Nous avons tendance à les oublier, tant ils sont éparpillés sous des noms, des statuts, des institutions ou des sigles différents. Tous ont en commun le fait de vivre sans leurs parents, absents, disparus, défaillants. Ils sont ces enfants cabossés par la maltraitance, le deuil, l'exil et l'éloignement, lestés d'une histoire douloureuse et d'un parcours mouvementé en institution ou en famille d'accueil. Majeurs, ils sont souvent plus précaires, moins diplômés, et en moins bonne santé générale. Pourquoi une telle situation ? La réponse est à trouver dans les trajectoires de ces enfants et la manière dont l'État et les départements tentent de prendre en charge ces histoires individuelles. Les cinq épisodes de cette série réalisée par Mathilde Goanec s'attachent à décrire les différentes réalités d'une enfance sans parents, jusqu'à la bascule, parfois dramatique, des 18 ans.
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MALAISE À L'AIDE SOCIALE
Ils étaient les « enfants de l'assistance », confiés aux hôpitaux, puis envoyés dans des familles nourricières du Morvan, de l'Allier ou de la Nièvre. Longtemps, ils ont porté sur leur front la honte d'être « des enfants de la Dass, voleurs pour les garçons, salopes pour les filles », se souvient Danièle Weber, ancienne pupille de l'État, devenue présidente d'une association d'entraide parisienne. Selon l'Oned (Observatoire national de l'enfance en danger), 266 000 mineurs bénéficieraient aujourd'hui d'au moins une mesure en protection de l'enfance, soit près de 2 % des moins de 18 ans en France. Un peu plus de la moitié d'entre eux seraient placés en dehors de leur « milieu naturel », dans des familles d'accueil, en institution, ou dans des appartements individuels. Moins nombreux qu'avant, moins visibles aussi, car éclatés dans un mille-feuille de structures, ces enfants sont à la charge de l'Aide sociale à l'enfance (ASE), un service départementalisé depuis les lois de décentralisation de 1983.
Lorsque l'on risque une incursion dans ce monde de la protection de l'enfance, la douleur des situations est palpable, comme le sont les doutes des personnels : il s'agit de protéger des enfants de parents parfois violents, souvent carencés psychologiquement, incapables dans tous les cas de mener seuls leur mission éducative. Sans être toujours sûr que le remède ne sera pas pire que le mal… Pascale Lemare, responsable du service adoption au sein de l'ASE de Seine-Maritime, précise d'emblée le cadre d'action de l'institution : « Être laissé par ses parents, ou maltraité, ça ne peut pas totalement être réparé par le fait d’être placé. C'est une évidence, mais il faut quand même la rappeler parce que, régulièrement, les services sociaux sont accusés de ne pas faire leur boulot…. On oublie qu'avec un vécu pareil, c'est difficile de s'en sortir. Le placement ne répare pas tout, parfois même, il génère d'autres problèmes. Mais nous n'avons pas beaucoup d'autres choix, car les enfants ne peuvent pas rester vivre chez leurs parents. » Et de rappeler que « la plupart des enfants de l'ASE voient leurs parents, même très épisodiquement. Leur principal problème, c'est de ne pas avoir été élevés par eux ».
« Il y a deux types de prise en charge, précise Annick Dumaret, chercheuse à l'Inserm, qui travaille depuis trente ans sur les enfants adoptés ou placés. En premier lieu, la prise en charge administrative, et l'accueil provisoire, où les parents conservent tous leurs droits, avec parfois même des mesures d'aides éducatives à domicile. Puis, les placements judiciaires, les plus nombreux, lorsqu'il y a une situation de danger voire une maltraitance avérée. Mais quelle que soit la décision, c'est l'ASE qui met le dispositif en application. »
L'institution a également la lourde tâche de s'occuper des mineurs en danger, tout en préservant au maximum les structures familiales. Une équation périlleuse, qu'a tenté de résoudre le précédent gouvernement en 2007, en réformant l'Aide sociale à l'enfance. Cinq ans après, et alors qu'un nouvel exécutif vient d'être nommé, les débats qui traversent le secteur restent entiers : à quel moment et sur quels critères retirer l'enfant à ses parents, pour le placer en foyer ou en famille d'accueil ? Quand le juge des enfants intervient-il ? Doit-on protéger l'enfant ou sa famille ?
L'adhésion plutôt que la sanction
Ce casse-tête de la préservation des liens biologiques est quotidien sur le terrain. Or, « les intérêts de la famille et ceux de l'enfant peuvent être tout à fait divergents, rappelle Michèle Créoff, directrice générale adjointe en charge de l'enfance et de la famille dans le Val-de-Marne. Cette ancienne inspectrice des affaires sanitaires et sociales, spécialiste des questions de maltraitance au niveau national, travaille dans un département francilien qui connaît de grosses difficultés sociales. Ses services gèrent en direct six foyers de l'enfance, qui peuvent accueillir 250 enfants, ainsi que cinq services de placement, ce qui correspond à une centaine de places auprès de familles d'accueil. Et pour qualifier la réforme de l'ASE, « un grand malentendu », Michèle Créoff ne mâche pas ses mots : « Il y avait une demande légitime de la société civile, qui s'inquiétait de nos incapacités à protéger les enfants, surtout après les affaires d'Outreau ou celle d'Angers (1), où les enfants étaient tous suivis en mesures éducatives. Les professionnels de la protection de l'enfance eux-aussi réclamaient une réforme. Moi, je voulais une clarification de la notion de danger, que l'on nous dise exactement où nous nous situions, entre la préservation à tout prix de la famille et l'intérêt de l'enfant. »
Cinq ans plus tard, son bilan est amer : « On ne définit toujours pas aujourd'hui ce que sont des situations dangereuses pour les enfants, inacceptables pour notre société. Le législateur n'ose pas dire où est le curseur, et on se croirait au pays des Bisounours, où il suffit de contractualiser avec la famille des mesures éducatives pour résoudre la question de la maltraitance. »
Dans les textes, la loi de 2007 a en effet mis l'accent sur l'intensification des mesures administratives, et donc sur la recherche active de l'adhésion des parents, avant de transmettre le dossier au juge des enfants, qui peut décider ou non d'un placement. De la même manière, on ne parle plus de « maltraitance », mais de « situation préoccupante ». Précaution oratoire ou réel changement de capd? « Il n'y avait pas de volonté de déjudiciariser la protection de l'enfance en tant que telle, mais bien de trouver le bon acteur, au bon échelon, temporise un membre du cabinet de Dominique Bertinotti, ministre déléguée à la famille depuis le mois de mai et donc désormais en charge du dossier. Et pour ça, la loi de 2007 a apporté une avancée majeure en mettant la prévention au cœur du système. Il faut se souvenir d'où on venait : la Protection de l'enfance a, pendant des décennies, ignoré les parents. »
Les limites de la prévention
Malgré ces bonnes intentions, à chaque échelon, les professionnels s'interrogent. Cap au Nord, à Lille, à la rencontre de Pascale Exsavier, responsable du service PMI Lille sud. La protection maternelle et infantile(PMI) est le premier maillon de la chaîne dans la détection de la maltraitance, ses équipes voyant passer des enfants de 0 à 6 ans. Les services PMI, conjointement avec ceux de l'ASE, font partie des acteurs qui vont détecter, faire remonter, et qualifier une « situation préoccupante » pour l'enfant, qui pourra in fine donner lieu à l'ouverture d'une procédure judiciaire.
Dans ce centre de consultation au sud de la métropole lilloise, au premier étage d'un immeuble bas et anonyme, les mamans et leurs petits défilent, puéricultrices et psychologues se bousculent à leurs côtés, le tout au milieu des jouets en plastique et des poussettes bi-places. Le médecin Pascale Exsavier discute, informe, ausculte les bébés en douceur, et en profite pour faire passer quelques messages. La prévention est le maître-mot en PMI, mais elle a des limites. « Les services du département travaillent désormais sur le danger alors qu'avant on travaillait sur le risque. Le curseur a été déplacé, confirme Pascale Exsavier. Charge à nous de développer ensuite le suivi dans le cadre de la protection administrative. Sur des familles qui de toute façon n’adhèrent pas, on a parfois l'impression de perdre du temps dans l’intérêt des enfants. » Et pour un enfant en bas âge, chaque mois compte. « La PMI est centré sur la petite enfance, et nous sommes très sensibles au temps qui passe, explique le médecin. Pour nous, la première année d'un petit est capitale, beaucoup de choses se jouent à ce moment-là. »
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