Formation longue, gros investissement personnel et parfois financier, les jeunes médecins ont sué sang et eau pour arriver à exercer leur métier. Ce qui explique parfois une forme d'inertie de la profession et sa difficulté à se remettre en cause. Mais la hiérarchie médicale va être bouleversée par l'importance prise par les maladies chroniques et la place croissante du care dans nos sociétés.
Jeunes internes, au boulot ! Pour être un médecin digne du XXIe siècle, vous devez être évidemment brillants dans l'exercice de votre profession, mais aussi connecté, capable de travailler en réseau, voire de soigner à distance, et non seulement guérir mais aussi accompagner, éduquer, prévenir... Un médecin couteau-suisse en somme, ce qui cadre parfois assez mal avec la réalité de la profession. Nombre de médecins, au travail comme dans la vie, utilisent bien sûr cette masse d'informations désormais disponibles par la voie numérique pour se former, se renseigner en cas de doute, ou pour prendre l'avis de confrères. Et si les Mooc (Massive online open courses) peinent à percer dans les facultés de médecine comme dans le reste de l'université française, la formation médicale continue, rendue obligatoire, pourrait bien faire appel de plus en plus au e-learning. Mais l'ordinateur reste aussi cette machine où l'on passe une bonne partie de sa journée, notamment à l'hôpital, à rentrer les comptes rendus de consultation, les entrées et sorties, toute une routine administrative qui grignote inexorablement sur le temps passé avec le patient.
« Faire avec » le malade
Dans ce contexte, que faire également de cette injonction à « faire avec » le malade, à l'écouter davantage, pour une prise en charge plus globale et préventive ? « En finir avec le paternalisme, les étudiants n'ont plus que ça à la bouche, s'amuse Jean-Christophe Coffin, historien et enseignant l'éthique médicale à la faculté de médecine à l'université Paris 5. Mais encore faut-il savoir ce que l'on met derrière ça ! Un peu de paternalisme rassurant, parfois, ça a du bon...» Blague à part, l'historien concède que la formation ne pousse pas réellement s'interroger sur le face-à-face patient et médecin, toute entière concentrée sur l'acquisition de la mécanique du corps. « Certains professeurs de médecine se demandent encore ce que je fais dans le programme de la faculté », se désole Jean-Christophe Coffin. Pauline*, interne en dernière année, a apporté pour notre entretien sa bible, le livre épais qui lui a servi à préparer le concours de sixième année. Sur les quelques 350 notions à apprendre, seules trois ou quatre sujets sont consacrés au patient, via des thèmes comme le droit du malade, l'empathie, l'éducation thérapeutique. « Ce sont surtout des textes juridiques à apprendre par cœur... Et pour avoir un bon classement, c'est terrible, mais ce n'est pas là-dessus que l'on est noté, rappelle la jeune femme. D'ailleurs les réponses par mots clés aux examens s'accordent mal avec une réflexion de ce type. » Pauline n'a pas non plus eu de cours de psychologie à l'université, mais elle a néanmoins reçu une dizaine d'heures d'enseignement avec une psychoclinicienne, portant sur l'annonce d'une maladie grave. L'exercice, réalisé avec le concours de comédiens et filmé, reste un moment fort, mais n'était pas noté. Dans la pratique, cette futur médecin généraliste tente bien de mettre en œuvre ces concepts de concertation et de responsabilisation. « De toute façon, si on fait les choses contre le patient, ça ne fonctionnera pas. Mais sur une consultation qui va durer 15 minutes, c'est un peu compliqué de discuter sérieusement, de reformuler et de rechercher l'approbation du patient ». Quinze minutes, c'est effectivement trop court, mais difficile de faire plus si l'on veut s'en sortir financièrement et répondre à la demande, notamment dans des zones en tension du point de vue médical.
Les jeunes médecins se demandent aussi à quelle sauce ils vont être mangés, au gré des mesures gouvernementales, qui ont pour obsession la réduction des inégalités territoriales en matière de soin. D'autant plus que la France devrait sérieusement manquer de généralistes d'ici cinq ans. En 2014 selon l'Insee, sur les 220 000 médecins pratiquant dans l'Hexagone, moins de la moitié étaient des omnipraticiens, pas toujours enclins à aller peupler les déserts médicaux. Certaines spécialités sont aussi chroniquement en manque de bras, comme la radiologie, la médecine du travail ou encore la psychiatrie. « La formation initiale doit mieux préparer les futurs professionnels à un exercice en équipe, en favorisant les passerelles », insiste le ministère dans un document sur les nouveaux métiers de la santé. « L'exercice en solitaire, c'est fini », assure de son côté Pauline. Même financièrement, il vaut mieux s'installer dans un cabinet avec trois médecins pour pouvoir se payer une secrétaire... Travailler dans un lieu avec des professionnels de santé différents apparaît aussi plus stimulant et intéressant pour adresser au mieux les malades. C'est l'idée qui sous-tend les maison médicales de santé, ou les centres de santé de premier recours, avec une rémunération au prorata des montants dégagés par l'ensemble des professionnels d'une même structure ou des médecins salariés, le plus souvent par les municipalités. Une petite révolution pour la médecine de ville, libérale par essence.
Nouveaux métiers, nouveaux rôles
L'autre bouleversement est le passage d'une société du cure à celle du care, prédisent les observateurs du système de soin. Encore faut-il s'entendre sur le sens d'une politique du « care », grossièrement traduit en français par le « prendre soin », un concept à la mode et popularisé en France par Martine Aubry. « On en parle beaucoup, mais je ne pense pas que ce soit aujourd'hui une réalité dans le système de soin français où les frontières entre professionnels de santé sont restées rigides, estime Eliane Rothier-Bautzer, enseignant chercheur en sciences de l'éducation à l’université Paris-Descartes et auteur d'un ouvrage sur le sujet (1). Dans le champ médecin comme infirmier, ce qui prédomine en réalité, c'est toujours un modèle ou le care représente au mieux un instrument au service du cure. » Car pour Eliane Rothier-Bautzer, cela conduirait aussi à une remise en cause d'une manière de faire davantage centrée sur la guérison, l'aigu, les actes techniques, l’hyperspécialisation... « Il ne faut pas se voiler la face, c'est ce qui reste le plus valorisé financièrement. La question est avant tout politique, car le rééquilibrage viendra de notre capacité à évaluer et à financer un travail davantage axé sur l’articulation cure/care, quitte à revoir la division du travail des professionnels. »
En effet, quels rôles pour les infirmiers, par exemple, dans un tel dispositif ? Certains pays comme l'Australie mais aussi l'Angleterre ou les Pays-Bas ont déjà fait le choix de déléguer une partie du travail médical à de « supers infirmiers », plus formés et mieux payés, qui, en dehors du diagnostic, vont chapeauter et prendre en charge tout l'accompagnement du traitement du patient. A ceci peut s'agréger une flopée de nouvelles professions, dans le domaine du paramédical. « Ces nouveaux métiers intermédiaires permettront de mieux répondre aux besoins de la population et à la prise en charge des patients atteints de maladie chronique (accompagnement de la personne, éducation pour la santé, dépistage, vaccination, éducation thérapeutique…), insiste les textes sur la Stratégie nationale de santé. Ils offriront des perspectives d’évolution de carrière pour les auxiliaires médicaux mais aussi dans la sphère des nouvelles technologies (e-santé en particulier). » En France, la maladie chronique touche 15 millions de personnes, et représente 70 % des dépenses de santé.
L'observance
Les médecins de demain devront enfin relever un défi majeur, celui de la non-observance thérapeutique, estimée par certaines études mondiales à 50 %. Un chiffre faramineux, qui est le signe d'un problème de santé publique mais également de gâchis financier. Là encore, l'accompagnement dans des traitements parfois lourds et longs est un élément clé, même si tous les médecins n'ont pas les armes ou le temps pour s'atteler à ce chantier. Du coup, ça se bouscule au portillon pour prendre la place, associations de patients, pharmaciens qui se piquent désormais d'éducation thérapeutique ou encore patients-experts, malades chroniques disposés à se mettre au service de leurs pairs. N'en déplaise aux vieux mandarins, le partage des tâches est au programme.
*Nom d'emprunt
(1) Le Care négligé ; les professions de santé face au malade chronique, Bruxelles, éditions De Boeck, 152 p.
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