Cet espace est le relais de nos publications et de notre travail, en France comme à l'étranger. Vous y trouverez les thèmes qui nous sont chers, et notamment la poursuite de l'analyse des mouvements politiques et sociaux à l'est, mais également des reportages et des enquêtes, reportages et interview menées en France.
A propos des auteurs :
Mathilde Goanec, 30 ans, est journaliste indépendante, spécialiste de l'espace post-soviétique. Elle a vécu et travaillé en Asie centrale puis en Ukraine où elle a été correspondante pendant quatre ans de Libération, Ouest-France, Le Temps et Le Soir et collaboré avec Géo, Terra Eco, et coréalisé des reportages pour RFI.
Basée aujourd'hui à Paris, elle collabore avec Regards, le Monde diplomatique, Médiapart, Tank... Elle est également responsable rédactrice en chef du site Alimentation générale, la plateforme des cultures du goût. Ses thèmes de prédilection sont l'ex-URSS, l'Europe, les questions sanitaires et sociales, humanitaires, agricoles et alimentaires.
Camille Magnard, 31 ans, est journaliste indépendant. Il collabore actuellement avec Radio-France, sur le réseau national et local, en tant que reporter et présentateur.
Il est également l'auteur de plusieurs carnets de route et reportages longs formats pour France Culture, RFI et la Radio suisse romande.
Il est le lauréat 2011 du prix Louise Weiss, récompensant le journalisme européen.
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Interview - Face à la financiarisation du secteur minier mondial, le chercheur William Sacher s'avoue sceptique quant à la capacité de la France à développer un autre modèle.
Universitaire en Equateur et doctorant en économie du développement, le chercheur français William Sacher a publié en 2012, avec le Québécois Alain Deneault, Paradis sous terre (Rue de l’Echiquier, 2012), un livre qui critique férocement le modèle minier canadien. Leur ouvrage précédent, Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique (Ecosociété, 2008), a été retiré de la vente en 2011 sur la pression de l’industrie minière.
Terra eco : A votre avis, pourquoi la France se tourne-t-elle à nouveau vers la mine ?
William Sacher : Il y a bien sûr cette volonté de « nationalisme des ressources », produire davantage en Europe et s’assurer le contrôle sur certains producteurs dans les pays du Sud. Mais pour l’or, la crise économique globalisée que nous vivons depuis 2008, avec un retour vers des valeurs refuges, joue aussi un rôle. Depuis 2000, on est sur une pente ascendante des activités spéculatives. Des projets d’exploration, il y en a donc pléthore. Mais un sur 500 seulement va aboutir à une extraction effective. Cet emballement spéculatif sur le simple fait de posséder des droits via une concession minière suffit à engranger des bénéfices sur les bourses de Sydney ou de Toronto. On va spéculer autant sur les sites miniers que sur les annonces politiques, et l’annonce d’un nouveau code minier français, plus attractif, fait partie de ce processus.
Comment se structure le marché aujourd’hui ?
Il y a une division du travail assez nette. L’exploration des nouveaux territoires et des nouveaux gisements est une tâche réservée aux entreprises « juniors », de petite taille, qui ne génèrent des bénéfices que grâce à la spéculation boursière sur leurs résultats. Ce sont les conquistadors modernes, ceux qui vont défricher le terrain, qu’il soit minier, politique ou réglementaire. Ils ont donc un savoir-faire dans leur capacité à imposer un projet minier et à faire taire la résistance des communautés. Ils livrent ainsi des projets clés en main aux « majors » quand il y a une disponibilité technique, mais aussi sociale et politique.
Quelle est l’influence des cours des matières minérales sur l’activité ?
Les gisements sont généralement considérés comme « a-historiques » : en gros, ils n’attendraient que nous pour être exploités. Mais ce n’est pas ça du tout. C’est une conjonction de facteurs où l’anomalie géologique est importante, mais également les facteurs financier, culturel, social, politique, structurel. Tout ceci va conditionner un territoire à devenir un gisement. Du coup, si les cours se cassent la figure, ce que l’on considère aujourd’hui comme un gisement ne le sera plus demain.
Le Canada a une forte activité minière à l’intérieur de ses frontières, mais surtout dans le reste du monde. Vous êtes très critique sur ce modèle…
On parle bien souvent de « double standard » à propos du Canada minier. En gros, ce pays pratiquerait, via des compagnies privées dans le Sud, ce qu’il n’autorise pas chez lui. Mais l’examen en détail montre que ces différences sont en fait minimes. Aujourd’hui, au Canada aussi, les pouvoirs publics se retrouvent aux prises avec des mines fermées et leurs déchets abandonnés par les industriels, ce qui coûte des milliards de dollars en nettoyage. L’industrie minière canadienne a généré des catastrophes environnementales et humaines : ruptures de barrages, déplacements forcés de populations, fuites radioactives… L’implantation au Sud, ce n’est pas la recherche de standards plus faibles, c’est la généralisation du modèle canadien. Et ce modèle est bien sûr plébiscité par l’industrie. Les législations de certaines provinces canadiennes sont régulièrement citées comme étant les plus attractives au monde. Et il y a une volonté de généraliser ce cadre légal au reste de la planète. C’est ce qui a été fait en Afrique, en Asie, en Amérique latine.
En France aussi ?
La législation doit être attractive du point de vue de l’industrie minière, sinon celle-ci n’y viendra pas ! On ne parle pas seulement de la question des redevances, de l’imposition, mais aussi du cadre légal de la gestion de la protestation sociale. Comme, par exemple, ces mécanismes pseudo-juridiques d’audiences publiques où sont conviées les sociétés minières et la société civile. C’est démocratique, mais à l’avantage de la société minière, car elle est toujours ultrapréparée. Les citoyens doivent, eux, se préparer en quatrième vitesse. Et ceux qui tranchent – les instances gouvernementales – sont en général acquis au projet. C’est un mécanisme biaisé, basé sur le modèle de la « bonne gouvernance ». On désamorce en provoquant le débat, mais tout le monde n’a pas les mêmes armes.
(Légende : Jérôme Gouin à Montrevault, dans le Maine-et-Loire. Crédit photo : Mathilde Goanec)
Reportage - Titulaire d'un permis minier sur une trentaine de communes entre Nantes et Angers, la société Variscan mène des recherches depuis l'été 2014. Une exploration qu’habitants et élus voient plutôt d'un bon œil… pour l'instant.
L’exploration du potentiel d’une mine est loin d’être spectaculaire. Ça se résume même à un homme et un camion, en ce jour d’automne un peu gris. Jérôme Gouin, ingénieur pour la société Variscan, mène les recherches pour le permis exclusif de recherches (PER) minier dit de « Saint-Pierre » depuis le mois de juillet 2014 dans le Maine-et-Loire. Dans les 33 communes concernées, aidé par des contractuels ou des stagiaires, il étudie les archives géologiques départementales, observe les filons de quartz, sonde le sol pour en connaître la composition chimique exacte… Le carottage devrait commencer tout prochainement, ainsi que les calculs aéroportés, pour estimer ce qui se trouve peut-être loin, très loin, à près d’un kilomètre sous nos pieds.
Si la société Variscan a choisi cette zone autour des villages de Saint-Pierre-Montlimart et Montrevault, ce n’est pas par hasard. Il y a déjà eu une mine d’or ici, de 1904 à 1952. La concession de la Bellière a livré à l’époque dix tonnes d’or et deux d’argent. Puis la mine a fermé, la faute à la raréfaction de la ressource et à des cours trop bas par rapport au coût de l’extraction.« La zone a été exploitée à l’époque sur 1,5 kilomètre et assez peu profondément. Nous, on veut voir si ça continue. Et si oui, s’agit-il d’un filon ou d’un ensemble de filons ? » Jérôme Gouin est prudent. Il sait que, dans un projet minier, un mot de trop peut provoquer l’emballement ou la peur.
Alors l’ingénieur explique, patient, comment les employés de Variscan font des petits trous dans les prairies alentour, à 20 cm, puis à 1 m 20 de profondeur. Que tout le monde prend bien soin de remettre la terre en place, « pour éviter que les vaches ne tombent », et qu’une partie des données issues de ces prélèvements est mise à disposition du public. « Il me semble que cette société fait le maximum pour tenir informés les élus, les agriculteurs et les citoyens en général,remarque Joseph Marsault, maire de Montrevault. Peut-être parce qu’ailleurs ils se sont brûlés les doigts. »
Le précédent sarthois
Le premier permis obtenu par la société Variscan, en juin 2013, concernait une quinzaine de communes sur près de 200 km autour de Rouez, dans la Sarthe. Mais là-bas, rien ne s’est passé comme prévu : une partie des habitants s’est constituée en association et a réclamé que les déchets de l’ancienne mine de cuivre locale, fermée à la fin des années 1980, soient d’abord débarrassés. Or, c’est Total qui est le détenteur de la concession où sont stockés les déchets. De cet imbroglio, les adhérents de l’association Rouez Environnement ont fait un argument pour bloquer la route aux prélèvements menés par Variscan dans la zone.
Depuis, Patrick Lebret, l’un des géologues de Variscan, ne décolère pas : « Localement, l’objectif est de refuser en bloc. Et donc tous les procès d’intention sont bons. C’est la même réaction que lorsque l’on veut implanter un HLM à Neuilly… Ce sont des gens nantis qui refusent d’être dérangés, voilà tout ! » Maurice Gorges, président de Rouez Environnement, est certes retraité, mais réplique qu’il a fait sa carrière dans le secteur privé et qu’il est tout sauf « un écolo jusqu’au-boutiste ! ». « Mais à chaque fois qu’on tire une ficelle, on trouve un os ! Sur le nombre d’emplois promis, sur la cartographie, le périmètre du permis, le montage de Variscan… Ils nous ont pris pour des petits et ils ont été surpris ! » Les opérations à Rouez sont, depuis cette passe d’armes, plus ou moins suspendues.
Le Maine-et-Loire plutôt partant… pour l’instant
Afin d’éviter pareil fiasco dans le Maine-et-Loire, Variscan a pris les devants et s’est adjoint les conseils du Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE) Loire-Anjou. Payé 3 000 euros pour aider à « animer le débat en local », le centre a organisé plusieurs rencontres sur le déroulement du PER. « On ne s’est pas sentis piégés, assure Olivier Gabory, le directeur de la structure associative qui a déjà mené pareille opération avant l’implantation d’éoliennes sur le territoire. Ce qui m’afflige le plus, c’est le manque de débat et les invectives gratuites. »
Raphaël Réthoré a participé à toutes ces réunions publiques et lit avec attention les rapports d’étape publiés par le CPIE. Enseignant en sciences naturelles à la retraite, l’homme est un passionné de minéralogie, bon spécialiste de la composition du sol local. « Je suis pour qu’ils explorent, car j’ai bien envie de savoir ce qu’ils vont trouver. Et puis, en réunion, ils arrivent à répondre, même face à un écolo pur et dur qui les a pas mal tarabiscotés…. » Rassuré donc ?« Pas vraiment. » Raphaël Réthoré, malgré sa cave remplie de minéraux multicolores, ne croit pas à la suite, c’est-à-dire à un véritable développement économique avec son chapelet d’emplois, idée vendue par Variscan. Il se méfie aussi des discours sur la « faible emprise »environnementale de l’hypothétique future mine. « Autour du ruisseau de la Bellière, pendant longtemps, il n’y a eu ni végétation ni vie animale. Et les ramasseurs de champignons, ils préfèrent ne pas aller dans ce coin-là… Moi, une mine propre, j’y crois pas. Ils disent que tout se passera en sous-terrain, mais alors, comment contrôler ? J’ai aussi des doutes sur l’extraction de l’or avec d’autres méthodes que le cyanure. Mais les gens, tant qu’on ne fait pas de trous chez eux, ils ne s’y intéressent pas. »
Pourtant l’accueil est plutôt favorable. « Ici, les gens n’ont pas une mauvaise image de l’exploitation minière », confirme Jérôme Gouin. Dans ce coin des Mauges, archipel de villages entre la Loire et la campagne choletaise, la mine d’or a dans le passé permis l’installation de tout un tissu industriel, qui assure encore aujourd’hui près de 3 000 emplois. « Pour les gens d’ici, un paysage est beau s’il est productif, constate Olivier Gabory. On est des besogneux. » La mine, ceci dit, n’est pas pour demain. Et les discours de Variscan sur les conditions de l’exploitation sont tout aussi hypothétiques, compte tenu du fonctionnement de l’industrie minière et de la division du travail entre entreprises « juniors » et « majors ». « L’exploitation, on l’envisage pour informer les gens, confirme Jérôme Gouin. Mais pour le moment, on n’en a pas la compétence. Et ce n’est pas notre responsabilité. »
Enquête - En 2012, le ministre Arnaud Montebourg avait fait du retour à la terre un axe du redressement productif national. Depuis, plusieurs permis de recherche ont été attribués. Mais la recette de la mine responsable est toujours à inventer.
Que ce soit bien clair : cet article ne parlera pas de gaz de schiste (ou presque). Ni de pétrole. Car un autre sujet agite ceux qui cherchent sous nos pieds la clé de la relance économique. Depuis 2012, dix demandes de permis exclusif de recherche (PER) miniers ont été déposées par des sociétés privées. Quatre ont pour le moment été accordés par le ministère du Redressement productif, et les six autres sont en cours d’instruction. Un PER, c’est l’autorisation d’explorer, pendant cinq ans (une durée renouvelable), une zone dont on suppose qu’elle recèle des substances minérales intéressantes, par exemple le cuivre, le zinc, le plomb, l’or ou l’argent, mais aussi des métaux stratégiques, comme le tungstène, le germanium, l’antimoine ou le tantale, dont l’industrie high-tech est friande. Le PER est la première étape avant le permis d’exploiter, avant donc d’ouvrir une mine.
La France semblait pourtant avoir fait une croix sur son sous-sol, du moins métropolitain. Les mines ont fermé les unes après les autres dans le pays au cours de la deuxième moitié du XXesiècle, car jugées peu rentables à cause de la chute des cours, et de moins en moins acceptables dans l’opinion du fait de leur dangerosité. Pour autant, nous avons continué à consommer, voire à nous gaver de métaux, en nous reposant sur d’autres pour les produire. La Chine, pour ne citer que ce pays, s’est engouffrée dans la brèche et règne aujourd’hui en maître sur la production desfameuses terres rares, matériaux indispensables à de nombreuses technologies modernes…
Une offensive européenne
Et puis un jour, en octobre 2012, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, déclara qu’il souhaitait « donner une nouvelle ambition à la France, celle de redevenir un pays dans lequel on peut exploiter des mines, comme le font de nombreux pays européens ». Le ministre mettait en forme, avec l’emphase qu’on lui connaît, ce qui se tramait déjà en coulisses depuis un certain temps. Ainsi, dès 2005, le patronat allemand – notamment sa filière industrielle –, commençait son travail de lobbying pour pousser l’Union européenne (UE) à se réengager sur la question minière au niveau communautaire, afin de sécuriser ses approvisionnements. La France suivra en 2007, avec le soutien d’Anne Lauvergeon, alors à la tête du géant du nucléaire Areva. Les choses se concrétisent par un document officiel de l’UE, qui préconise, outre le renforcement de l’économie circulaire et la « bonne gouvernance » des ressources minérales dans les pays tiers, d’exploiter directement en Europe.
Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), établissement public à caractère industriel et commercial français, est alors chargé de réactualiser son inventaire du sous-sol, plus ou moins abandonné depuis les années 1980, et de mettre à disposition ces informations aux sociétés désireuses d’investir. C’est sur cette base que les PER ont été demandés. Même si elle se garde de crier victoire trop vite, l’administration y croit : « Sans parler d’autonomie, nous avons des ressources, assure Rémi Galin, chef de bureau des ressources minérales au ministère de l’Ecologie, du développement durable et de l’énergie. Sur les dix PER, il n’y aura pas dix mines, mais quelques beaux projets peuvent sortir. »
Des mines, mais à quel prix ?
Des mines françaises, oui, mais alors propres, plus respectueuses de l’environnement, moins précaires économiquement… Tous les acteurs publics et privés répètent que, promis juré, ils ne reproduiront pas les erreurs du passé, dont on voit encore les traces désastreuses à Chessy, (ancienne mine de cuivre dans le Rhône), à Salsigne (ancienne mine d’or dans l’Aude, longtemps site le plus pollué d’Europe) ou encore à Saint-Félix-de-Pallières, commune du Gard abîmée par les déchets de l’exploitation du zinc, du plomb et du germanium. « Notre volonté, c’est de voir apparaître des mines responsables. Car si on reprend l’investigation, si on créée une filière, il faudra l’inscrire dans la durée », assure Jean-Claude Guillaneau, directeur des géoressources au BRGM.
« C’est pas compliqué de faire plus propre, puisqu’avant c’était dégueulasse ! », réplique un ingénieur minier, qui milite anonymement au sein du groupe SystExt (Systèmes extractifs et environnements) d’Ingénieurs sans frontières et juge durement son propre milieu. « Sans compter que, depuis six ans, comme les teneurs en minerai sont de plus en plus faibles, les problèmes se multiplient partout dans le monde, car il faut aller très loin pour chercher la ressource. On gère des miettes. »
Dans l’Hexagone, la société Variscan, détentrice des permis de Tennie (Sarthe), Saint-Pierre(Maine-et-Loire) et Merléac (Côtes-d’Armor), est consciente de ces critiques, mais argue de la modernisation des techniques, notamment pour l’or, dont l’extraction par cyanuration fait craindre le pire : « Nous, on imagine un traitement physique souterrain, par broyage, puis par centrifugeuse pour séparer l’or et le quartz, explique Jérôme Gouin, l’un des géologues de la société. Le stérile produit sera utilisé pour combler les galeries. Donc l’impact en surface sera très limité. » Mais rien ne dit que Variscan sera effectivement aux manettes au moment de monter la mine, les sociétés d’exploration étant rarement celles qui exploitent. Il est par ailleurs illusoire de penser que la roche mobilisée reprendra totalement sa place originelle, quel que soit le procédé adopté. Il y aura donc bien des déchets miniers à gérer.
Une industrie gourmande, sauf en emplois
Cette industrie est également l’une des plus coûteuses en eau, en énergie et en chimie, même si les innovations actuelles permettent d’alléger un peu la barque. En compensation, le secteur minier assure, il est vrai, des emplois nouveaux, loin des villes. Mais là encore, les chiffres ne sont pas mirobolants. A Saint-Pierre-Montlimart (Maine-et-Loire), Jérôme Gouin se risque à une estimation. « Ici, c’est au maximum une centaine d’emplois. Mais ce sera surtout des emplois très qualifiés et il faudra faire venir des gens d’ailleurs. Pour ceux du coin, on aura de la maintenance, de la mécanique, du gardiennage, des services induits. Quand on parle de 1 500 emplois, ça comprend tout ça. » Et quand le gisement s’épuise ou que le cours chute, tout s’arrête, à moins d’avoir pensé la suite : « Faire du tourisme ou de la géothermie », comme le suggère Rémi Galin, du ministère de l’Ecologie.
La mine est donc, par nature, non durable. Pour allonger les possibilités de développement économique, le secteur mise sur les substances associées aux métaux de base, qui sont aujourd’hui cotées sur le marché. « Oui, c’est le seul moyen de rentabiliser le gisement, mais c’est toujours le même problème : on va aller chercher des substances différentes avec une chimie deux fois plus lourde et une cascade d’usines pour gérer ça », nuance l’ingénieur minier anonyme.
L’eldorado aurifère
Presque tous les PER accordés ou en cours d’instruction en France s’attacheront à établir s’il y des filons aurifères. De ce point de vue, la France n’est pas une anomalie, puisque c’est un métal qui concentre une grosse partie des investissements (à la bourse de Toronto, au Canada, 40% des projets concernent l’or). Et pourtant, « il y a assez d’or frais dans le monde et c’est un métal qui se recycle très bien », estime Raf Custers, spécialiste belge des matières premières au Gresea (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative). « Il ne sert que dans 10% des cas à l’industrie. Le reste va à la joaillerie (pour 50%) et à la spéculation (40%). Faut-il extraire encore pour fabriquer des lingots ? » Mais si les sociétés « juniors » cherchent activement ces filons, c’est pour être attractives sur un marché extrêmement financiarisé et très spéculatif.
Ces fameuses « juniors » sont sous le feu de plusieurs critiques : Cominor, qui a obtenu un permis à Lussat, dans la Creuse, et fait face à une fronde citoyenne importante, est la filiale française deLa Mancha, entreprise canadienne à capitaux égyptiens, qui exploite quatre mines en Australie, en Côte-d’Ivoire et au Soudan. Variscan, titulaire de plusieurs PER, est quant à elle filiale à 100% d’une junior australienne, Variscan Mines. Ce qui chiffonne ses détracteurs, c’est que toute l’équipe dirigeante de la filiale, à commencer par le patron, Michel Bonnemaison, sont des anciens ingénieurs haut placés du BRGM, partis en 2012 créer leur société.
« C’est une question d’opportunité, tempère Jean-Claude Guillaneau. De notre côté, nous observons une stricte neutralité. Mais c’est clair qu’ils ont une connaissance approfondie des cibles que nous avons établies. » Pour William Sacher, chercheur en climatologie et fin connaisseur du monde minier, « partir avec des dossiers sous le bras est une pratique très courante. Beaucoup de géologues du public passent au privé sous le coup du démantèlement ou de l’affaiblissement des services. De ce point de vue, les dirigeants de Variscan ne diffèrent en rien de leurs homologues maliens ou colombiens ». Toutes ces sociétés sont cotées dans les deux principales bourses minières de la planète, à Toronto et à Sydney, régulièrement critiquées pour leur faible régulation. Ce sera aussi vraisemblablement le cas des sociétés d’exploration qui emporteront le droit d’ouvrir ou non les mines en France.
Trouver un modèle plus vertueux
« L’après-mine en France, c’est 40 millions par an, note Rémi Galin, du ministère de l’Ecologie. Il faut avoir ça en tête. Si c’est pour avoir encore des déchets coûteux à gérer parce que les mines sont fermées du jour au lendemain, ce n’est pas la peine. Notre objectif est d’inventer des règles du jeu qui permettent de contrôler les multinationales qui vont opérer sur le terrain. » Or, le modèle français n’est pas, pour le moment, plus vertueux que celui de ses voisins, et ce malgré les discours volontaristes. Ainsi, Arnaud Montebourg avait souhaité voir émerger un grand opérateur public dans le domaine minier, une sorte de Charbonnages de France du XXIe siècle. Finalement, la nouvelle Compagnie nationale des mines de France (CMF) s’oriente vers une simple participation financière à l’étranger dans des sociétés privées ou étatiques.
Sur le plan législatif, ce n’est guère plus emballant. L’actuel Code minier n’est pas à la hauteur sur les questions environnementales et de consultation démocratique, mais sa refonte définitive, bousculée par le débat sur les gaz de schiste, s’est muée en serpent de mer. Enfin, la possibilité de faire passer le secteur minier sous le contrôle du Code de l’environnement – comme le secteur de l’énergie ou les carrières –, a été elle aussi abandonnée. Malgré ces embûches, la réappropriation de la question minérale en France semble être un passage obligé, en premier lieu pour ne pas simplement se défaire de notre fardeau sur les pays les moins protecteurs en termes de droits. « Moi même, j’ai une admiration sans bornes pour mon métier, confie l’ingénieur du groupe SystExt, qui exerce en France et à l’étranger depuis plusieurs années. C’est fabuleux d’extraire quelque chose qui ne se voit pas. Mais on ne peut plus faire ça avec l’objectif de rentabilisation élevée que demande actuellement l’industrie. Nous ne devons garder que les gisements qui sont réellement stratégiques et où il n’y a pas d’alternatives. Le reste, il faut arrêter. »
E-medecins, bracelets collecteurs de données ou applis miracles, le champ du numérique dans le domaine médical semble infini. Avec souvent la même ambition : mettre le patient au cœur du dispositif. Mais gare : la protection des données devient alors cruciale, de même que leur usage au service de la société toute entière.
Par Mathilde Goanec
C’est l’image d’Épinal de la médecine d’Hippocrate: face à un malade, qui cherche une réponse à ses maux, le médecin, ses dix ans de fac, ses réponses et ses remèdes. Et puis, subrepticement, le numérique est entré en scène… Quid de cette médecine occidentale du XXIe siècle où patients et soignants sont toujours plus connectés ? Le nouvel acteur le plus évident de ce dialogue à trois est bien sûr Internet, où nous surfons avidement au moindre bobo. Avant d'aller en consultation, histoire de se faire une idée du mal, mais aussi après, pour vérifier les dires de son praticien et comparer éventuellement son expérience avec d'autres. Doctissimo et ses forums au kilomètre illustre à merveille le succès de ces discussions entre usagers, sans pour autant détrôner la confiance qu'ont les français en leur médecin : il reste la première source d’information fiable pour les malades. Internet est davantage un auxiliaire, pour « assimiler, digérer à son rythme les informations qui viennent d’être livrées », estime le docteur Jacques Lucas, vice-président de l'Ordre national des médecins. Selon une étude réalisée par la société Global Conseil, sept français sur dix consulteraient le réseau (et notamment les réseaux sociaux) pour y trouver de l'information médicale.
Internet, nouvel assistant du médecin
Longtemps sceptiques, voire réfractaires, les médecins se font doucement à l'idée que les patients savent des choses, les plus audacieux préférant même sonder le malade sur ce qu'il a appris sur Internet avant d’entrer dans son cabinet. C'est aussi un juste retour des choses : nombre de praticiens n'hésitent pas non plus, en cas de doute, à faire une petite recherche sur des sites spécialisés en cours de consultation. Pour le baromètre « Web et santé » réalisé l'an dernier par deux organismes privés, Hopscotch et Listening Pharma, 96 % des médecins interrogés consultaient le réseau et notamment Google au cours de leur exercice professionnel. Ces derniers ont tout intérêt à reprendre d’ailleurs la main sur le capharnaüm auquel ressemble parfois l’information médicale et à (re)devenir « prescripteur ». C’est en tout cas le point de vue défendu par l’association des «Médecins maîtres toile », des e-médecins qui appellent leurs confrères à créer du contenu, répondre aux questions des internautes, partager l’information, pour une pré-orientation en ligne des usagers.
Une médecine sans contact ?
Ainsi le dernier-né de l’imagination de François Lescure, pharmacien de profession, routard de l’innovation médicale. Avec Frédéric Dussauze, médecin, et Marc Guillemot, spécialiste d’Internet, il crée en 2010 Médecin direct, une plateforme de téléconseil médical et de télémédecine, utilisée notamment par les assureurs. Le principe est assez simple : vingt médecins dont 16 spécialistes se relaient pour répondre aux questions des usagers, par téléphone ou Internet et même depuis peu via le smartphone. Il est même possible de numériser des documents, comme la photo d’un bouton ou un compte rendu d’analyses. La médecine par email, apparemment si peu dans nos mœurs, remporte pourtant un franc succès. « Beaucoup considèrent encore qu’il est nécessaire de voir le patient pour émettre un avis médical, mais c’est faux ! La Suisse fait ça depuis 15 ans, plaide François Lescure. On donne surtout de l’information médicale, on ne rédige aucune ordonnance et on encourage toujours, en cas de doute, à aller voir son médecin. » Étonnamment, on retrouve chez Médecin direct les usages que fait la population d’Internet : de la pré-consultation (« Est-ce que j’ai besoin d’aller voir un médecin ? »), de la post-consultation (« Je n’ai rien compris à ce que ce spécialiste m’a dit »), et de la recherche de renseignements généraux (« Quels vaccins pour ce voyage au Sénégal ? »). « C’est à 80 % de l’orientation », confirme François Lescure. Confinée à des entreprises privées, l’expérience pourrait faire des émules, et intéresse les ARS, pour faire face par exemple à la pénurie de médecins, généralistes comme spécialistes. En Lorraine, pour soulager des services de dialyse très chargés et mettre à disposition les néphrologues au plus grand nombre de malades possible, l'Autorité régionale de santé a implanté un service de téléconsultation relié à la consultation de données à distance : l’équipe soignante utilise un chariot mobile grâce auquel le médecin interroge à distance le patient, contrôle la caméra et zoome afin de procéder à l’auscultation. Il dispose aussi d’un stéthoscope et d’un oxymètre (mesure du pouls) reliés au chariot. Le potentiel est énorme : le projet Odys étend actuellement ces dispositifs à la prise en charge des AVC en phase aiguë, à la dermatologie ou encore à la prise en charge médicale en milieu pénitentiaire.
Maintien à domicile
Au delà du colloque singulier, plus aucun secteur de la médecine n'échappe désormais au numérique, d'autant plus que de nombreux instruments répondent à deux enjeux majeurs de notre temps : la responsabilisation du patient, dans le cadre du vieillissement de la population et d'un développement des maladies chroniques, associées à une volonté assumée des autorités sanitaires de privilégier le soin à domicile et l'ambulatoire ; Mais aussi un souci accru d'informations et de transparence. Au sein de l’incubateur Paris innovation Boucicaut, on phosphore dur sur ces deux axes, qui sont aussi générateurs de nouveaux marchés. Christophe Lorieux est le fondateur de Santech, une société qui travaille à la confection de logiciels médico-sociaux à destination des personnes âgées ou malades chroniques. « Nous avons assez vite compris que leur prise en charge nécessitait de coordonner les différents acteurs qui gravitent autour d'eux, et qui contribuent au maintien à domicile. L'idée, c'est tout bonnement que l'information circule entre la femme de ménage, l'infirmière, l'ambulancier, l'endocrinologue.... ». Et pourquoi pas, à terme, la famille. Santech travaille sur un prototype, une tablette qui permet d'envoyer des photos, de rester en lien avec ses proches ou ses voisins, mais également de recevoir le programme d'activités organisées par la ville et de s'inscrire en ligne. A ceci s'ajoutera vraisemblablement la prise en charge médicale. « Le gros problème aujourd'hui, c'est qu'il y a plusieurs dispositifs qui s'agrègent autour du malade, estime Christophe Lorieux. Pour l’usager, c'est une usine à gaz. Nous voulons qu'il ait la main sur cette organisation, qu'il soit au cœur du dispositif ». Si cette tendance du « faire avec » le patient infuse doucement dans la sphère médicale, toujours teintée de paternalisme, elle est au centre des nouvelles technologies médicales.
Partager et protéger l’information
Partager l’information, d’accord, mais comment ? Après plusieurs années d’hésitations et de reculades, le dossier médical personnel (DMP) a finalement fait en apparition en France en 2011 : il s’agit d’un dossier médical informatisé, accessible à l’usager et aux professionnels de santé qui le prenne en charge. Mais avec moins de 500 000 créations de DMP depuis le lancement, et malgré un coût estimé à 500 millions d'euros par la Cour des comptes, l’opération a fait flop. L' interface est trop complexe pour être accessible au grand public et ce carnet de santé numérique est également délaissé par le corps médical, qui n'y voit pour l'instant pas d'avantage sur le papier. Marisol Touraine parle maintenant d’une nouvelle formule, destinée prioritairement… aux patients chroniques et aux personnes âgées. Et comment gérer la confidentialité des données partagées via des logiciels comme ceux mis au point par des sociétés privées type Santech ? « On doit être hyper prudents et mettre au point une charte qui va au-delà des recommandations de la CNIL parce que le domaine est très sensible, concède Christophe Lorieux qui travaille sur ces questions avec un magistrat et un philosophe. Informer l’infirmière que le jour où elle passe c’est aussi l’anniversaire du petit-fils, c’est très bien, mais à quel point cette information doit être disponible à des tiers ? » Largement médiatisée, le « quantified self », notre capacité à collecter et à transmettre nous-même un certain nombre de données, va elle aussi bouleverser notre approche de l’analyse, du diagnostic et vraisemblablement du traitement : si tout un chacun peut désormais connaître le nombre de calories brûlées lors d’un jogging, il est aujourd’hui possible via des dispositifs connectés de mesurer également son activité cardiaque, son taux de glycémie, son niveau de stress, son poids…. La dernière génération de pacemakers envoient même en temps réel à l’hôpital ou au médecin des relevés qui permettent de contrôler à distance l’état de santé du malade (voir encadré). Si cette « médecine personnalisée » est un bon en avant technologique et médical, c'est aussi un terrain de jeu plus que prometteur pour les géants du marché. Apple, par exemple, a lancé récemment son application Health, intégré au système iOS8, qui permet de mesurer le taux de caféine que l'on ingurgite dans la journée... Utilisé pour le moment sur un mode déclaratif, l'outil pourrait bien devenir le relais de la Iwatch, montre munie de nombreux capteurs santé. Gadget ? L'agence Bloomberg a révélé cet été qu'Apple discutait activement avec deux grandes compagnies d'assurances américaines pour savoir comment elles pourraient exploiter ces données et monter des dossiers sur mesure, selon les pathologies et le comportement de leurs assurés. Des spécialistes du sommeil et des experts sanguins auraient également été débauchés par la compagnie. Et pas seulement pour les beaux yeux des fans de Steve Jobs...
Big-data et cartographie santé
Ces innovations santé posent avec acuité la problématique du « big data », avec des implications tout autant personnelles que politiques. L'exemple du « Google flu » est de ce point de vue symptomatique : le célèbre moteur de recherche a créé un outil qui permet de corréler le nombre de recherche ayant trait à la grippe et le nombre de personnes effectivement atteintes. « La comparaison du nombre de requêtes Google par rapport aux données des systèmes de surveillance conventionnels a démontré que la fréquence de nombreuses requêtes augmentait au moment de la saison des grippes. Par conséquent, nous pouvons estimer la progression de la grippe dans des pays ou des régions du monde en comptabilisant ces requêtes. » Simple comme bonjour, pour Google, qui a publié ses résultats dans Nature, l’une des revues scientifiques les plus renommées en 2009 et permet à l’internaute de vérifier, en temps réel, la portée de la contagion. Dommage pour le géant du numérique, cette analyse a depuis été contredite en partie par des chercheurs dans un texte relayé par le Guardian, ces derniers estimant que les données recueillies pas Google n’étaient pas forcément fiables car polluées par la promotion des compagnies privées... D’autres tentatives de mise en réseau et de collecte en temps quasi réel existent, à l’instar du réseau français Sentinelle, qui rassemble depuis plusieurs années 1300 médecins généralistes répartis sur le territoire. Ils renseignent chaque semaine via un site internet relié à l’Institut de veille sanitaire des données sur les actes suicidaires, les diarrhées aigues, les syndromes grippaux, la varicelle ou encore la maladie de Lyme. Un système qui a été boosté par la simplicité et la rapidité des outils numérique...
Le gouvernement s’est saisi de cette question des données ouvertes en ouvrant en 2013 la plateforme data.gouv.fr. Avec de belles ambitions, détaillées dans une interview à l’Usine nouvelle par le directeur d’Etalab, Henri Verdier : « Les citoyens vont conquérir une meilleure autonomie dans leurs parcours, ils vont peut-être s’organiser pour transmettre eux-mêmes des données à la recherche médicale, la santé publique va bénéficier d’informations dont elle a toujours rêvé, la culture de la donnée - avec ses concepts nouveaux comme "evidence based decision" ou "data based strategy" - va pénétrer l’organisation et le financement du système de soins. » Effectivement, la Cnam rassemble depuis longtemps des informations ultra-précises et anonymisées sur l'état de santé et la consommation médicamenteuse des français. Et depuis 2013, cet incroyable réservoir de données sanitaires est accessible à l'Institut de veille sanitaire, la Haute autorité de santé, ainsi que, dans une moindre mesure, à l'Agence de biomédecine. Mais par souci de confidentialité et par crainte de voir les industriels exploiter ces informations, les données restent dans leur immense majorité réservées à des structures étatiques. Ce faisant, on prive la recherche et la société civile d’information de grande valeur, surtout en cas de scandale sanitaire, type Médiator : l’initiative citoyenne « Transparence santé » dénonce même une forme d'« OPA » sur l'open-data.
Comment conjuguer ce formidable développement numérique et le respect des personnes? En postant des hommes derrières les machines. C’est bien le pari de Paul Dardel, médecin et fondateur d’AEDmap, qui a lancé un site internet et une application pour smartphone (« staying alive ») permettant de localiser les défibrillateurs à proximité d’une personne faisant un arrêt cardiaque. Par le même coup, il offre aux collectivités et aux entreprises un outil de surveillance pour la cartographie et la maintenance de leurs appareils. « Il n’existe aujourd’hui aucune base de données officielles, en France ou ailleurs », s’alarme Paul Dardel. Quand on sait que 50 000 personnes en France meurent d’un arrêt cardiaque, 7 fois sur 10 devant des témoins, alors qu’il existe 100 000 défibrillateurs en France, le jeu en vaut la chandelle. A terme, Paul Dardel rêve de pouvoir localiser en même temos des « bons samaritains », personnes formées bénévolement aux premiers secours. Car si la géolocalisation peut faire des miracles, in fine, pour soigner, il faut des hommes, des vrais.
Mon réseau social à l’hôpital
Julien Artu, 31 ans, a eu un grave accident de voiture en 2011. Résultat, six mois d’hospitalisation, autant dire une éternité pour le jeune homme, qui se retrouve soudainement isolé de sa famille et de ses amis. A peine sorti, il crée My Hospi Friends, un réseau social spécialement conçu pour l’hôpital. Implanté à Foch depuis l’an dernier, il sera à disposition des malades dans une dizaine d’autres hôpitaux pour la rentrée.
My Hospi Friends, c’est quoi ?
Concrètement, c’est un cumul entre un site de rencontres, une application type foursquare et un réseau social comme Facebook…Doublé d’un canal de communication potentiel pour les hôpitaux. Il s’agit d’un outil de divertissement, de mise en relation de patients qui partagent le même quotidien mais aussi et surtout des intérêts communs.
Pourquoi ne pas avoir créé un réseau ouvert et gratuit ?
Il fallait trouver un modèle et j’ai préféré celui des hôpitaux payeurs plutôt que l’exploitation des données, comme sur des sites comme PatientsLikeMe. Mais on n’a pas non plus choisi d’ouvrir un espace de dialogue sur le bien- être à l’hôpital, car ce n’est pas le but recherché, qui est bien de s’évader en parlant cinéma, séries télé ou sport. Il ne s’agit pas non de se servir de l’outil pour dénigrer le personnel ou la structure, ce n’est pas non plus un tripadvisor de l’hôpital... Après, sur le tchat ou sur leur mur, les gens font ce qu’ils veulent…
C’est donc un outil numérique vraiment tourné sur le confort du patient ?
Dans le vaste chantier de « l’hôpital numérique », il existe 34 filières d’avenir. Mais le patient lui, ne voit qu’un millième de tout ce travail. Or le bien-être du patient a aussi des vertus thérapeutiques. Un malade occupé, qui dialogue et se sent entouré et compris, ira mieux et sortira plus vite. Si on a rien d’autre à faire que de regarder la télé, croyez-moi, on va bipper l’infirmière toutes les cinq minutes !
La biotech, nouvel eldorado
Faire de la médecine assistée par l'ordinateur est devenue l'obsession d'une ribambelle de start-up à travers le monde. Petite revue de détails de ce qui se fait, et se fera, en termes d'objets connectés médicaux.
-La compilation de données : la technologie Kinect, développée par Microsoft pour les jeux vidéos, a ouvert en partie la voie. Cette boîte détecte les mouvements, mais aussi, depuis l'an dernier, la chaleur, le rythme cardiaque, la tension musculaire etc... Sur cette idée, tout un tas de bracelets et autres montres connectées ont vu le jour, compilant des données et pouvant même aider à affiner un diagnostic. Le marché « décolle», selon Les échos, qui estime que plus de 17 millions de montres connectées devraient être vendues cette année, avec une orientation santé en ligne de mire.
-L'assistance : le pilulier connecté -belle innovation française- symbolise ce courant : les ingénieurs de Medissimo ont imaginé une boîte à médicament connectée, qui permet au patient de prendre ses médicaments régulièrement, de respecter l’heure de prise, mais aussi de partager à distance le suivi de son observance avec ses proches et et les réseaux de santé qui l'entourent. Pour les personnes âgées, on pense aussi à ces bracelets qui alertent en cas de chute, pour celles qui veulent rester à domicile. Plusieurs bracelets anti-fugue, utilisés dans le cas de personnes démentes ou victimes d'Alzheimer, ont également été mis sur pied.
-La médicamentation : les sociétés de biotech réfléchissent aussi à la création de médicaments encapsulés sous la peau pour éviter les injections (notamment chez les malades chroniques), mais également pour s'assurer de la bonne observance des traitements. La dose serait programmée à l'avance ou commandée à distance. Testés sur des femmes souffrant d'ostéoporose, on pourrait imaginer dupliquer l’exercice pour les personnes atteints par le diabète, la sclérose en plaque ou encore le cancer.
Formation longue, gros investissement personnel et parfois financier, les jeunes médecins ont sué sang et eau pour arriver à exercer leur métier. Ce qui explique parfois une forme d'inertie de la profession et sa difficulté à se remettre en cause. Mais la hiérarchie médicale va être bouleversée par l'importance prise par les maladies chroniques et la place croissante du care dans nos sociétés.
Jeunes internes, au boulot ! Pour être un médecin digne du XXIe siècle, vous devez être évidemment brillants dans l'exercice de votre profession, mais aussi connecté, capable de travailler en réseau, voire de soigner à distance, et non seulement guérir mais aussi accompagner, éduquer, prévenir... Un médecin couteau-suisse en somme, ce qui cadre parfois assez mal avec la réalité de la profession. Nombre de médecins, au travail comme dans la vie, utilisent bien sûr cette masse d'informations désormais disponibles par la voie numérique pour se former, se renseigner en cas de doute, ou pour prendre l'avis de confrères. Et si les Mooc (Massive online open courses) peinent à percer dans les facultés de médecine comme dans le reste de l'université française, la formation médicale continue, rendue obligatoire, pourrait bien faire appel de plus en plus au e-learning. Mais l'ordinateur reste aussi cette machine où l'on passe une bonne partie de sa journée, notamment à l'hôpital, à rentrer les comptes rendus de consultation, les entrées et sorties, toute une routine administrative qui grignote inexorablement sur le temps passé avec le patient.
« Faire avec » le malade
Dans ce contexte, que faire également de cette injonction à « faire avec » le malade, à l'écouter davantage, pour une prise en charge plus globale et préventive ? « En finir avec le paternalisme, les étudiants n'ont plus que ça à la bouche, s'amuse Jean-Christophe Coffin, historien et enseignant l'éthique médicale à la faculté de médecine à l'université Paris 5. Mais encore faut-il savoir ce que l'on met derrière ça ! Un peu de paternalisme rassurant, parfois, ça a du bon...» Blague à part, l'historien concède que la formation ne pousse pas réellement s'interroger sur le face-à-face patient et médecin, toute entière concentrée sur l'acquisition de la mécanique du corps. « Certains professeurs de médecine se demandent encore ce que je fais dans le programme de la faculté », se désole Jean-Christophe Coffin. Pauline*, interne en dernière année, a apporté pour notre entretien sa bible, le livre épais qui lui a servi à préparer le concours de sixième année. Sur les quelques 350 notions à apprendre, seules trois ou quatre sujets sont consacrés au patient, via des thèmes comme le droit du malade, l'empathie, l'éducation thérapeutique. « Ce sont surtout des textes juridiques à apprendre par cœur... Et pour avoir un bon classement, c'est terrible, mais ce n'est pas là-dessus que l'on est noté, rappelle la jeune femme. D'ailleurs les réponses par mots clés aux examens s'accordent mal avec une réflexion de ce type. » Pauline n'a pas non plus eu de cours de psychologie à l'université, mais elle a néanmoins reçu une dizaine d'heures d'enseignement avec une psychoclinicienne, portant sur l'annonce d'une maladie grave. L'exercice, réalisé avec le concours de comédiens et filmé, reste un moment fort, mais n'était pas noté. Dans la pratique, cette futur médecin généraliste tente bien de mettre en œuvre ces concepts de concertation et de responsabilisation. « De toute façon, si on fait les choses contre le patient, ça ne fonctionnera pas. Mais sur une consultation qui va durer 15 minutes, c'est un peu compliqué de discuter sérieusement, de reformuler et de rechercher l'approbation du patient ». Quinze minutes, c'est effectivement trop court, mais difficile de faire plus si l'on veut s'en sortir financièrement et répondre à la demande, notamment dans des zones en tension du point de vue médical.
Les jeunes médecins se demandent aussi à quelle sauce ils vont être mangés, au gré des mesures gouvernementales, qui ont pour obsession la réduction des inégalités territoriales en matière de soin. D'autant plus que la France devrait sérieusement manquer de généralistes d'ici cinq ans. En 2014 selon l'Insee, sur les 220 000 médecins pratiquant dans l'Hexagone, moins de la moitié étaient des omnipraticiens, pas toujours enclins à aller peupler les déserts médicaux. Certaines spécialités sont aussi chroniquement en manque de bras, comme la radiologie, la médecine du travail ou encore la psychiatrie. «La formation initiale doit mieux préparer les futurs professionnels à un exercice en équipe, en favorisant les passerelles », insiste le ministère dans un document sur les nouveaux métiers de la santé. « L'exercice en solitaire, c'est fini », assure de son côté Pauline. Même financièrement, il vaut mieux s'installer dans un cabinet avec trois médecins pour pouvoir se payer une secrétaire... Travailler dans un lieu avec des professionnels de santé différents apparaît aussi plus stimulant et intéressant pour adresser au mieux les malades. C'est l'idée qui sous-tend les maison médicales de santé, ou les centres de santé de premier recours, avec une rémunération au prorata des montants dégagés par l'ensemble des professionnels d'une même structure ou des médecins salariés, le plus souvent par les municipalités. Une petite révolution pour la médecine de ville, libérale par essence.
Nouveaux métiers, nouveaux rôles
L'autre bouleversement est le passage d'une société du cure à celle du care, prédisent les observateurs du système de soin. Encore faut-il s'entendre sur le sens d'une politique du « care », grossièrement traduit en français par le « prendre soin », un concept à la mode et popularisé en France par Martine Aubry. « On en parle beaucoup, mais je ne pense pas que ce soit aujourd'hui une réalité dans le système de soin français où les frontières entre professionnels de santé sont restées rigides, estime Eliane Rothier-Bautzer, enseignant chercheur en sciences de l'éducation à l’université Paris-Descartes et auteur d'un ouvrage sur le sujet (1). Dans le champ médecin comme infirmier, ce qui prédomine en réalité, c'est toujours un modèle ou le care représente au mieux un instrument au service du cure. » Car pour Eliane Rothier-Bautzer, cela conduirait aussi à une remise en cause d'une manière de faire davantage centrée sur la guérison, l'aigu, les actes techniques, l’hyperspécialisation... « Il ne faut pas se voiler la face, c'est ce qui reste le plus valorisé financièrement. La question est avant tout politique, car le rééquilibrage viendra de notre capacité à évaluer et à financer un travail davantage axé sur l’articulation cure/care, quitte à revoir la division du travail des professionnels. »
En effet, quels rôles pour les infirmiers, par exemple, dans un tel dispositif ? Certains pays comme l'Australie mais aussi l'Angleterre ou les Pays-Bas ont déjà fait le choix de déléguer une partie du travail médical à de « supers infirmiers », plus formés et mieux payés, qui, en dehors du diagnostic, vont chapeauter et prendre en charge tout l'accompagnement du traitement du patient. A ceci peut s'agréger une flopée de nouvelles professions, dans le domaine du paramédical. « Ces nouveaux métiers intermédiaires permettront de mieux répondre aux besoins de la population et à la prise en charge des patients atteints de maladie chronique (accompagnement de la personne, éducation pour la santé, dépistage, vaccination, éducation thérapeutique…), insiste les textes sur la Stratégie nationale de santé. Ils offriront des perspectives d’évolution de carrière pour les auxiliaires médicaux mais aussi dans la sphère des nouvelles technologies (e-santé en particulier). » En France, la maladie chronique touche 15 millions de personnes, et représente 70 % des dépenses de santé.
L'observance
Les médecins de demain devront enfin relever un défi majeur, celui de la non-observance thérapeutique, estimée par certaines études mondiales à 50 %. Un chiffre faramineux, qui est le signe d'un problème de santé publique mais également de gâchis financier. Là encore, l'accompagnement dans des traitements parfois lourds et longs est un élément clé, même si tous les médecins n'ont pas les armes ou le temps pour s'atteler à ce chantier. Du coup, ça se bouscule au portillon pour prendre la place, associations de patients, pharmaciens qui se piquent désormais d'éducation thérapeutique ou encore patients-experts, malades chroniques disposés à se mettre au service de leurs pairs. N'en déplaise aux vieux mandarins, le partage des tâches est au programme.
*Nom d'emprunt
(1) Le Care négligé ; les professions de santé face au malade chronique, Bruxelles, éditions De Boeck, 152 p.
Un article du projet de loi Macron est passé inaperçu. Il concerne les licenciements collectifs et vise à assouplir encore les procédures issues de l’Accord national interprofessionnel. Ce dernier devait favoriser la négociation entre patrons et salariés au sein de l'entreprise. Un premier bilan fait apparaître que son application se fait au bénéfice des employeurs.
Dans la complexe loi Macron « pour la croissance et l'activité », un article est passé au travers de la polémique. Cet article n°105 concerne les licenciements collectifs et fait penser, dans sa philosophie, à la loi pour la sécurisation de l'emploi (LSE) issue de l’Accord national interprofessionnel (ANI), loi que le ministre de l'économie veut encore renforcer au détriment des salariés. Véritable totem ou poupée vaudoue brandie par des salariés en prise avec un licenciement collectif, l’ANI n'en finit pas de faire parler de lui. Tout à la fois considéré comme une traîtrise syndicale et un cadeau fait au patronat, cet accord national interprofessionnel est l'illustration même de l'impuissance de l’État français face aux plans sociaux (lire nos deux articles, ici, etégalement ici).
Censée favoriser la négociation entre salariés et employeurs, la loi pour la sécurisation de l'emploi est le texte qui a mis en musique les nouvelles règles imposées en 2013 par l'ANI. Ces dernières obligent notamment les entreprises de plus de 50 salariés à mettre en place un plan social – aujourd’hui appelé plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) –, au-delà de 10 licenciements économiques sur une période donnée de 30 jours.
Avant l'adoption de la LSE, chaque patron devait obligatoirement remettre un document détaillant le plan de licenciement à la Direction du travail, « même s’il était souvent négocié en amont», note un inspecteur du travail qui a souhaité rester anonyme. Aujourd’hui, l’employeur a désormais le choix : soit négocier un accord d’entreprise majoritaire avec les représentants des salariés, soit soumettre directement ses souhaits en matière de procédure et de plan social à l’homologation de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte).
Cette nouvelle règle en fait bondir plus d’un. « Cela revient ni plus ni moins à réactualiser ce vieux principe de l'autorisation administrative à licencier, abrogée dans les années 1980 », poursuit l’inspecteur du travail. Certaines centrales syndicales préfèrent y voir l'obligation faite à l'employeur de formaliser un cadre de discussion entre la direction et les représentants des salariés. À l’époque du débat sur l’ANI, c’est même l’argument massue repris par la CFDT, l’un des trois syndicats signataires de l’accord avec la CFE-CGC et la CFTC.
Entre juillet 2013 et mai 2014, 742 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ont été enclenchés à travers le pays – « un nombre qui n’a pas augmenté », selon la Secafi, entreprise qui intervient régulièrement en qualité d'expert auprès des salariés. 60 % d’entre eux se sont terminés par des accords majoritaires dans les entreprises, notamment conclus avec des syndicats qui avaient refusé de s'engager au moment de la signature de l'ANI. Cette « dynamique de négociation (est) globalement positive », insiste aujourd'hui la CFDT, qui regrette pourtant qu’elle soit « inégale selon les branches professionnelles et les entreprises ».
Car, si selon ces chiffres, la négociation a gagné du terrain, au bout du compte, elle ne bénéficie presque exclusivement qu’au patronat. Il en va ainsi du rétrécissement de la période d'information et de consultation du comité d'entreprise (CE) et des organisations syndicales : deux mois si la restructuration entraîne moins de 100 licenciements ; trois mois entre 100 et 250 licenciements ; quatre mois au-delà de 250 licenciements. La direction, elle, a tout le loisir de se préparer au bras de fer puisque c’est elle qui décide d'enclencher le PSE.
Un inspecteur du travail confirme ce déséquilibre des forces : « Dans ce jeu-là, les organisations syndicales ont un temps de retard. Elles sont obligées de se coller au dossier proposé par la direction, et cela en un temps restreint. Or, même si elles peuvent saisir l’administration pendant toute la durée de la procédure et sont assistées d'un expert, certes payé par l'employeur mais qui ne connaît pas la boîte, elles ont du mal à avoir accès à une information de qualité. Or, pendant ce temps-là, les délais, eux, courent ! »
Cette prédominance de la méthode contractuelle a fini par prendre le pas sur la norme, alors que chaque partie devrait normalement pouvoir faire valoir ses droits au moment de la négociation. « Si l'équilibre contractuel existe sur le papier, dans les faits, il y a un réel manque de savoir-faire », poursuit l'inspecteur du travail interrogé. Car, outre la réduction du temps mis à disposition, négocier un PSE est un métier auquel les représentants du personnel ne sont pas toujours préparés, ni bien armés. À la différence des grosses sociétés qui, elles, sont entourées de spécialistes du droit du travail et d'avocats qui connaissent parfaitement la mécanique et ses écueils.
« Homologuer des PSE mal ficelés »
C’est d’ailleurs cet avantage donné au contrat sur la convention légale que conteste Évelyne Sire-Marin. Présidente de la 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris et spécialiste du droit du travail, elle explique qu’avec l’ANI, « le contrat est devenu supérieur à la loi. Les salariés sont dès lors abandonnés à un rapport de force qui leur est défavorable ». Nous sommes ainsi très loin de ce que fut, par exemple, ce plaidoyer de Lionel Jospin, en 2000, lors d'un congrès du parti socialiste, et que rappelle la magistrate : « La hiérarchie des normes assure la prééminence de la Constitution sur la loi, de la loi sur le règlement et, de manière générale, de toutes ces normes sur le contrat. Inverser la hiérarchie, c’est remettre en cause les fondements mêmes de la République. »
Côté administration, le bilan est en demi-teinte. Les Direcctes ont homologué près des trois quarts des PSE déposés depuis l'adoption de la loi. Mais leur mandat ne concerne que le contrôle du bon déroulé de la procédure, ainsi que la qualité du PSE, et non le motif économique du licenciement, pourtant régulièrement contesté, et avec succès, aux prud'hommes. En cas d'accord négocié, son périmètre de contrôle se limite même à la seule procédure. « Au moment d’un licenciement, on doit prendre en compte les critères de charge de la famille, d'ancienneté, de capacité à s’insérer ainsi que les qualités professionnelles du salarié, rappelle Évelyne Sire-Marin. Au lieu de quoi, les Direccte se retrouvent souvent à homologuer des PSE mal ficelés et qui, dans la majorité des cas, ne respectent pas ces points-là, pourtant clairement inscrits dans le Code du travail. »
« Avant l’ANI, résume l’avocat du travail Fiodor Rilov, proche de la CGT, quand un plan de licenciement était contesté par le CE, ce dernier pouvait saisir le juge des référés et obtenir une ordonnance qui suspendait le projet de restructuration. C’est comme ça, par exemple, que les “GoodYear” ont réussi à empêcher, pendant près de sept ans, la fermeture du site d’Amiens nord. » « On pouvait se battre alors même que les licenciements n’avaient pas eu lieu, insiste celui que toute la profession surnomme le “tsar rouge”. Mais depuis l’ANI, l’homologation des PSE par la Direccte change tout. Elle permet à l’employeur de se prévaloir de cette autorisation pour fermer son entreprise. Ainsi, même s’il existe ensuite un recours auprès du tribunal administratif dans les deux mois qui suivent l’annonce du PSE, le temps que le juge soit saisi, qu’il décide de prononcer l’annulation d’un PSE mal motivé, les lettres de licenciement sont déjà parties et les salariés sont sur le carreau, à l’annonce du jugement. »
Dans le cas où cette annulation administrative aurait lieu – ce qui s'est passé pour neuf jugements rendus sur les vingt-cinq contestés auprès du tribunal administratif –, elle ne permet plus la réintégration après coup des salariés dans l’entreprise. « Elle permet juste aux salariés de pouvoir saisir les prud’hommes en vue d’obtenir des indemnités compensatoires, précise Fiodor Rilov. Grâce à l’ANI, l’objectif des patrons de licencier en toute tranquillité est donc atteint. »
Un autre observateur, qui a souhaité rester anonyme, confirme que cet objectif est largement atteint : « La loi a été faite pour aller plus vite et pour sécuriser les procédures. Avec l'ancienne législation, c'était très compliqué pour les entreprises de connaître leur durée, d’autant que le recours pouvait prendre des années. Surtout, elles pouvaient se voir, in fine, obligées de réintégrer les salariés licenciés. Ce qui est impossible aujourd’hui avec l’ANI. »
Malgré la faiblesse des recours, le ministère n’apprécie guère d'être remis en cause. Et c'est donc là qu'intervient le texte « fourre-tout », selon la formule du dirigeant socialiste Jean-Christophe Cambadélis, de la future loi Macron. Car, outre la question du travail le dimanche et autres déréglementations, cette dernière redéfinit pour partie les modalités des plans de sauvegarde de l’emploi. Son article 105 prévoit qu’il ne pourra plus exister aucune conséquence sur les licenciements lors d’un plan de sauvegarde de l’emploi mal ficelé, comme par exemple l’obtention du versement de six mois d’indemnités de licenciement calculées sur le dernier salaire. Le défaut de motivation du plan social ou, plus grave, le délit d’entrave exercé par l’employeur contre les représentants du personnel, demeureront également sans conséquence sur les licenciements.
Agacé, notamment par la décision de la cour administrative d’appel de Versailles dans l'affaire Mory-Ducros, le ministère, par cette loi, veut également revenir sur la question du « périmètre d’application des critères d’ordre à un niveau inférieur à l’entreprise ». Pour les salariés de Mory-Ducros, la société souhaitait retenir, pour appliquer sa politique de licenciement, le périmètre de l'agence et non de l'entreprise tout entière, ce qui change singulièrement la donne en termes de compensations. Elle a été déboutée, mais ce projet de loi lui donnerait raison.
« L’objectif est clair, met en garde Évelyne Sire-Marin. Il est celui d’installer chez les salariés l’idée d’une défiance vis-à-vis de tout ce qui est juridictionnel, pour les décourager à enclencher des procédures et se plier à la stratégie des patrons. » Pour autant, « dans le cas de l’ANI comme dans celui de cette future loi, insiste MeRilov, nous devons absolument déplacer le curseur de la seule inégalité du rapport de force entre les salariés et leurs employeurs pour dire qu’il est possible de contester cette procédure judiciaire. Il existe des brèches, notamment offertes par le droit communautaire, qui peuvent permettre dès aujourd’hui de contester l’ANI et la future loi Macron. » À suivre, donc.
Les députés UMP qui veulent retirer le principe de précaution de la Constitution savent leur initiative vouée à l’échec. Elle ne sert qu’à complaire aux industriels, soi-disant étranglés par la quête du risque zéro. Débat aujourd’hui à l’Assemblée.
Le saviez-vous ? Le principe de précaution n’est pas né de l’esprit malade d’un écologiste anti-industrie, mais bien d’une réflexion commune menée par des climatologues et océanologues dans les années 70. Ces derniers, affolés par le stockage de déchets radioactifs au fond des océans, décident de faire pression sur leurs gouvernements pour éviter de futures catastrophes de ce type. Il faudra attendre 1992 et la conférence de Rio pour valider le principe selon lequel, si il y a des indices sérieux quand à la dangerosité d’une pratique, la précaution s’impose... Si les preuves sont avérées, c’est la prévention qui s’applique. À l’époque, déjà, plusieurs personnalités sont vent debout contre cette idée neuve, qu’ils considèrent comme de « l’anti-science ».
Les députés français proposant aujourd’hui de retirer le principe de précaution de notre Constitution sont donc les héritiers de ce combat. L’argumentaire n’a d’ailleurs pas vraiment varié depuis la naissance de la fronde : cela répondrait à une « attente forte et généralisée exprimée dans la société notamment par nombre de chercheurs dont le travail se voit confronté à un climat de défiance croissante envers le progrès et la science. Le principe de précaution s’est transformé au fil du temps en principe d’inaction. » En clair, scientifiques et industriels seraient bridés, voire étranglés par cette contrainte, qui plus est gravé dans notre socle constitutionnel depuis 2004.
Un principe borné par la loi
Sauf que... Si beaucoup l’invoquent, le principe de précaution a finalement été peu utilisé et dans des cas bien documentés : contre la maladie de la vache folle, la culture des OGM, l’exploration des gaz de schiste ou encore les campagnes de vaccination contre l’hépatite B et l’affaire du sang contaminé. Surtout, il est sévèrement borné. Seul l’État est apte à s’en réclamer, et non les collectivités. La Cour de justice des communautés européennes a également rétréci son exercice en rappelant qu’il ne « devait pas empêcher l’action » ni « conduire à rechercher le risque zéro », et qu’il est impossible de l’évoquer sur de simples hypothèses, mais sur des indices sérieux. Il n’empêche pas non plus la science, ce que relève un avis du Comité de la prévention et de la précaution relatif au principe de précaution : « Un euro dépensé en recherche sur un produit potentiellement dangereux est aussi un investissement porteur d’innovations et de croissance future », comme l’illustre le cas des chloro-fluoro-carbones, dont la mise en cause dans la dégradation de la couche d’ozone a permis de chercher et de trouver des substituts.
Est-il un frein à l’innovation technique et donc à l’économie, ce que pense Éric Woerth, chef de file des députés ayant déposé cette proposition de loi ? L’ancien ministre du Budget veut carrément remplacer le principe de précaution par un « principe d’innovation », « pour envoyer aux Français en général et aux entreprises en particulier un signal fort en faveur de la croissance et de la compétitivité ». Là encore, l’ancien ministre pêche sûrement par ignorance, car tout ceci existe déjà : la liberté d’entreprendre et donc d’innover est consacrée par l’article 4 de la Constitution française.
Revoir l’innovation plutôt que la précaution
« La fronde contre le principe de précaution a repris de la vigueur après le fauchage de tous les champs d’expérimentation OGM, l’interdiction de la fracturation hydraulique et les menaces sur les perturbateurs endocriniens,rappelle Marie-Ange Hermitte, juriste spécialiste du rapport entre sciences et société. Or l’application du principe de précaution ne justifie évidemment pas ces destructions qui restent un délit. Ces députés se trompent d’objet mais le savent fort bien. Le seul intérêt de cette loi, c’est de faire du buzz... » Un autre observateur, impliqué dans la recherche sur les biotechnologies, le confirme également en off : « Changer la Constitution est une vue de l’esprit. Le droit communautaire, qui s’impose à nous, a également inscrit le principe de précaution dans ses textes... C’est du vent, cette affaire. »
Ce sur quoi tout le monde s’accorde, c’est néanmoins la nécessité de mettre fin à l’usage politique et médiatique extensif du principe de précaution, bien éloigné de son cadre juridique formel. « Ces termes sont brandis à tout bout de champ, y compris par les associations, très souvent hors contexte », s’inquiète Marie-Ange Hermitte. Et si la chercheuse admet bien volontiers une « fatigue généralisée de l’innovation », le sursaut n’est pas à chercher forcément dans l’assouplissement des règles, mais bien dans son objet même : « Je défends l’idée d’un renouvellement vers une innovation sobre, adaptée aux besoins contemporains. Or ce que l’on nous propose aujourd’hui, c’est une innovation peu synonyme de croissance, et qui ne crée pas d’emploi. Le problème est plutôt là. »
Annick Lacour et Danielle Montel, deux anciennes techniciennes en pharmacologie, ont été licenciées dans la douleur par le géant français du médicament, Sanofi. Pour Mediapart, elles poursuivent un dialogue entamé depuis plus de trente ans sur le combat syndical, la place des revendications féministes et la priorité de l'intérêt général dans la recherche pharmaceutique.
Le 17 octobre, des milliers de chercheurs partis de toute la France ont convergé sur Paris pour alerter l'opinion publique sur la dégradation de leur secteur mais aussi sur l'état de la recherche médicale. Annick Lacour et Danielle Montel, deux anciennes techniciennes en pharmacologie du pôle de Romainville (Seine-Saint-Denis), les ont rejoints par solidarité. Licenciées dans la douleur à la fin des années 2000 par le géant français du médicament, Sanofi, elles ont poursuivi pour Médiapart un dialogue entamé depuis plus de trente ans sur le combat syndical, la place des revendications féministes et la priorité de l'intérêt général dans la recherche pharmaceutique.
En cette mi-octobre, le panorama de l'avenue Gaston-Roussel est à l'image de ces anciennes banlieues rouges franciliennes. S'entremêlent anciens bâtiments en briques et nouvelles tours de verre. L'avenue porte le nom de la dynastie qui a donné son lustre d'antan à Romainville, les laboratoires Roussel étant devenus l'énorme groupe Sanofi-Aventis. Aujourd'hui, les bâtiments qui bordent toujours l'artère principale de la ville n'abritent plus les différents pôles de recherche et développement du leader médical français. Des panneaux annoncent le siège de l'agglomération, des entreprises de transports et de livraisons ou encore les locaux d'un sous-traitant.
Sur cette route qui mène au local CGT de Romainville, Annick Lacour et Danielle Montel plissent le regard. Chacun de leurs arrêts est un crève-cœur. Jusqu'en 2013, 1 832 salariés travaillaient encore sur le site de Romainville, surtout en recherche et développement (R&D). L'an dernier, l'entreprise a également fermé son site de production, qui employait environ 200 personnes. Ailleurs en France, l'heure est aussi à la découpe. Depuis 2012, il y a eu 6 plans sociaux, 450 transferts de postes, près de 800 départs volontaires et, d'ici 2015, la suppression à venir d'encore 180 emplois, notamment au centre de recherche de Toulouse.
Sanofi tranche dans ses effectifs et délocalise sa recherche à l'étranger, mais continue de profiter du crédit impôt recherche : 26 millions d'euros en 2008, 100 millions en 2010 et jusqu'à 130 millions d'euros en 2011. Cette même année, le nombre de projets de recherche est passé de 401 à 250 sur l'ensemble du territoire. Parallèlement, en 2011, le groupe pharmaceutique a dégagé 8,8 milliards d'euros de bénéfice dont 3,5 milliards ont été reversés à ses actionnaires sous forme de dividendes. Cette culture du profit place, en 2014, Sanofi-Aventis au rang des entreprises les mieux cotées du CAC 40.
Pour rappeler l'importance de conserver les métiers de la « pharma », Annick Lacour s'est énormément investie, après son licenciement, dans la réalisation d'un ouvrage, Mon usine est un roman[1], écrit par Sylvain Rossignol à partir des témoignages de salariés. Danielle Montel a également confié ses souvenirs à l'écrivain. Mais elle a surtout achevé l'écriture d'un autre livre collectif, Sanofi, Big Pharma, l'urgence de la maîtrise sociale [2].
Annick Lacour : « Ce livre raconte les hommes et les femmes debout »
Danielle Montel, Annick Lacour, à travers votre parcours et celui de vos collègues se dessine un demi-siècle d'histoire de l'industrie pharmaceutique française. Comment a démarré votre carrière au sein de Sanofi, qui s’appelait encore Roussel ?
Danielle Montel. Je n'ai pas commencé ma carrière ici mais à Bondy, en entomologie. C'était à une période où l'on pouvait quitter un travail le matin et en retrouver un autre l'après-midi. J'ai donc été embauchée à Roussel-Uclaf en 1964, en tant que technicienne en pharmacie. J'y ai déroulé toute ma carrière, en terminant à l'échelon coefficient 390, soit juste avant la qualification de cadre. J'ai été élue CGT dès 1966.
Annick Lacour. 1966, c'est l'année de mon arrivée chez Roussel. J'avais 19 ans et j'étais une fille de gendarme qui a rapidement épousé un pompier. À la maison, on ne parlait pas politique. C'est bien à Roussel-Uclaf que j'ai découvert la vie. Danielle et d'autres m'ont fait lire Aragon, Éluard… Ils m'ont même emmenée au théâtre. Dans les ateliers, à la pause café, on discutait, ils m'expliquaient ce qu'était la vie de salariée. Dès mon arrivée, j'ai ainsi commencé à signer des pétitions en faveur de la protection de la « Sécu », et j'ai voté CGT pour mes premières élections du personnel.
D. M. La lutte tient aussi beaucoup au hasard. Par exemple, quand je me présente lors de ces élections internes dont vous parle Annick, je n'avais pas envisagé être élue une seule seconde comme déléguée du personnel et représentante du comité d'entreprise. Cela s'est joué sur un mouvement de noms sur la liste. Pareil pour Mai 68. J'avais accouché deux mois auparavant et, le matin du blocage, j'avais d'autres préoccupations en tête.
Mai 68 a été un moment important dans vos vies militantes ?
D. M. Oui, nous avons tenu la grève générale pendant plus de quatre semaines. Notre organisation était à la fois constituée de jeunes gens insouciants et d'anciens, beaucoup plus prudents. Ces derniers étaient déjà dans l'optique de ce mot d'ordre qui consiste à « rendre l'outil de travail comme on l'a trouvé ». Les débats en interne reposaient donc sur cette question : fallait-il ou non stopper la soufflante (partie stratégique de la production pharmaceutique – ndlr) pour faire pression sur la direction ? Mais, en réalité, au sein des différents services de l'entreprise, on voyait déjà que le mouvement était en route. On a distribué des tracts et cela s'est fait naturellement.
A. L. Les métiers de la chimie étaient assez neufs sur le site de Romainville. Nous étions de jeunes techniciens et on a rapidement pris confiance en nous.
D. M. C'est vrai que nous étions jeunes et très indisciplinés, ce qui a fait que nous n'avons jamais eu peur d'aller jusqu'au bout. Et, puis, il ne faut pas oublier que nous avons pu nous appuyer sur les « conditionneuses ». Ces ouvrières, durement fliquées par leur hiérarchie, étaient très « toniques » dans le mouvement social. Il suffisait que l'une d'entre elles débraie pour que le mouvement suive.
A. L. Je me rappelle très bien, au départ, être la seule de mon service à avoir rejoint le terrain de boules où une partie des syndicalistes et des grévistes se réunissaient. J'avais une de ces trouilles, l'impression d'être regardée comme une bête curieuse. Je pense que cela tenait au fait qu'il y avait une majorité d'hommes. C'était l'époque où les services n'étaient pas mixtes : d'un côté, il y avait les conditionneuses et les techniciennes, de l'autre, les chimistes et les cadres. Cela se ressentait d'ailleurs aussi dans le syndicat. Il y avait les représentants pour les métiers d'hommes et pour les métiers de femmes.
D. M. Cela a fini par évoluer au milieu des années 1980 avec l'arrivée des premières femmes en chimie.
Dans Notre usine est un roman, l'une des protagonistes dit : « Notre syndicat devrait affirmer que l’industrie pharmaceutique est au service des hommes et des femmes et qu'il doit produire la pilule. » Ce que Roussel-Uclaf a fait dans les années 1980… Est-ce que les revendications féministes étaient plus fortes qu'ailleurs du fait de cette histoire particulière ?
D. M. Clairement, non. Les revendications portaient uniquement sur l'égalité en matière de formations, de métiers et sur l'évolution des carrières. Si, en pharmacie, nous étions déjà très exigeantes sur le fait qu'une femme égalait un homme, des questions féministes, on en parlait en dehors. D'ailleurs, elles n'étaient tout simplement pas travaillées par les centrales syndicales. C'est venu bien plus tard. Il ne faut pas oublier d'où venait le monde ouvrier de l'époque, avec l'emprise du PC sur la CGT. Et puis personnellement, ça n'a jamais été un problème. À la maison, c'est mon mari qui cuisine ! Plus sérieusement, il n'y a jamais eu ce genre de combat à mener dans mon foyer…
A. L. Pendant longtemps, au travail comme dans la lutte, nous les femmes, devions être carrées, sans faille, un modèle. Je me souviens, qu'à ce moment, j'avais des soucis dans mon couple et qu’une copine m'a dit : « Annick, ressaisis-toi ! » Moi, clairement, j'aurais aimé qu'on aborde ces sujets de la pilule, de la contraception. J'étais jeune et j'en avais besoin. Les conseils qu'on se donnait, l'adresse du planning familial, tout ceci existait mais relevait plutôt de la relation individuelle.
Aujourd'hui encore, les femmes et le combat syndical, ça ne va pas de soi, comme ont pu le souligner les membres du collectif des Licenc'ielles ? (Lire notre reportage ici)
DM. S'agissant des Licenci'elles, elles ont surtout démontré que la lutte syndicale liée au mouvement social est encore et toujours une question de pouvoir. Qu'ils soient hommes ou femmes, les salariés n'ont pas assez conscience du pouvoir qu'ils ont. C'est la leçon que je retire de ces cinq dernières années de combat, avant que Sanofi ne réussisse définitivement à fermer le site de Romainville. Dans ce bras de fer, nous, syndicats, n'avons pas été assez audacieux vis-à-vis de nos collègues. Nous aurions dû leur donner plus la parole, leur faire davantage confiance. Aller dans le sens de l'éducation populaire, casser ce schéma de l'entreprise où, comme à l'école, on ne donne jamais la parole, on vous dit ce qu'il faut faire.
Pourtant en 1968, en 1981 et jusqu'en 2004, le statut des salariés et notamment celui des femmes n'a cessé d'évoluer à Roussel-Uclaf ?
D. M. C'est vrai et on le doit notamment aux « conditionneuses ». C'est grâce à elles, dans la lutte et au travail, que l'on a obtenu une crèche à 900 mètres de « l'Horloge » (site historique de l’empire Roussel-Uclaf à Romainville, aujourd’hui devenu un local pour une société de transports – ndlr) et des jours de congés parentaux. D'ailleurs, à la fermeture de notre site, avec d'anciens salariés, nous avons constitué une association qui a repris les activités de la crèche d'entreprise. Parce qu'aujourd'hui, les femmes et les hommes qui travaillent dans les boîtes qui ont remplacé notre unité de recherche en ont toujours besoin. Parce qu'aussi, nous voulions montrer à Sanofi que, même licenciés ou mis à la retraite, des salariés peuvent continuer à s'occuper des affaires de la collectivité.
Danielle Montel : « Comment peut-on prendre le pouvoir aux multinationales ? »
L'importance du travail et le souci de son entreprise revient beaucoup dans le livre… Finalement, est-ce un regret d'une forme de paternalisme plus supportable que l'actuel modèle ultralibéral ?
A. L. Il ne devrait y avoir aucune dichotomie entre lutte et travail. Mais à la différence de ce que nous avons vécu lors de notre recrutement, les salariés sont aujourd'hui tellement précarisés qu'il leur est très compliqué d'envisager de construire une carrière. Alors un engagement militant… Quand j'avais 20 ans, les choses étaient atteignables. Nous avions des modèles. Nos grands-parents avaient, pour certains, participé à la Libération. Parmi nos parents, d'autres avaient porté le Front populaire. De 1936 à Mai 68, ce n'était finalement pas si loin. Aujourd'hui, la domination s'est accrue. J'en veux pour preuve ces jeunes qui sont à la fois plus individualistes tout en étant plus attentifs à leurs proches. Pour la plupart, leur engagement est beaucoup moins idéologique. Ils ne veulent plus changer le monde, ils veulent simplement pouvoir vivre.
D. M. Je pense que ces jeunes, et plus largement les citoyens, voudraient croire aux syndicats et aux partis politiques, mais encore faudrait-il que ces structures fonctionnent.
A. L. Ce n'est pas un hasard si, après un long parcours, j'ai fini par quitter le parti communiste, en 2007. La préparation et le mode de désignation du candidat à la présidentielle se sont déroulés en contradiction avec l'aspiration des militants. Ce fonctionnement a fini par me dégoûter. Si je reste à la CGT, c'est par fidélité.
D. M. Je comprends ce sentiment et c'est exactement pour les mêmes raisons que je suis toujours encartée au PC. Pour être un contre-poids à l'intérieur du parti et continuer de porter les enjeux de santé sur la place publique. Mais je vous voudrais revenir sur la notion de paternalisme. Bien sûr que la famille Roussel jouait de cette fausse proximité avec les salariés et que l'un de nos combats à la CGT était de casser cet attachement. Pourtant, paradoxalement, c'est aussi cette appartenance à une entreprise, et plus encore à des métiers, qui a joué comme une protection des salariés face aux multiples fusions-restructurations vécues ces dernières années. Sans oublier que depuis près d'un demi-siècle, nous avons également toujours eu conscience de notre responsabilité sur ces questions de recherches liées à la santé.
Vous affirmez que les salariés de l'industrie pharmaceutique sont plus que de simples exécutants, qu'ils ont la responsabilité de ce qu'ils produisent ainsi que celle d'en tenir informés les citoyens ?
D. M. À Sanofi comme ailleurs, les techniciens, les cadres, les chercheurs étaient des contre-pouvoirs à l'intérieur-même de la pharmaceutique. Et maintenant que nous avons été licenciés, qui prend cette place d'alerte dans la société ? Avec Annick et les autres, nous aimions ce que nous faisions mais, je le répète, nous avions surtout conscience de notre responsabilité sur les questions de santé. Pour nous, le médicament n'a jamais été une marchandise comme une autre. Les salariés doivent avoir du pouvoir sur les questions d'intérêt général et nous étions prêts à en prendre dans l'entreprise. Pourquoi continue-t-on de commercialiser des vaccins à l'aluminium alors que l'on sait désormais que c'est toxique ? Pourquoi avons-nous eu le sang contaminé ? Pourquoi les gouvernements, de gauche comme de droite, n'ont pas soutenu, à la fermeture des sites de Romainville, nos projets alternatifs mêlant les chercheurs du public et du privé, pour répondre aux exigences de santé publique ? La légalité du combat, c'est l'humain. C'est ça qui est juste et universel.
[1] Notre usine est un roman, Sylvain Rossignol, éd. La Découverte/Poche, Paris, 2009, 415 p., 12 euros.
[2]Sanofi Big Pharma, l'urgence de la maîtrise sociale, Danielle Montel, Daniel Vergnaud, Danielle Sanchez et Thierry Bodin, éd. Syllepse, Paris, 2013, 142 p., 8 euros.
Ils ont travaillé sur la plus grosse fabrique de papier en France. Les 350 salariés du site de Stora-Enso, à Corbehem (Pas-de-Calais), ont mené une lutte sociale épuisante pour éviter le licenciement. Pris dans les chausse-trapes de l'ANI, promenés par le groupe finlandais, ils ont répondu en créant l’association Génération Ferdinand-Béghin, du nom du fondateur, pour tenter de sauver un site rentable.
Corbehem (Pas-de-Calais), de nos envoyés spéciaux.- C'est une immense usine comme on n'en fait plus, une usine tout-en-un, avec sa chaufferie, sa station d'épuration, son parc électrique, la rivière au milieu, et les villages de part et d'autre, qui prennent l'ombre des machines... Des kilomètres de tuyaux relient l'unité de transformation du bois à la papeterie proprement dite, et à la « machine 5 », cœur technologique de ce complexe industriel. C'est cette « machine 5 », qui faisait la fierté des ouvriers de ce coin du Pas-de-Calais, un monstre capable de produire 250 000 puis jusqu'à plus de 300 000 tonnes de papier magazine par an. C'est une des plus grosses machines d'Europe, implantée sur le site en 1990 à l'issue d'un chantier titanesque.
De la fenêtre du local syndical en briques qui longe l'une des voies d'accès au site, on embrasse le panorama. « Oui, c'est un beau complexe industriel, mais il n'y a plus personne dedans », lâche un militant CGT. Les 350 employés de la papeterie Stora-Enso ont reçu leur lettre de licenciement début septembre. Ils ne sont plus que 66 à pouvoir encore pénétrer sur le site. Les salariés ont contre-attaqué par la voie judiciaire: ils ont assigné leur ancien employeur devant le conseil des prud’hommes d’Arras pour dénoncer un licenciement économique « sans cause réelle et sérieuse ». Après une première audience le mois dernier, le conseil ne devrait pas se prononcer avant... février 2016 !
Regardez ci-dessous une visite du site en compagnie de quelques salariés du groupe. En ouverture de la vidéo, une présentation de ce que représentait la fameuse « machine 5 » :
L'histoire est un classique du genre : Béghin, le célèbre sucrier, crée au début du siècle à Corbehem une usine de cartonnerie, puis une papeterie, profitant de l'eau de la rivière Scarpe, de la voie de chemin de fer toute proche mais également du bassin minier à proximité. Puis l'usine passera aux mains de l'allemand Feldmülhe, puis Stora, pour finir Stora-Enso en 1998 à l'occasion de la fusion des deux groupes. Du paternalisme industriel à la sauce Béghin au groupe mondialisé et financiarisé finlandais, le choc est évidemment brutal.
En 2006, le groupe décide déjà de licencier près de 400 personnes sur les 600 salariés, et de fermer les machines 3 et 4. Le motif annoncé est celui de la crise du papier LWC, un papier couché haut de gamme destiné à la presse magazine. La lutte sera rude, le feu brûlera jour et nuit pendant de longues semaines à l'entrée du site. Mais le plan social ira à terme, même si certains salariés sont toujours en procès avec l'entreprise pour licenciement abusif.
Moins de sept ans plus tard, rebelote. En octobre 2012, le groupe annonce une « étude de faisabilité de cession » du site de Corbehem. Mais une disposition de la loi ANI va obliger les propriétaires de sites « rentables » à chercher un repreneur... Une véritable partie de poker menteur commence donc, « laminant le moral des salariés », selon Jean-François Legrand, membre de la CGT et de l'intersyndicale. Elle va provoquer les premiers déchirements, entre ceux qui croient en une possible reprise et les partisans d'un plan social le plus généreux possible.
« En réalité, Stora-Enso n'a jamais voulu vendre, analyse aujourd'hui Pierre Georget, maire (PRG) de Vitry-en-Artois et président de la communauté de communes englobant Corbehem. Ils ont sorti une entreprise de leur chapeau, lui ont donné l'exclusivité de la négociation, pour qu’au final, les actionnaires de cette société appelée Valpaco disent, au bout d'un mois, qu'ils n'avaient absolument pas l'intention de racheter le site de Corbehem. » Contacté par Mediapart, Jean Valli, dirigeant de Valpaco, conteste cette version, assurant que son intention était bien d'étudier cette reprise mais qu'un conflit entre actionnaires a interrompu le processus (lire ses explications sous l'onglet Prolonger).
Devant le silence de la direction locale et du siège de Stora-Enso à Paris, une délégation composée d'élus locaux et de membres de l'intersyndicale part pour Helsinki, rencontrer les dirigeants du groupe. « Neuf heures d'avion pour une heure trente de rendez-vous,raconte Pierre Georget. Monsieur Kervinen [président de Stora-Enso, ndlr] m'a répété 8 à 10 fois qu'il voulait pérenniser le site et préserver l'avenir, droit dans les yeux. Pour quel résultat ? »
Comme à Florange, Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, arrive sur les lieux, en février 2014. Soit un mois après l'arrêt définitif de la machine 5, tournant en sous-régime depuis des mois, et l'annonce de la fermeture du site. C'est l'espoir qui renaît. Combatif devant les caméras, le ministre socialiste évoque une possible reprise, partageant l'effroi de voir disparaître cette incroyable machine à fabriquer du papier ainsi que les centaines d'emplois induits pour son fonctionnement. Car la région est sinistrée, elle a déjà perdu près de 50 000 emplois entre 2008 et 2014.
Les pièges de l'ANI
« Montebourg a dit qu'il allait faire plier le groupe, se souvient Jean-François Legrand.En fait, Stora a roulé tout le monde dans la farine, nous, la Région, le gouvernement. »Car il est impossible pour le géant finlandais de la papeterie d'accepter de voir s'installer un concurrent sur un territoire aussi stratégique que celui du Nord-Pas-de-Calais, à la jonction entre la France, la Belgique, le Luxembourg et le Royaume-Uni. « Montebourg le ventilateur », comme l'appelle Marcel, l'une des « grandes gueules » du conflit, finira donc lui aussi par jeter l'éponge. Et depuis septembre, le dossier est dans les mains du ministre de l'économie Emmanuel Macron.
Dans le même temps débute un Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) un peu particulier. C’est le premier de cette ampleur à s’inscrire dans le cadre de l'ANI (Accord national interprofessionnel). Du coup, l’intersyndicale du site doit essuyer les plâtres de cette loi controversée, votée sous l’ère Hollande. Dans son application, l’ANI donne in fine la possibilité à l'employeur de déposer unilatéralement un document à la Direction régionale du travail en guise de plan social et de stopper les négociations comme bon lui semble, s’il estime que ces dernières ne se déroulent pas dans de bonnes conditions.
« Au début du PSE, on avait commencé à discuter des licenciements dans l'usine, se souvient Laurent, représentant CGT, mais avec les bruits de pétards et les jets d’œufs accompagnant la décision de Stora de fermer le site de Corbehem,la direction a finalement décidé de délocaliser nos réunions. Comment dire "non" à un PSE qui se dessine sans nous avec cette menace de tout arrêter du jour au lendemain ? » Douai, Arras, Lille, la négociation s'éloigne de plus en plus de Corbehem... Elle rejoint les salons feutrés de réunions des grands hôtels, loin des salariés et de leur colère. Et malgré quelques coups d'éclat, comme le blocage d'un péage, des manifestations à Lille, Bruxelles ou le « blanchiment » de Bercy par le déversement de mètres de papier devant le ministère du budget, les « Stora » craignent non seulement de perdre leur avantage, mais aussi de faire peur à un potentiel repreneur.
En dépit de cette lutte sociale biaisée par l’ANI, les salariés, et plus encore l’intersyndicale, ne s’expliquent pas la couverture médiatique de leur conflit, quasiment nulle, mis à part un suivi régulier de la part des journaux locaux, La Voix du Nord etL'Avenir de l'Artois. « Si on avait été moins seuls, confie Marcel, cela aurait peut-être été moins dur à vivre. » Un journaliste, pourtant, n’a cessé de raconter les différentes étapes de ce combat, du premier plan de licenciement de 2006 à l’annonce faite de la fermeture de la « machine 5 », le 6 janvier 2014. Enfant du pays et témoin infatigable, Hervé Dujardin est journaliste à la radio locale Scarpe-Sensée. Depuis des mois, il archive par le son tout ce qui tourne autour des actions menées à Corbehem et ne s'explique pas vraiment cette « invisibilité médiatique ».
Ci-dessous, un entretien avec Hervé Dujardin : « On avait des personnes ordinaires... »
Sur le plan humain, « c'est un vrai massacre », confie un délégué du personnel. Aucune communication de la part du groupe, pas de service de ressources humaines à proprement parler, et surtout ces longues journées passées dans l'usine à « ne rien faire ». On joue aux cartes, on rumine l'avenir et on tente de maintenir vivace un travail pourtant voué à la destruction. Surtout, ne pas penser à 2006 et au suicide de l’un des salariés. Hervé Dujardin se souvient : « J’ai recueilli sa parole comme celle des autres. Engagé politiquement, il croyait que ça aller se redresser, et puis... Le fait de perdre son boulot, ça abîme, vous savez. Lui, sa famille, son épouse… Et finalement, il se pend. Il faut le dire ça, que la perte de son emploi, ça tue. »
En forme de prévention et suite à l’annonce d'une première réduction de la capacité de production de la « machine 5 », le CHSCT mandate la société Secafi à la fin de l'année 2013 pour réaliser un rapport sur les possibles risques psycho-sociaux encourus. La Secafi décrit tout à la fois un « stress sévère » au sein de l'usine, une montée de l'angoisse et des troubles du sommeil, un renforcement des conduites addictives ainsi qu'une progression des conflits familiaux. Durant ces longs mois d’attente, plusieurs personnes ont des pensées suicidaires ou mortifères.
Alors que rien n’est engagé par Stora-Enso, une deuxième étude tombe en avril 2014. Le ton se durcit. Le rapport constate que les salariés, cadres comme ouvriers, sont seuls face à « l'impasse de l'arrêt machine » et de plus en plus « clivés », à tel point qu'une psychologue sera mandatée par le CHSCT pour passer une journée et demie sur le site. Si la « cinq » cesse de tourner en janvier 2014, c'est aussi pour éviter « l'accident de trop », rappelle un élu CFDT.
Pourtant, malgré ces alertes répétées, Stora-Enso fait la sourde oreille, ne respectant aucune des préconisations diligentées par le CHSCT. Le groupe décide même de faire partir les lettres de licenciements le vendredi 5 septembre, alors que les veilles de week-end sont considérées à risque dans le cas de salariés se retrouvant seuls chez eux.
Génération Ferdinand-Béghin
C'est pour éviter au maximum les angoisses et le sentiment d’abandon que les salariés décident d’anticiper l’inéluctable envoi de cette lettre de licenciement en créant, à la demande de la section CGT de l'entreprise, l'association de secours mutuel Génération Ferdinand-Béghin. Du nom de cette figure industrielle magnifiée par le temps et qui reste une référence pour tout un territoire. « Quand j'ai été embauché, mon bleu c'était Béghin Corbehem », raconte fièrement Jean Ricordeau, président de la toute jeune association. « Pour nous, c'est synonyme d'investissement et d'emplois, à la différence de Stora-Enso dont on ne souhaite aujourd'hui que salir le nom », poursuit même rageusement un autre membre.
Dans l'usine, presque tous ont adhéré, de même que certaines compagnes de papetiers, comme Christelle Fasciaux ou Anita Massart, respectivement secrétaire et trésorière de l'association.
« L'idée est de prendre soin les uns des autres, de créer – pourquoi pas ? – une mutuelle, de se soutenir, de se réunir », dit Anita Massart. Une aide collective en forme de soutien individuel qui permet de donner tout du moins un espoir, un projet à certains « Stora ». Pourtant, gérer l'après est une vraie gageure dans cette entreprise où la moyenne d’âge avoisine les 47 ans. Si certains sont encore dans le déni de la fermeture de la « machine 5 » qui annonce celle du site dans son entier, d’autres entretiennent l’espoir d’un possible repreneur.
« Avec plusieurs cadres, détaille Bruno, qui souhaite rester anonyme, aujourd'hui au chômage et membre de Génération Ferdinand-Béghin, nous avons réuni une sorte de comité d'expertise, pour montrer que malgré ce qu’affirme la direction du groupe, le site est viable. Avec la remise en route d’un vrai service commercial et le retour d'une unité de recherche et développement, dont nous avons été privés au profit d'autres sites du groupe, notre capacité de production pourrait couvrir jusqu’à 50 % des besoins français en papier magazine. Alors qu’avec sa stratégie d’étouffement à court terme, on couvrait seulement 10 % du marché ! Les imprimeries voisines préférant aller acheter leur papier en Italie...
Si les salariés peinent à lâcher le morceau, c'est aussi parce qu'ils cherchent la solution ailleurs, comme dans l'usine M-Real, à Alizay, dans l’Eure (lire ici notre précédent reportage).
Le précédent de M-Real
Alors que cette autre papeterie faisait face à une menace de fermeture de la part de son propriétaire, le conseil général de l'Eure décide de préempter l'usine en 2011, dans l’attente d’un repreneur viable. Pour ce faire, la collectivité provisionne 22,5 millions d’euros (lire ici). Jusqu’à ce que l’occasion se présente enfin. « Après l’étude de différents dossiers, c’est finalement le groupe thaïlandais Double A qui a racheté le site », raconte Franck Sailliot de la Filpac (Fédération CGT des travailleurs de l'industrie du livre, du papier et de la communication) du Nord-Pas-de-Calais. Résultat, le département de l’Eure a non seulement récupéré son investissement mais a pu conserver une bonne partie des emplois de la commune d’Alizay.
Cet exemple de M-Real entretient à la fois l’espoir d’une reprise du site de Corbehem mais aussi de celui de la papeterie Arjo Wiggings. Situé à quelque 80 km au nord de Corbehem, Arjo Wiggings fait partie des dix sites en papeterie-cartonnerie que compte encore la région Nord-Pas-de-Calais. Son propriétaire, le groupe Sequena, vient également d’annoncer son intention de fermer cette unité de 307 employés. Sauf qu’à scénario quasi identique, un élément choque les experts du dossier. Alors qu’à Corbehem, l’actionnaire principal est un groupe privé, dans le cas d’Arjo Wiggins, c’est l'État qui est majoritaire au sein d'une holding également détenue par Exor SA ou encore le groupe Allianz.
Forts des doubles plans de sauvegarde de l’emploi vécus par leurs collègues de Corbehem, les « Arjo » ont donc pris les devants et tout misé sur la carte de la ré-industrialisation contre celle de la financiarisation.« Dans le cadre d’un PSE qui pourrait s’annoncer aussi dur que celui mené par Stora-Enso, nous avons créé une cellule de veille et mobilisé la signature de 377 élus de notre agglomération pour faire jouer d'emblée le droit de préemption, dont le vrai nom est en fait une demande d'expropriation pour cause d'utilité publique », explique Franck Sailliot, également représentant CGT à Arjo Wiggings.
« Nous n’allons pas attendre qu’on nous fasse le coup d’un éventuel repreneur pour bloquer le plan social,complète son collègue cégétiste Jean-Luc Choinet.D’autant plus qu’on a vu avec Stora que ces groupes préfèrent laisser pourrir des sites performants que de les revendre à de potentiels concurrents. » En septembre, Manuel Valls a profité d'un déplacement dans la région pour donner son feu vert à la construction du canal Seine-Nord Europe en 2017. C'est un autre chantier titanesque et l’un des ports du canal devait, à l’origine, être raccordé à la papeterie de Corbehem. Aujourd'hui, le futur canal traversera, si rien n'est fait, un territoire privé de ses usines et de ses ouvriers.
Licenciées en 2011 par le groupe des 3 Suisses, les ex-salariées n'ont cessé de se battre via leur collectif les Licenci'elles. Une mobilisation originale, qui a porté le projet d'interdiction des licenciements boursiers, et qui fait des émules. Quatre ans plus tard, malgré les épreuves rencontrées, la cour d'appel de Douai devrait, mardi, leur donner raison en condamnant les 3 Suisses pour licenciements abusifs.
Le T-shirt rose est leur marque dans la lutte. On le repère vite parmi les chasubles et les autocollants de manif. Il a également fait son petit effet en ce mois de septembre grisonnant de 2012. C'était à la Fête de l'Humanité où elles sont arrivées, là, à trois. Fendant la foule des admirateurs et des curieux, les Licenci'elles, ces salariées licenciées par les 3 Suisses, ont rejoint Daniel Mermet et Jean-Luc Mélenchon au studio mobile de Radio France.
L'animateur les lance, en direct, dans l'arène des combats sociaux. Pas impressionnées pour deux sous, s'exprimant sous l’œil protecteur de leur avocat Fiodor Rilov, les Licenci'elles ont tenu le crachoir, expliqué leur lutte et leur revendication d'une loi d'interdiction des licenciements boursiers. Tellement à l'aise que ces femmes en lutte réussissaient ce jour-là à clouer le bec à ces deux vieux briscards de la chose médiatique et politique.
Deux années plus tard, les Licenci'elles (ici leur page Facebook) ont accepté de revenir sur cette histoire, conjuguée au féminin puis au pluriel. Éparpillées en France, c'est chez l'une d'elles que l'on remonte le fil. Dans cet appartement de trentenaire situé dans une ville du sud-est de la France et dont les larges fenêtres donnent sur la façade d'un immeuble bourgeois. Assise sur un canapé aux angles joliment arrondis, Séverine se livre à domicile. Ne préférant pas mélanger sa nouvelle vie de responsable de magasin de vente de vêtements à son combat contre les 3 Suisses. « J'ai été au chômage pendant un an, et je l'ai vraiment mal vécu. Alors je cloisonne, car mes nouveaux chefs n'apprécieraient pas trop mes activités militantes, et je ne veux pas perdre cet emploi », dit-elle. Ce n'est pas pour autant qu'elle renie ce combat de quatre ans mené avec ses collègues et désormais amies.
Jusqu'en 2011, Séverine travaillait avec enthousiasme comme manager d'une boutique pour les 3 Suisses, ravie de son ascension depuis cinq ans dans l'entreprise autrefois familiale du nord de la France. Cette même année, l'enseigne lilloise met sur pied un plan de restructuration et décide de supprimer 235 emplois. Les 149 vendeuses des boutiques « Espace », installées un peu partout en France pour limiter la chute des ventes par correspondance, sont licenciées.
Ni Séverine ni ses collègues n’avaient vu le coup venir. « Ça nous est tombé dessus sans crier gare... En gros, c'était "Vous signez votre lettre et vous vous taisez". Je n'ai jamais vu un tel manque de considération. » Sa collègue Christine, à l'époque responsable d'une boutique en Bretagne et forte de plusieurs années d'ancienneté dans le groupe, fait le même constat : « J'ai fermé la boutique sous le regard d'un vigile qui m'a demandé de lui remettre les clefs du magasin, comme si j'allais voler quelque chose... J'ai pris mon bus et c'était fini. Pas un mot de la direction, rien ! »
La plupart de ces salariées, relativement isolées car disséminées en France, ne sont pas syndiquées. Beaucoup n'ont même jamais fait grève de leur vie. Toutes sont révoltées par « l'injustice » de leur licenciement alors même que le groupe Otto, propriétaire de l'entreprise, continue de faire des bénéfices. Ignorées par les médias, snobées par les syndicats et notamment la branche commerce de la CGT, une soixantaine de « 3 Suisses » décident de contester leur licenciement devant les prud'hommes et de monter un collectif, les Licenci'elles.
Militant volontairement en dehors des structures traditionnelles, ces femmes jouent à fond la carte des réseaux sociaux et inondent de mails les rédactions et les élus politiques. « Notre problématique, c'était notre situation géographique, il fallait inventer un moyen de se rassembler et de se faire voir », se souvient Séverine.
Leurs fameux T-shirts roses finissent par trouver une place dans le brouhaha médiatique, surtout lorsque les Licenci'elles se rapprochent des gros bras des Goodyear, en lutte à Amiens, des ouvriers de chez Ford ou encore des chercheurs et techniciens de laboratoire mis sur la touche par Sanofi. Avec le recul, Séverine et Christine disent aussi s'être inspirées du mouvement très féminin des « Samsonites », salariées françaises de l'usine d'Hénin-Beaumont, propriété du fonds de pension Bain Capital, alors tenu par Mitt Romney (candidat républicain à la présidentielle de 2012 face à Barack Obama - ndlr), parties jusqu'aux États-Unis faire valoir leurs droits auprès du tribunal fédéral de Boston.
S'attaquer au cadre législatif
D'une bataille juridique à l'autre, une première victoire vient saluer leur action : fin 2011, les prud'hommes prononcent la « nullité des licenciements pour motif économique des anciens salariés » et condamnent 3 Suisses France, 3 Suisses International et la société Commerce BtoC au versement de lourdes d'indemnités. À la barre, c'est leur avocat, « le tsar » Fiodor Rilov, comme l'appellent les Licenci'elles, qui va défendre les ex-3 Suisses, mais aussi les encourager à aller sur le terrain du politique. Motivées par cet avocat spécialiste du droit du travail, les femmes en rose vont donc s'attaquer, avec d'autres salariés en difficulté, à la rédaction d'une proposition de loi pour interdire les licenciements boursiers.
Lors de ce travail quasi programmatique, le collectif devient un mouvement transversal, composé de plusieurs représentants de salariés d'entreprises allant du textile à la finance, en passant par l'agroalimentaire ou l’industrie lourde. « À chaque fois qu'on se rencontrait dans des manifestations ou des réunions, on se rendait compte qu'on était tous dans la même situation, explique Séverine. Qu'on venait de perdre notre emploi et que, malgré cela, la justice finit toujours par reconnaître notre licenciement comme abusif. Il y avait donc bien un truc qui n'allait pas ! Il fallait traiter le problème à la source ! »
L'idée des Licenci'elles devient même promesse présidentielle, faite par Hollande en octobre 2011 sur le parking de l'usine des Goodyear, à Amiens. Le candidat assure soutenir ce projet d'interdiction des licenciements boursiers. Le président remisera bien vite l'idée dans ses cartons élyséens. Pourtant, malgré ce renoncement de début de quinquennat, les Licenci'elles continuent de porter leur projet jusque devant le ministère du travail, en janvier 2013. « À cette occasion, on est passé aux T-shirts rouges, s'amuse Séverine, parce que les mecs qui nous avaient rejointes, le rose, ça leur plaisait pas trop... Et puis, parce que le rouge était une manière de montrer notre détermination sans pour autant être obligées de porter une étiquette », dit Séverine.
Cette émancipation des centrales syndicales passe mal. D'autant que le collectif prend de l'ampleur. Continuant sur leur lancée, les Licenci'elles font la bascule en sillonnant la France en lutte. À défaut de loi, elles repèrent avec Fiodor Rilov les entreprises en conflit et se rendent auprès des salariés partager leur expérience. « Lors des plans de sauvegarde de l'emploi, les gens ne savent pas comment réagir, confiait en juin dernier une Licenci'elle qui, aujourd'hui, a pris du recul. On allait dans les boîtes pour aider les salariés à comprendre le mécanisme et ne pas se faire avoir. » « Et ça, reprend Séverine,les syndicats ne l'ont pas accepté. En prenant de l'ampleur, nous sommes un peu devenus les "hommes à abattre". Entre eux et la direction des 3 Suisses qui a poursuivi son travail de sape, c'était difficile de tenir. »
Tenir debout
À la longue, l'épuisement guette. Prises dans la lutte, les Licenci'elles doivent aussi penser à leur propre avenir. Nombre de ces ex-3 Suisses, suivies elles aussi par le cabinet de reclassement Altedia, peinent à retrouver du travail. Les plus âgées payent douloureusement le prix de leur expérience. Christine est dans cette situation, elle qui a pourtant suivi une formation pour gérer une équipe d'aides à domicile. À 50 ans, elle est prête à rempiler dans le commerce, mais ses lettres de candidature ne reçoivent aucune réponse.
De guerre lasse, Christine a fini par demander son agrément comme assistante maternelle, mais avec le sentiment obsédant d'être « hors du truc, plus vraiment à sa place dans la société ». Prise par l'émotion, elle évoque ces deux séances de kiné hebdomadaires qu'on lui prodigue depuis plusieurs mois et cette épaule bloquée par le seul fait du stress. La lutte sociale, toutes s'accordent à le dire, est un drôle de mélange de joies et de peines, un jour avec des très hauts, l'autre avec des très bas.
« J'ai fait sauter plusieurs carcans. Aujourd'hui, à 40 ans, j'ai l'impression d’une renaissance. On se rend compte de qui on est vraiment et du décalage avec notre vie d'avant, le rôle que l'on jouait ou que l'on se donnait. » Celle qui témoigne ainsi a voulu garder le plus strict anonymat et est aujourd'hui en pleine séparation, remettant complètement en question sa vie familiale.
« Moi, j'ai un mari et des enfants qui m'ont beaucoup soutenue, ma fille est même parfois venue manifester, contre-balance Christine. Mais pour celles qui étaient en première ligne, avec des enfants en bas âge, il était difficile de concilier un tel engagement avec leur vie personnelle. » « Un tel combat exige des sacrifices, et pour moi, pendant trois ans, ça a été le néant sur le plan sentimental et amical, parce que les proches vous soutiennent mais ne comprennent pas forcément, témoigne de son côté Séverine. Et c'est vrai que le contrecoup est dur, quand on se retrouve seule le soir dans son appartement après avoir été portée par une telle énergie... Mais grâce aux Licenci'elles, ma conscience s'est réveillée, et maintenant j'aurais du mal à me taire. »
Soutenu par des associations féministes, invité dans les colloques à parler de ses actions, le collectif a clairement joué de cette image de femmes allant au charbon face à un grand groupe, dévoilant au passage des positions féministes assumées. « Pour la direction, on était des petites vendeuses de rien du tout, se remémore la jeune femme. Notre résistance les a surpris. Quand tu rencontres des métallurgistes, qui ont des années de lutte derrière eux, c'est pas évident non plus. Mais je crois que cette forme de naïveté nous a aussi permis d'avoir une stratégie différente, et finalement d'être visibles. »
La bataille juridique est-elle vaine ?
Pour autant, le rapport de force n'est pas terminé. Et comme pour les « Conti », qui l'ont finalement emporté devant le tribunal le 30 septembre (lire ici notre précédente enquête), les Licenci'elles sont en attente d'un autre jugement, celui de la cour d'appel de Douai. Attendu ce 22 octobre, le verdict ne devrait pourtant pas contredire la décision prise en première instance sur l'invalidité économique des licenciements 3 Suisses.
La bataille judiciaire est tout autant symbolique que financière. D'ailleurs, Christine le reconnaît franchement : « On se bat d'abord pour les indemnités, parce qu'en janvier prochain, sans travail, moi comme d'autres, on ne touchera plus rien. » Ensuite, parce que ce combat devrait pouvoir permettre de bloquer, même momentanément, de futurs licenciements, rendant la tâche du groupe Otto plus difficile. Même si, encore une fois, le vote de la loi ANI (accord national interprofessionnel de la loi sur l'emploi), en 2013, complique la tâche des défenseurs du code du travail à la française.
Regardez ci-dessous l'analyse de l'ANI faite par l'avocat Fiodor Rilov
L'ANI, un cadeau embarrassant légué par le gouvernement socialiste auquel s'ajoute une autre bataille, également chère à Fiodor Rilov : celle de la reconnaissance de la co-responsabilité du propriétaire du groupe vis-à-vis de sa filiale en cas de conflit avec les salariés. Dans le cas des Licenci'elles, l'implication d'Otto, maison mère de 3 Suisses France, doit être établie via la société 3 Suisses International dont il détient 51 %.
Long et sinueux, ce parcours juridique est néanmoins souvent victorieux, comme dans le cas des Conti, des Goodyear, des Mory Ducros et autres Samsonite... De grosses entreprises ont régulièrement été condamnées à payer de lourdes indemnités à leurs anciens salariés pour licenciements abusifs. Pour autant, les usines ferment, et les emplois sont bel et bien perdus. Alors à quoi bon lutter ?
« On pourra gagner mille procès, ça ne suffira pas à changer le capitalisme », concède Fiodor Rilov, qui ne cache pas ses opinions révolutionnaires, à tel point qu'on le surnomme souvent « l'avocat rouge »... « Il faut réorganiser le champ politique, construire une force suffisamment puissante et qui prend appui sur une multitude de batailles sociales. Mais je crois néanmoins que l'action en justice est une route qui doit être empruntée parmi d'autres, car c'est aussi là qu'on fait l’expérience de la possibilité de battre l'adversaire, aussi fort soit-il. »
Regardez ci-dessous l'avocat Fiodor Rilov sur la nécessité d'aller en justice
Fortes, incontestablement, les Licenci'elles le resteront.« Savoir qu'on est dans notre droit nous a permis de relever la tête, et de récupérer un peu de fierté, confirme Séverine. La seule suite possible, et ça on en est toutes conscientes, c'est la voie politique. Et pour arriver à ça, il faut une prise de conscience populaire. » Elle s'arrête un moment puis sourit : « Bon, O.K., c'est pas encore gagné ! »
Sévère réquisitoire contre la politique de réduction du "coût du travail" menée depuis vingt ans par la droite comme par la gauche, sans effet sur l’emploi, le rapport de la sénatrice Michelle Demessine n’a été ni adopté ni publié par le Sénat…
C’est un fait rarissime : rédigé à l’issue d’une mission commune d’information sur la stratégie d’exonérations de cotisations patronales, ce document de 81 pages, finalement publié sur le site de la sénatrice PCF, a été refusé aussi bien par les élus de droite que par ses collègues socialistes. Seuls deux autres textes du même genre ont connu le même sort que le rapport Demessine depuis la création, via la réforme du Parlement, des missions communes d’information : celui sur la réforme des rythmes scolaires en 2013, ainsi que celui sur la compétitivité, rédigé par Bernard Accoyer et Jérôme Cahuzac en 2011, à l’Assemblée nationale.
Une obsession de la politique française
« Sur le fond, la non-adoption du rapport s’explique par une position minoritaire de la rapporteure au sein de la mission sur un sujet très clivant politiquement et d’actualité », argue le Sénat, interrogé par Regards sur les raisons de cette mise à l’index. En effet, l’examen du document a coïncidé fin juin avec la présentation du projet de loi de financement rectificatif de la sécurité sociale pour 2014. « Le président de la Mission était un sénateur de droite, certes, mais les socialistes aussi ont voté contre », rappelle Michèle Demessine. Faisant le constat amer de l’échec des politiques de l’emploi menées jusqu’ici, le gouvernement socialiste a effectivement entrepris, depuis son arrivée au pouvoir… de faire la même chose que ses prédécesseurs. Reprenant ainsi à son compte cette obsession de la politique française, celle de réduire le "coût du travail". Résultat : la création du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et l’annonce du Pacte de responsabilité le 14 janvier 2014, concrétisé par la loi de finances rectificatives promulguée cet été.
Rédigé après une série d’auditions, la sénatrice assume pourtant son point de vue : l’exonération des cotisations sociales coûte des sommes astronomiques au pays (210 milliards d’euros sur les seules dix dernières années), et n’a pas favorisé l’emploi, notamment des personnes peu qualifiées, qui étaient à l’origine visées par ces dispositifs. Ces allégements auraient en outre participé à la stagnation des bas salaires, et, en catimini, fondamentalement transformé les règles de financement de notre protection sociale. Evidemment, sur ce postulat, difficile de faire consensus, même avec une majorité de gauche dans les deux hémicycles…
Vingt ans d’obstination, aucune évaluation
Cette politique de l’exonération des cotisations patronales existe depuis 1993 et a été modifiée vingt-trois fois, sans que le personnel politique ne se soit jamais réellement interrogé sur son bien-fondé. Ces allégements divers et variés sont même devenus le principal instrument de la politique pour l’emploi en France. Or cette politique s’appuie surtout sur un « dogme », selon Michèle Demessine, assez facile à énoncer : pour augmenter la demande de travail, il faut en abaisser le coût. Simplissime, mais pas forcément vérifié. Combien d’emplois ont été créés depuis les mesures Balladur, Aubry (couplées avec les 35 heures), Fillon ? Les chiffres, qui ne font pas la distinction entre les emplois créés ou sauvegardés, oscillent entre 70.000 et 800.000 – et c’est cette dernière évaluation contestée qui a pourtant été retenue par le Conseil d’orientation économique et sociale.
Un résultat à mettre d’abord en parallèle avec les trois millions de chômeurs français de catégorie A cette année (cinq millions toutes catégories confondues). Et le rapport de citer cet avis de la Cour des comptes, en date de 2008, manifestement jeté aux oubliettes : « Les nombreux dispositifs d’allègement des charges sociales étaient insuffisamment évalués en dépit de la charge financière croissante qu’ils représentaient pour les finances publiques (…). S’agissant des allègements généraux sur les bas salaires, leur efficacité sur l’emploi était trop incertaine pour ne pas amener à reconsidérer leur ampleur, voire leur pérennité. »Surtout, sa faible efficacité ouvre une autre série de questions : où sommes-nous allés pêcher les sommes exonérées ? Aurait-on pu faire autre chose avec l’argent investi en compensation ?
Un transfert de financement vers la fiscalité
En France, cotisations et prestations sociales ont connu un cheminement symétrique pendant une bonne quarantaine d’années, étant entendu que la politique familiale et un bon état général de la population profitait également aux entreprises. Ce consensus, hérité du Conseil national de la résistance, a commencé à être écorné avec l’arrivée du chômage de masse dans les années 90. Or, quand on allège la part payée par l’entreprise sur chaque fiche de salaire, il faut bien compenser, en réduisant d’abord les dépenses publiques. C’est ce qui a été fait, avec une dégradation des services offerts aux citoyens déjà largement documentée.
Mais cela suppose aussi de compenser, par un moyen ou un autre, pour éviter l’implosion du corps social. Les différents gouvernements sont donc allés chercher dans l’impôt, via l’augmentation de la CSG ou de la TVA par exemple, les moyens de financer la protection sociale. Sans le dire, ils ont ainsi modifié le fondement même de notre modèle social à tel point qu’aujourd’hui, les cotisations représentent moins de la moitié des recettes de la branche maladie alors qu’elles la finançaient intégralement en 1990. « On parle sans cesse du déficit de la sécurité sociale, mais jamais de son mode de financement, se désole Michèle Demessine. Je suis sénatrice depuis 1992, et c’est impossible d’avoir cette discussion, comme si le sujet était tabou ! Or en diminuant les cotisations patronales, on puise dans le budget de l’État, on créée purement et simplement une dépense publique. Le minimum serait de débattre de cette question. »
Destruction d’emplois
Le CICE (Crédit d’impôt compétitivité), adopté l’an dernier, est un mécanisme qui s’appuie non pas sur chaque salaire mais sur la masse salariale globale de l’entreprise. Il va coûter 20 milliards d’euros par année, compensé normalement par des économies de dépenses, une hausse de la TVA et la mise en place d’une (hypothétique) fiscalité environnementale. Autant de mesures qui peuvent avoir comme corollaire une contraction de l’économie, de fait de la fiscalité sur les ménages, une baisse des dépenses et de l’investissement public. Les mêmes reproches sont adressés au Pacte de responsabilité qui, selon la rapporteure générale du budget à l’Assemblée nationale Valérie Rabault, pourrait même aboutir in fine à une destruction d’emplois.
Mais le rapport ne se contente pas de dresser le bilan amer de cette stratégie de réduction du "coût du travail", il rend même ses lettres de noblesse à un autre texte… rédigé par le fameux Louis Gallois... Michèle Demessine plaide ainsi pour moins d’exonérations mais plus d’investissement vers l’industrie (largement épargnée par ces mesures d’exonérations qui profitent surtout au secteur des services), une augmentation des salaires pour aller vers de l’emploi qualifié, et une affectation des moyens à l’apprentissage et à la formation.« J’aurai pu écrire un rapport plus tiède pour arriver à un consensus mais cela m’était impossible, insiste Michèle Demessine. Tant pis s’il n’est pas adopté par le Sénat, c’est un document de travail pour ouvrir le débat. »
Clairoix, de nos envoyés spéciaux.Ce printemps, Jacky s’est résolu à décrocher tous les cadres photos qui retraçaient les moments forts de la lutte menée par ses copains d’enfance, la lutte des «Conti». C’est pourtant bien ici, dans son café du Bon Coin, que le combat des salariés de Clairoix s’est constitué autour de consommations au « tarif Conti ». C'est ici que les leaders syndicaux ont élaboré leur stratégie, dans ce quartier général atypique, à l’image de cette bataille des « Conti », devenue une référence dans l’histoire des luttes sociales françaises.
« Depuis celle menée par les Lips, on n’avait jamais vu ça », se souvient un ancien. Aujourd’hui, dans le café, seule l’inscription « QG Conti 2009-2010 », collée au milieu des marques de bière, témoigne de cette époque. « J’ai 60 ans, dit Jacky. Cela fait vingt-cinq ans qu’avec Valérie on tient la boutique et… » Une infime hésitation traverse le regard de cet homme affable au beau sourire communicateur, qui finit par concéder :«J’ai décroché tout ça parce que je veux vendre mon café, pas le "repère des Conti".»
Endroit propret où les clients peuvent prendre un verre sans le vacarme d’une télévision toujours allumée, le Bon Coin a retrouvé son calme mais pas totalement renoncé à accueillir les hommes et leurs moments de lutte. L’arrière-salle du café de Valérie et Jacky accueille, tous les jeudis, une réunion de sympathisants de Lutte ouvrière. Et, à voir cette poignée de militants refermer le battant vitré pour discuter, on imagine sans mal la forme que pouvaient prendre les AG des premières années des combattants de Clairoix.
À 400 mètres de là, dans un virage de cette départementale 932 qui relie la commune de Clairoix à Compiègne, la bataille a d’abord été spontanée. Elle est partie comme une traînée de poudre, en écho à cette annonce de fermeture d’un site qui, à l’époque, employait 1100 salariés et dégageait 18 millions d’euros net de bénéfice. Entre 700 à 800 salariés ont tenu quotidiennement le piquet et le crachoir, dans l’unique objectif de faire plier une direction qui ne s’attendait sûrement pas à se voir opposer une telle résistance.« À vrai dire, s’en étonne encore aujourd’hui Christian Lahargue, on n’avait pas connu ça depuis les violents mouvements de 1994. » D’après cet ancien membre du comité d'entreprise de l’entreprise, aujourd’hui à la retraite, c’était l’époque où « la direction avait payé des nervis pour nous casser la gueule et briser la grève ».
« Pour comprendre l’ampleur de notre lutte, rebondit Pierre Sommé, il faut se rappeler que, l’année précédant l’annonce de fermeture du site par Continental, on totalisait un peu moins de 2000 heures de grève. » Une peccadille pour une boîte de plus de 1100 salariés, selon ce délégué Force ouvrière. La réaction spontanée a été d’autant plus surprenante que les équipes de week-end et de semaine fonctionnaient en trois-huit et ne se croisaient pas plus que cela. « Il faut dire que ce 11 mars 2009, on a pris une méchante claque, lance de sa voix franche Jean-Marc Commun. Alors que j’allais prendre mon poste d’après-midi, mon fils regarde le journal et me dit : "Papa, viens voir, ils parlent de ton usine à la télé. Ils disent qu’elle va fermer." Sur le coup, je me suis assis et je me suis dit que c’était un cauchemar. »
Cet ex-« Conti », aujourd’hui intérimaire chez Unilever, n’avait « jamais manifesté avant cette annonce». «C’était mon baptême du feu», dit Jean-Marc Commun. Et même s’il avoue aujourd’hui « un bilan mitigé », rien ne lui fera oublier ce jour du 19 mars 2009 où ils étaient près de 15 000 personnes, salariés, conjoints, amis et inconnus, à battre le pavé de la solidarité à Compiègne. L’émotion d’une région tout entière portait les salariés de Continental. « On était 1100 et, hormis l’épisode de la sous-préfecture de Compiègne, sur les quatre mois qu’ont duré les premières manifs, on a toujours été bien accueillis par la population. On était même applaudis. La lutte a été un grand moment. »
Un grand moment où la spontanéité est vite encadrée. Pour gagner et, surtout, pour tenir dans la durée, il faut non seulement pouvoir «rendre coup pour coup» mais également « anticiper les décisions de la direction». «Grâce à Roland et à son expérience,on avait toujours deux-trois options d’avance », affirme Pierre Sommé qui le dit sans détour : « Sans Roland Spzirko, jamais nous n’aurions tenu aussi longtemps. »Figure adulée par les uns, rejetée par les autres, Spzirko est l’homme qui fit plier, en son temps, les patrons de Chausson. Militant affirmé de l'organisation d'extrême gauche Lutte ouvrière, il vit et structure le conflit de Clairoix dans l’ombre du charismatique leader Xavier Mathieu. Il reste encore aujourd’hui une des pièces maîtresses du dispositif des « Conti ».
Ce jeudi 25 septembre, le parterre qui enserre l’ancienne cantine de l'usine et l’Algeco syndical est tondu de près et contraste avec les herbes folles qui commencent à parsemer le parking du site. À l’intérieur du préfabriqué, ils sont une poignée, les tempes grisonnantes, à mettre du courrier sous pli. « C’est une lettre à destination des familles concernées par le jugement en appel de mardi, explique Pierre Sommé, le seul encore présent quasi quotidiennement sur le site avec Jean-Claude Lemaître, son collègue et ami cégétiste. Nous leur donnons rendez-vous une demi-heure avant le rendu de jugement, le 30 septembre, pour rendre compte de la lutte actuelle et leur dire qu’on est encore là malgré le temps qui passe. »
À l’extérieur du préfabriqué, on discute, on jette ses mégots dans un cendrier rempli jusqu’à la gueule. Puis un monospace fait son entrée. Roland Spzirko en sort et fait le point avec les derniers membres du comité de lutte. À quelques jours de la décision de la cour d’appel d’Amiens, ce dernier vient prodiguer ses vues. Un moment off auquel nous n’avons pu assister, confiné dans le secret de l’Algeco syndical qui tient lieu de dernier vestige de la résistance.
Quelques jours plus tard, le mardi 30 septembre, les «Conti» verront justement reconnu leur bon droit. La cour d'appel d'Amiens leur donne raison, déboutant une nouvelle fois Continental quant au «motif économique» des licenciements. «Cette décision vient confirmer en tous points le jugement des prud'hommes, se réjouit Pierre Sommé. Bien évidemment que nous sommes heureux de cette décision, même si cette victoire ne doit pas faire oublier qu'il reste près de 500 de nos camarades inscrits au chômage et que le combat doit continuer, aujourd'hui, pour eux»(lire également la boîte noire en pied d'article).
Rejet des centrales syndicales
Le rôle des syndicats, ou plutôt leur absence criante, voilà l’autre ingrédient de la « recette Conti ». « Si les syndicats étaient restés avec nous, aujourd’hui, on serait morts », attaque, sans trembler, Pierre Sommé. « On n’oublie pas que les confédérations s’étaient entendues avec le négociateur de l’État sur un accord qui signait, en fait, l’arrêt de la lutte », précise Roland Spzirko pour qui, « face aux patrons et à leurs larbins », il n’existe aucun compromis possible. « Chacun, dans la lutte, a pris conscience de la réalité du rapport de force et des connivences qui verrouillent le système, explique le militant LO. Les choses ont été très vite et j’ai vu changer les gars. Ils ont appris à répondre aux mensonges. Dans cette histoire, on a beaucoup parlé d’argent, mais ce qu’ils ont gagné, dans leur radicalité, est immatériel. On ne pourra jamais leur enlever cette conscience acquise de ce qu’ils ont été et seront toujours capables de faire. »
Regardez Roland Spzirko ci-dessous: «Dans une lutte, on apprend en peu de temps.»
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Cette « révélation de classe » tient encore aujourd’hui des hommes comme Jean-Claude Lemaître et Pierre Sommé. Il faut d’ailleurs entendre ce dernier expliquer comment il a décidé de s’investir de nouveau auprès de la fédération des parents d’élèves des écoles de ses filles « pour ruer dans les brancards », et avouer qu’il a été sollicité en mars 2014 pour figurer sur la liste de gauche de sa commune, avant de préciser qu’il a dû finalement y renoncer, « faute de temps et parce qu’(il) zappe déjà beaucoup (s)a vie de famille ».
Car si, au départ, la lutte soude, crée des liens forts, permet même de se projeter, avec le temps, ses contrecoups finissent aussi par dégrader les hommes et leurs proches. Rien que sur la première année, le comité de lutte dénombre pas moins de 180 divorces,« beaucoup de maladies déclaréeset des suicides, directs ou indirects », se souvient Jean-Claude Lemaître. Comme ce collègue qui, « un samedi matin, vient me déposer son dossier à remettre à la commission de suivi. Je n’avais pas grand-chose à faire à ce moment-là, revit Christian Lahargue, alors je l’ouvre et tombe sur cette lettre en première page : "Ma chérie, tu comprendras sûrement ce geste…" Avec Jean-Claude, nous avons juste réussi à le rattraper avant qu’il ne fasse une connerie. » À la suite de cet épisode, une étude du CHSCT est confiée à la Secafi qui, sur 500 réponses retournées, a reconnu plus d’une centaine de « Conti » en état de dépression grave, accompagnée d’envies suicidaires.
Aujourd’hui, sur les 1113 ex-salariés de Clairoix, seuls 99 ont retrouvé un emploi en CDI. 38 ont créé leur entreprise et 17 vivent tant bien que mal de missions d’intérim en CDD précaires n’excédant pas les six mois. Jean-Marc Commun a dû se relancer seul, alors que le plan de sauvegarde de l’emploi prévoyait la prise en charge du reclassement des salariés par le cabinet Altedia. Habitant la commune voisine de Longueil-Annel, ce père de famille de 52 ans, « redevenu intérimaire par la force des choses », fait partie des 28 foyers de cette municipalité communiste à avoir subi la fermeture de Continental de plein fouet.
Entré à l’usine comme cariste, et alors qu’il avait gravi tous les échelons pour devenir coordinateur-formateur au bout de 22 ans de carrière, Jean-Marc Commun fait partie de ces « Conti » qui ont décidé de jouer le jeu du reclassement. « Lors du plan de sauvegarde lancé en août 2009, je me suis inscrit à la cellule de reclassement en me disant que ce licenciement pouvait être l’occasion d’un rebond dans ma carrière », dit-il. En septembre 2009, un conseiller valide donc sa démarche. Reste à l’ancien « Conti » à trouver un centre de formation prêt à l’accueillir pour une journée de découverte des différents métiers qui y sont proposés. « Le directeur du centre de Ribécourt, qui est un ami, me donne son accord. Je me dis que les choses vont aller vite, puis, jusque début novembre, je n’ai plus aucune nouvelle », se souvient-il.
Il relance l’antenne locale d’Altedia, qui l’informe que son conseiller a été nommé ailleurs et remplacé par un autre qui ne connaît rien à son projet. « Et rebelote, en sourit-il aujourd’hui, j’ai dû remonter mon dossier avant que celui-ci puisse être examiné par la commission de validation mise en place par Continental. » Nous sommes en décembre 2009 et cette dernière accepte finalement de donner son accord au processus engagé, « si et seulement si, insiste Jean-Marc Commun, le centre de formation de Ribécourt est en mesure de me proposer une promesse d’embauche d’un an à la fin de ma formation ! Dans la conjoncture actuelle, le directeur n’a bien sûr pas pu me la garantir. Et voilà comment Altedia a géré mon reclassement, en me faisant perdre de précieux mois et toutes mes motivations de reconversion », regrette l’intérimaire. Lui aussi dit avoir tenu grâce « au soutien indéfectible » de son épouse et de son fils.
Depuis la fermeture définitive du site de Clairoix, il est bien loin le temps de cette prime de 50 000 euros, obtenue à l’arraché auprès de la direction de Continental France en octobre 2012, prime accompagnée d'un congé de mobilité de 24 mois. « Bien sûr, certains nous jalousent encore parce qu’on a touché 50 000 euros, témoigne anonymement un membre du comité de lutte. Mais c’est quoi, comparé à 33 ans de boîte ? Depuis cinq ans, nous sommes devenus des bouche-trous de l’emploi. J’ai passé Noël et le Premier de l’an à travailler comme gardien de nuit. Et cet été, j’ai eu un contrat d’un mois dans une boucherie. Alors oui, ce qu’on a vécu allait bien au-delà du combat syndical. »
Mardi 30 septembre, le combat des «Conti» va vivre un nouvel épisode. « Pourquoi on ne tourne pas la page au bout de cinq ans ? feignent de s’interroger Jean-Claude Lemaître et Pierre Sommé. Si Continental finit enfin par reconnaître que notre licenciement n’était pas économiquement motivé, tant mieux. Mais malgré les quatre jugements rendus en notre faveur depuis deux ans, ils continuent à faire appel, alors nous, on continue la lutte pour le symbole mais aussi pour les 485 copains qui sont encore inscrits à Pôle emploi et dont 55 ont déjà basculé à l’ASS (allocation de solidarité spécifique, ndlr) ou sont en passe de le faire. Ceux-là vont devoir vivre avec 483,30 € par mois. »