Quatrième et dernier volet du reportage de Mathilde Goanec, envoyée spéciale au Spitzberg
Outre la critique du financement de la réserve mondiale de semences du Svalbard (lire notre précédent article), un débat virulent oppose les défenseurs de la conservation de la biodiversité alimentaire in situ, dans les champs, et les partisans de la conservation hors-sol. Dans ce cadre, Svalbard, la « banque des banques de graines », fait office de symbole et cristallise les mécontentements.
L'Américain Gary-Paul Nabhan, auteur du livre sur le biologiste russe Vavilov, est également connu pour être le père du mouvement « Slow Food » aux États-Unis. C'est aussi un biologiste réputé, conseiller ponctuel de la FAO, et il se souvient des intentions qui ont présidé à la création de la réserve du Svalbard: « Je connais bien Cary Fowler (responsable du Fonds mondial pour la diversité des cultures - ndlr), nous nous sommes rencontrés lors d'un colloque sur la conservation en 1989. Je crois que lui, et les autres scientifiques qui ont travaillé sur Svalbard, sont sincères dans leurs intentions. Ils croient vraiment en la nécessité d'un système de sauvegarde de la diversité, et je ne les critiquerai pas en tant que personnes. Mais les fermiers ont tout autant besoin de soutien et d'argent que les banques de graines ! »
Joint dans sa ferme de l'Arizona, où il passe le plus clair de son temps à travailler sur la conservation de variétés anciennes, le scientifique américain se désole que les petits agriculteurs aient été mis de côté dans les projets de sauvegarde de la biodiversité développés par les grands philanthropes internationaux. « J'aurais espéré que la communauté paysanne eût elle-même créé cette banque de graines, pour son usage propre et pour favoriser les échanges sur le terrain, fait valoir Gary-Paul Nabhan. Mais c'est toujours au bénéfice des chercheurs ou des semenciers, et non des paysans, que ces banques existent ! On rate ainsi l'essentiel: en ces temps de changements climatiques et agronomiques très rapides, les fermiers ont besoin de toute la diversité de semences possible dans les champs, pas dans des coffres-forts ! »
Comme le démontrent dans un article Christophe Bonneuil, historien des sciences au CNRS et Marianna Fenzi, doctorante (1), la multiplication des banques de graines dans le monde n'est que le corollaire d'une vision « ressourciste » de la nature, qui s'est développée au début du XXe siècle : la notion de biodiversité est alors assimilée à une sorte d'immense panel de gènes, qu'il convient de conserver et de protéger.
« La plante est vue comme une “machinerie” à optimiser en vue d’une ambitieuse modernisation de l’agriculture nationale, analysent les auteurs. Les généticiens et sélectionneurs sont les ingénieurs de cette machinerie. Pour ce faire, il convient de financer toute une palette de savoirs et de techniques de collecte et de conservation en “banques” ex-situ, éloignées des centres d’origine qui manqueraient de l’expertise et des moyens nécessaires. »
Toujours selon Bonneuil et Fenzi, les communautés paysannes deviennent dans ce cadre de « simples usagers des innovations », et ne sont plus dès lors considérées comme les artisans de la biodiversité. Au final, on obtient une biodiversité hors-sol, déconnectée des écosystèmes dans lesquels elle s'inscrit, et que dénonce également Gary-Paul Nabhan.
Agriculture verrouillée
« Le peu que l'on sait sur la biodiversité, c'est qu'elle se gère de facon dynamique, rappelle Pierre-Henri Gouyon, chercheur en génétique au Muséum d'histoire naturelle. Dans la nature, et c'est normal, il y a constamment des extinctions et de nouvelles variétés qui apparaissent, à condition qu'elles soient en contact les unes avec les autres. Et jusqu'à 1860, nous avions une très grande biodiversité dans l'agriculture. » Mais, dans cette période, la différenciation entre le métier de semencier et celui du paysan se consolide peu à peu.
« A partir de là, on s'est rendu compte qu'il y avait une réelle baisse de la diversité, qui n'a cessé d'empirer. Car les semenciers ne peuvent pas, même avec la meilleure volonté du monde, conserver une dynamique telle que celle pratiquée artisanalement auparavant. Face à ce constant, deux écoles rivales se sont alors fait face : ceux qui veulent tout mettre dans des frigos, et ceux qui pensent qu'il faut remettre en œuvre des systèmes dynamiques in situ. »
Roland Von Bothmer, au Svalbard, ne dit pas autre chose : « La meilleure façon de préserver les semences est de les utiliser. Plus on les utilise, plus elles prennent de la valeur. Donc je comprends cette critique faite aux banques de graines et à notre réserve mondiale en particulier. Mais je reste persuadé que nous avons besoin des banques de conservation pour avoir un accès facile au matériel génétique pour la sélection des plantes. Il est impossible de conserver toute cette variété sur le terrain. » Surtout, la logique actuellement en place est loin de favoriser la méthode in situ, qui impliquerait de revenir à une « sélection participative », réintégrerait les semences paysannes dans le circuit, et favoriserait à nouveau les échanges entre paysans.
Or, s'il est possible en France, par exemple, de ressemer et de cultiver ses propres graines, il est interdit de les échanger avec un autre agriculteur. Cet accès limité aux semences s'est encore compliqué avec l'introduction de brevets, sans même parler d'une agriculture OGM, encore plus verrouillée.
Centralisant les collections mondiales des centaines de banques de graines actuellement en exercice (nationales ou rattachées à des instituts de recherche), la réserve du Svalbard pose aussi la question de l'échelon le plus adapté à la conservation des semences. C'est d'ailleurs sur ce point que Jean-Marie Prosperi, chercheur à l'Inra (2), globalement plutôt positif sur le projet, met en garde : « Cela ne peut être un dispositif clos, où l'on attendrait 1000 ans avant d'ouvrir la porte... Les cultures doivent être en interaction avec leur environnement. Dans les banques de graines classiques, les responsables sont obligés de ressortir régulièrement le matériel pour le remettre en terre, afin de régénérer les semences et tester leur efficacité. » A priori, tous les dix ans.
« Ne pas pouvoir faire ça sur place au Svalbard va selon moi poser d'énormes problèmes, estime de son côté Pierre-Henri Gouyon. Une grande partie des graines, testées dans les banques d'origine, ne seront pas renvoyées et le stock entreposé au Svalbard va rapidement perdre sa valeur. »
C'est aussi l'un des premiers défauts soulevés dans son rapport par Andrew Kimbrell, directeur du Centre américain pour la sécurité alimentaire, qui se souvient du scandale autour de la mauvaise gestion de la banque de sauvegarde américaine de Fort Collins, dans les années 1980 aux États-Unis: « Depuis cette expérience, j'ai appris que voir en grand n'est définitivement pas le bon échelon pour une bonne conservation des semences. Et s'il est malgré tout nécessaire de conserver en dehors des sols, on doit tenter de privilégier l'échelon le plus local possible. Dans ce sens, nous ne pouvons être que préoccupés par la réserve du Svalbard. »
Pour contredire ces affirmations, le Fonds mondial pour la diversité des cultures, en charge de l'acheminement des graines vers Svalbard notamment pour les pays en voie de développement, va devoir déployer une logistique sans précédent et surtout dégager des financements sur le très long terme. Un effort qui ne peut être consenti qu'avec une implication soutenue du secteur privé, pourtant largement décriée.
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