitimité de la victoire de Ianoukovitch dans de telles élections ". Pour les députés proches d'Ioulia Timochenko, cette élection a montré " une violation de la loi ukrainienne, des pressions sur les électeurs et le déploiement d'un large arsenal de falsification par le Parti des régions ".
Enfin, difficile de ne pas mentionner l'utilisation cynique de la détresse économique d'une partie de la population lors des manifestations de soutien soi-disant " populaire " des candidats. Dans chaque meeting, des centaines d'étudiants ou retraités sans le sou avouaient être payés quelques dizaines de hryvnias pour faire le porte-drapeau ou manifester dans le froid. Un vrai business, qui montre aussi la fragilité de la démocratie à l'ukrainienne. Viktor Ianoukovitch s'est particulièrement illustré, en postant ses troupes (partiellement payées) devant la Commission électorale centrale, en plein scrutin du 2e tour et les jours qui ont suivi. Pour Nico Lange, il ne faut pas sous-estimer les dégâts symboliques qu'implique ce genre de procédés : " En clair, cela véhicule l'idée que les manifestations sont toujours des moments où vous payez des gens, qui deviennent vos instruments. Cela discrédite l'idée de véritables protestations publiques et l'expression démocratique. " Signe de la désillusion des électeurs, convaincus désormais que tout s'achète, on a également vu fleurir des propositions d'électeurs proposant leur voix au plus offrant, dans les journaux et sur internet.
Les résultats de ce scrutin révèlent une carte d'Ukraine toujours divisée
Si les résultats définitifs entre les deux candidats au 2e tour ne montrent qu'un écart de 3,5% à l'avantage de Viktor Ianoukovitch, et laisse imaginer un scrutin plutôt serré et équilibré, un coup d'oeil sur la carte de la répartition géographique des voix révèle un vote beaucoup plus polarisé, au niveau régional, entre les électorats des deux présidentiables. L'Ukraine a voté en deux blocs assez homogènes: à l'Ouest, au Nord et dans la région de Kiev, Ioulia Timochenko s'impose avec des écarts assez nets, de +10% en Transcarpathie, à +81% dans l'oblast d'Ivano-Frankivsk, bastion des ukrainiens nationalistes (la Premier ministre y récolte 88,89% des voix). Viktor Ianoukovitch l'emporte, comme en 2004, avec des scores plébiscitaires dans sa région de Donetsk (90,44%), à Lugansk (88,96%), en Crimée et sur toute la moitié Sud de l'Ukraine jusqu'à Odessa. La ligne de démarcation se situe au sud et à l'est des oblasts de Poltava et Kirovograd, deux des cinq rares régions " tampons " où l'écart entre les deux candidats n'excède pas 15%.
Au total, Ioulia Timochenko l'emporte dans 17 régions, contre 10 pour Ianoukovitch. Mais le nouveau président est élu avec une avance de plus de 900 000 voix, car il a fait le plein dans des régions très industrielles, urbanisées et peuplées de l'Est et du centre de l'Ukraine. La citadelle du vote bleu reste l'oblast de Donetsk, où 90% des votes rapportent 2,4 millions de voix à Ianoukovitch, alors qu'à Ivano-Frankivsk, Ioulia Timochenko et ses 88,89% ne représentent " seulement " que 730 000 électeurs. Le poids démographique des régions acquises à Ianoukovitch fait la différence. La participation du 2e tour, 69,15%, culmine dans les régions les plus marquées, Lviv et Ivano-Frankivsk pour Timochenko à l'Ouest, Donetsk et Lougansk à l'Est : dans chacune de ces régions, 75% des électeurs enregistrés se sont rendus aux urnes.