Troisième volet du reportage de Mathilde Goanec, envoyée spéciale au Spitzberg
Dans son livre sur le célèbre botaniste russe Nikolaï Vavilov, l'Américain Gary Paul Nabhan raconte cette anecdote: l'évacuation dans le plus grand secret, avant l'arrivée de l'armée allemande en 1941, des deux joyaux de Saint-Pétersbourg: la collection de tableaux du musée de l'Ermitage, et celle, moins célèbre, de milliers de graines stockées à l'Institut de recherche sur les plantes par Vavilov et son équipe. L'ethnobiologiste Gary Paul Nabhan nous rappelle, avec cette histoire, à quel point les semences constituent pour qui se les approprie un véritable trésor.
Presque tous les débats autour de la banque de semences du Svalbard tournent donc autour de cette interrogation: qui a la main sur les graines collectées, et pour quel usage? Officiellement, toutes les semences entreposées au Svalbard restent la propriété des banques nationales ou des instituts de recherche qui les envoient, et aucun travail de recherche, qu'il soit public ou privé, ne peut avoir lieu sur place. Pour autant, un certain nombre de signaux inquiètent les partisans d'une agriculture non soumise au brevet et accessible à tous, petits paysans comme grands semenciers. La construction de la banque en elle-même ainsi que sa gestion sont assurées en totalité par le gouvernement norvégien avec le concours de la Banque génétique nordique. Mais l'acheminement des graines est financé par le Global crop diversity trust, le fonds mondial pour la diversité des cultures, un consortium public-privé, dont la mission est d'offrir «un financement durable et complet pour la conservation des graines-clés de l'alimentation, pour l'éternité». Cet organisme a été créé conjointement en 2006 par la FAO et le CGIAR, Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale. Pour boucler son budget, qui s'élève aujourd'hui à plus de 218 millions de dollars, le fonds a fait appel aux Etats, notamment la Norvège, les Etats-Unis, l'Australie ou encore la Suède, qui assurent environ 70% du financement.
Mais c'est du côté des donateurs privés que naît la controverse. Sur les entreprises collaborant à cette initiative, on retrouve les sociétés Syngenta AG et Dupont-Pioneer Hi bred, qui possèdent à elles seules 25% des semences commercialisées dans le monde et font partie des leaders dans le domaine des biotechnologies et des plantes génétiquement modifiées, selon le Centre pour la sécurité alimentaire, une ONG américaine. Chacune a versé l'obole d'un million de dollars pour le fonctionnement de la réserve. Syngenta est également représenté, à hauteur de 246.000 dollars, via sa fondation, en compagnie d'autres grands noms de la philanthropie américaine, la fondation Rockefeller, la Lilian Goldman Charitable trust, mais aussi et surtout la Fondation Bill et Melinda Gates, qui a versé près de 30 millions de dollars pour l'acheminement de graines vers Svalbard. A ce titre, le magnat de l'informatique est le premier financier, tous domaines confondus, de la réserve mondiale de semences du Svalbard.
Vers une nouvelle révolution verte
Des graines dans la banque du Spitzberg
Cette implication large de la Fondation Bill et Melinda Gates dans la plus grande banque de semences du monde est loin d'être un hasard. En 2006, l'idée d'une nouvelle révolution verte est lancée publiquement par l'ancien représentant des Nations unies, Kofi Annan, notamment pour aider au développement agricole de l'Afrique. Ce mouvement fait référence à la première révolution verte, portée par les nouveaux philanthropes et stars du capitalisme américain des années 1950, Ford et Rockefeller en tête. A l'époque, la priorité était de développer des variétés de céréales à hauts rendements, soutenues par des produits phytosanitaires modernes (engrais et pesticides). Malgré des résultats en termes d'accroissement de la production, l'impact social, politique et écologique de ces transformations a sérieusement terni au fil des ans cette « révolution agricole ».
Parmi les structures héritées de cette période figure le CGIAR, réseau d'instituts de recherche largement financés par les grands semenciers et producteurs de biotechnologies. Le milieu des années 2000 voit un autre acteur, à la fortune colossale, entrer en scène. La Fondation Bill Gates, autrefois dédiée exclusivement à des programmes de santé et d'éducation, lance, conjointement avec la Fondation Rockefeller, l'Agra (Alliance for a green revolution in Africa). 400 millions de dollars sont investis pour développer la sphère agricole du continent africain.
Derrière Gates, Monsanto
La même année, la Fondation, via sa structure d'investissements, achète pour 23 millions de dollars des milliers d'actions de la société Monsanto, célèbre multinationale, qui commercialise des semences conventionnelles mais également toute une gamme de produits issus de la biotechnologie, des pesticides aux OGM. Outre les liens financiers, la Fondation Gates et l'entreprise Monsanto pratiquent allègrement le « revolving door », ces fameux va-et-vient de dirigeants entre les sphères publique, semi-publique et privée. Rob Horsch, ancien vice-président de Monsanto, a notamment été recruté en 2006 comme chef des opérations internationales pour la Fondation Bill et Melinda Gates et il est l'un des artisans de l'Agra.
La « nouvelle révolution verte » est donc portée par différents acteurs, chercheurs, capitaines d'industries, philanthropes, mais également pouvoirs publics (Usaid, bras armé des Etats-Unis pour leurs programmes d'aide au développement dans le monde, est partenaire des opérations de l'Agra). Le but avoué est bien de moderniser l'agriculture africaine, et par extension des pays du tiers-monde. Dans ce cadre, et même si l'on parle plus volontiers de « semences améliorées » dans les discours officiels, l'utilisation des OGM n'est pas exclue, comme en témoignent les efforts de l'Usaid, associé aux multinationales, ces dernières années pour assouplir les réglementations des pays africains concernant les biotechnologies, faute de pouvoir s'implanter sur le marché européen.
La Biosafety Africa, association africaine pour la sécurité alimentaire, rappelle comme exemple également cette campagne de la société Monsanto qui a permis la distribution à la fin des années 1990 de « combi-packs » aux petits paysans africains, contenant des fertilisants, des herbicides et... quelques semences de son maïs Yieldgard, génétiquement modifié et breveté. En outre, de nombreux projets financés par la Fondation Bill et Melinda Gates en Afrique ont comme sous-traitant Monsanto (1).
Tous ces partenaires se retrouvent donc dans le financement de la réserve mondiale du Svalbard (les multinationales, mais également Usaid ou le CGIAR), même si peu communiquent sur le sujet. Aucune société n'a souhaité expliquer précisément à Mediapart les raisons de cette aide, outre le fait de vouloir « participer à la conservation des ressources génétiques », selon le porte-parole en France de Syngenta. A la Fondation Bill et Melinda Gates, le service de presse ne tient pas à développer la nature de ses liens avec Monsanto, mais rappelle que, depuis 2007, elle aide à la protection de 21 semences spécifiques, telles que le sorgho, le millet ou le maïs, indispensables aux petits producteurs africains, en finançant des centres de recherches et en sponsorisant des banques nationales de graines. « Une partie de ces financements va à l'acheminement de semences vers Svalbard, que nous considérons comme un simple système de sauvegarde », rappellent encore les communicants.
Schizophrénie
Pour certains chercheurs, la présence directe ou indirecte des leaders des biotechnologies dans le projet de conservation des graines au Svalbard conduit à une dangereuse confusion des genres, voire à une forme de schizophrénie. « Ces compagnies ne sont pas les championnes de l'altruisme et elles ont participé à la destruction de la diversité depuis des décennies à travers la recherche sur la génétique des plantes, relevait ainsi Andrew Kimbrell, directeur du Centre pour la sécurité alimentaire, sur son site en début d'année. Cela nous semble évident que ces sociétés voient dans Svalbard une occasion de gagner un contrôle accru sur la sphère de la génétique des plantes, en étant capables d'utiliser cette banque de graines comme une ressource pour créer des semences hybrides ou génétiquement modifiées. »
Pierre-Henri Gouyon, biologiste spécialisé en génétique au Muséum d'histoire naturelle, ne croit pas lui non plus à une étanchéité absolue entre la banque du Svalbard et le monde économique. « C'est plus qu'un simple outil marketing. Je pense qu'il y a des gens, notamment chez Bill Gates, qui sont convaincus que, pour améliorer la productivité agricole, il faut industrialiser l'agriculture par des méthodes du type Monsanto. Mais ils savent bien qu'un jour ou l'autre, il y aura des problèmes parce qu'ils sont en train de mettre à terre la diversité. Ils tentent donc de mettre ce qu'ils peuvent de côté. »
Les promoteurs du Svalbard assurent que seuls les chercheurs assermentés ont accès aux banques de graines du monde entier, le site ne faisant pas exception. « Bill Gates n'a pas les clés du Svalbard et ne les aura jamais, il en va de l'intégrité de la Norvège, maître des lieux», rappelle Roland Von Bothmer, scientifique en charge de la gestion de la réserve du Svalbard. Pierre-Henri Gouyon, lui, balaie cet argument d'un revers de la main. « Cela fait belle lurette qu'il n'y a plus de différences entre les instituts de recherche publics et les boîtes privées, estime-t-il. Au Canada, où j'ai voulu travailler sur le soja transgénique, je n'ai pas pu trouver un seul laboratoire indépendant, ils sont tous subventionnés par Monsanto. Au Mexique, pareil. Et une entreprise de cette taille a une puissance de feu infiniment plus grande sur ces questions-là que l'ensemble de la sphère publique américaine. Le statut actuel n'a donc aucune importance. Le jour arrivera où l'on aura vraiment besoin d'aller chercher de la biodiversité quelque part et qu'il n'y en aura plus ailleurs que dans les banques de graines. Ce jour-là, refusera-t-on à Monsanto l'accès à cette banque ? Si les multinationales approvisionnent en semences la moitié des agriculteurs mondiaux, pourra-t-on vraiment leur dire non ? Selon moi, c'est clairement un investissement sur l'avenir. »
Dans les statuts de la réserve, il n'est d'ailleurs pas exclu que des semences OGM y soient un jour conservées, même si la loi norvégienne l'interdit pour le moment : « S'il apparaît dans le futur que des modifications nécessaires sont à effectuer dans l'accès, y compris des semences génétiquement modifiées, afin de remplir les objectifs de la réserve, la Norvège pourrait revoir sa politique et son règlement en la matière et considérer la façon d'améliorer le système », lit-on sur le site internet de la réserve...
A suivre : Les banques de graines face à la biodiversité cultivée.