Une enquête de Mathilde Goanec
La discrimination positive existe en France, à l'égard d'une communauté: les enfants de harkis. Une circulaire du ministère du travail, de l'emploi et de la santé, datée du 20 décembre 2010 et dont Mediapart a pu prendre connaissance, la promeut, discrètement, mais au-delà de ce que prévoient les dispositifs classiques, dans le secteur public comme dans le secteur privé.
Cette directive concerne les contrats aidés pour l'année 2011. Adressée notamment aux directeurs de Pôle emploi et aux préfets, cette circulaire demande à tous ces acteurs de mobiliser l'an prochain les contrats aidés pour les publics les plus en difficulté dans leur recherche d'emploi: jeunes, chômeurs de longue durée, seniors... Une note de bas de page mentionne également «les enfants de Harkis» comme public ciblé. La formulation est un peu alambiquée (voir le texte ci-dessous), écrite en petits caractères, mais l'intention ne fait pas de doute. Elle n'est d'ailleurs pas niée par le ministère du travail, qui, pour les explications, préfère toutefois botter en touche.
La gêne est palpable: aucune autre communauté n'est ainsi explicitement citée dans le reste de la circulaire. Officiellement, la loi interdit en France la discrimination ethnique ou raciale (voir la circulaire de cet été visant explicitement les Roms), et ne l'autorise que pour rétablir des inégalités territoriales ou socio-économiques, par exemple lorsque des politiques publiques visent spécifiquement des quartiers sensibles. Ces deux critères ne peuvent s'appliquer aux harkis qui forment une communauté basée sur des fondements historiques et politiques.
En 2007, Nicolas Sarkozy avait clairement laissé entendre que cette définition devait évoluer, en ce qui concerne les harkis. Puis il a précisé sa pensée dans un discours prononcé au retour d'un voyage officiel en Algérie: «Pour les enfants de harkis dont les parents ont servi la France, qui ont dû fuir leur pays et que la métropole a si mal accueillis, j'ai demandé au gouvernement de mobiliser tous les moyens pour mettre en œuvre une politique de formation, une politique individualisée d'accès à l'emploi, une politique d'accès au logement, une politique particulière d'accès à la fonction publique. Je souhaite les voir plus nombreux aux postes de responsabilité administratifs, économiques, politiques, médiatiques.»
Imaginé depuis 2007, et confié à la Mission interministérielle aux rapatriés en 2008, le Plan emploi pour les enfants de harkis a été mis en œuvre à partir de 2009. Sans être officiellement borné à un âge ou à une génération en particulier, ce plan a prioritairement pour cœur de cible les enfants de harkis qui ont aujourd'hui entre 40 et 60 ans, et dont les parents sont arrivés en France à la fin de la guerre d'Algérie.
« L'ambition de ce plan était de ramener le taux de chômage des harkis, qui touche 40 % de la communauté, à la moyenne nationale, qui est de 8 % (NDLR : un peu moins de 10% en fait)», explique Djelloul Minouni, président de la Fédération des harkis des Pyrénées-Orientales, et membre du Haut conseil aux rapatriés de 2008 à 2010.
Renaud Bachy, président de la Mission interministérielle aux rapatriés, récuse ce taux de chômage, au titre qu'«il n'y a aucun chiffre car il est impossible de tenir des statistiques sur l'origine ethnique». Il n'en est pas moins d'accord avec le diagnostic: «C'est une population qui est marginalisée, des gens qui ont eu des parcours chaotiques, qui vivent le plus souvent en zone rurale et qui sont peu mobiles. Depuis des années, quel que soit le gouvernement, on a toujours mis en place des mesures spécifiques: avant, un patron touchait une aide financière s'il embauchait un harki. Nous, on a décidé de normaliser tout cela et de faire rentrer l'aide aux harkis dans les dispositifs de droit commun.»
Comme par exemple la loi, votée en 2008, donnant aux enfants de harkis la possibilité de postuler à des emplois réservés de la fonction publique (postes de fonctionnaires accessibles sur dossier mais sans passer par les concours). «Les enfants de harkis sont considérés comme des enfants de pensionnés de l'armée française, qu'ils soient militaires ou supplétifs, explique Jean-François Amadieu, directeur de l'Observatoire des discriminations de l'université de Paris-I Panthéon-Sorbonne. On considère donc que leurs parents ayant servi la France, ils méritent une aide. C'est très spécifique, mais dans ce cadre, cela respecte un principe du droit français.
«L'argument de la réparation n'est pas recevable»
Pour autant, ce plan emploi va plus loin que de simples emplois réservés, car il favorise spécifiquement l'insertion des fils de harkis aussi bien dans le domaine public que privé, par le biais des contrats aidés ou par une attention particulière demandée aux agents de Pôle emploi. En février 2008 déjà, le Plan espoir banlieue demandait aux entreprises signataires du fameux «engagement national» de réserver «un accueil privilégié», aux enfants de harkis, au même titre que les jeunes vivant dans des zones sensibles, selon un rapport de la Halde.
Les enfants de harkis bénéficient aussi d'une aide à la création d'entreprise, via le dispositif NACRE mis en place en 2009. « Bien sûr, cela suscite des jalousies, concède Djelloul Mimouni. On se dit, pourquoi eux? Mais nous considérons qu'il ne s'agit que de réparer une injustice, parce que notre communauté a été dévastée par le passage dans les camps, par l'échec scolaire et le repli sur soi qui ont suivi notre arrivée en France.»
C'est bien, selon les mots de Nicolas Sarkozy, la notion de réparation qui prévaut:«Je n'ai pas peur du mot discrimination positive, affirmait-il, toujours lors de ce discours aux harkis de 2007. Si l'on ne reconnaît pas que des gens ont plus souffert que d'autres, on ne peut pas leur donner plus. La République, c'est de ne pas donner la même chose à chacun, c'est de donner plus à celui que l'Histoire a conduit à avoir tellement moins que les autres.» Une manière aussi de flatter une communauté forte de plusieurs centaines de milliers de personnes, dont les représentants avaient en 2007 appelé à voter Sarkozy dès le premier tour.
Depuis, le président de la République a plusieurs fois tergiversé sur la question de la discrimination positive: un temps tenté par le modèle américain de quotas pour les minorités visibles, il a ensuite fait machine arrière, ses propositions de réforme de la Constitution à ce sujet ayant été retoquées par la commission ad hoc présidée par Simone Veil. Publiquement, le président se contente donc désormais de parler «d'égalité des chances», sans pour autant oublier de donner des coups de pouce à certains, quitte à aller au-delà du cadre formel de la loi.
«L'argument de la réparation n'est pas recevable, estime le spécialiste Jean-François Amadieu. Le plan-emploi pour les harkis est normalement borné à une législation connue, qui concerne les emplois réservés pour les enfants de pensionnés, quels qu'ils soient. C'est une logique, stricto sensu, ayant trait à ceux qui ont servi la France et leurs enfants et cela a été acté par le ministère de la défense. On ne fait pas de réparation pour ceux, qui, pour une raison ou une autre, ont souffert d'un préjudice, ou alors il faut prendre en compte d'autres vulnérabilités, comme les enfants issus de l'immigration maghrébine par exemple. Nous sommes, dans le cas de cette circulaire par exemple, bien au-delà de ce dispositif. »
Renaud Bachy, maître d'œuvre du Plan emploi, a une tout autre manière de voir les choses: «Moi, si mes enfants ont un problème pour trouver du travail, je décroche mon téléphone et je vais les aider. Un enfant de harki, bien souvent, ne peut demander de l'aide à son père, qui parfois ne sait même pas lire. C'est une population qui a besoin d'être plus accompagnée que d'autres. Les enfants de harkis sont discriminés comme les autres personnes d'origine maghrébine de France, mais ces derniers sont en général plus urbains et plus jeunes donc ils sont déjà ciblés par d'autres dispositifs.»
Selon Simon Wuhl, sociologue et auteur d'un ouvrage sur la discrimination positive et la justice sociale, «c'est un problème courant d'interprétation de la loi: quand on fait une politique de la ville par exemple, implicitement et même si ce n'est pas dit directement, on vise effectivement les enfants d'immigrés. Ces statuts dérogatoires n'empêchent pas les problèmes de fond, qu'il faudrait plutôt traiter par des réponses structurelles, comme l'accès à l'éducation par exemple.»
Djelloul Mimouni, à l'image d'une très large partie de la population harkie, fustige lui le simple «effet d'affichage, sans rien de concret»: «Nous savons bien que toutes ces promesses de Sarkozy sont faites à des fins électorales, tout comme sa prétendue volonté de reconnaître la responsabilité de la France dans le massacre de harkis, ce qu'il n'a jamais fait officiellement... 2012 arrive, cela va recommencer.»
La nomination de Jeannette Bougrab, elle-même fille de harki, à la tête de la Halde en février 2010, avait pu être interprétée comme un signe de réconciliation avec la communauté. Et malgré un bilan contestable au sein de la Haute autorité de lutte contre les discriminations, cette professeur de droit a fait partie des nouveaux entrants dans le gouvernement remanié de novembre dernier, nommée secrétaire d'Etat à la jeunesse et à la vie associative. « A titre personnel je suis content, c'est une fille de harki donc une forme de reconnaissance, explique Djelloul Mimouni. Mais nous ne sommes pas concernés par son portefeuille. Vous savez, cela fait 47 ans que l'on attend... Et ce sont surtout les enfants de la deuxième génération qui sont visés. La troisième génération, elle, passe à autre chose. Les hommes politiques jouent la montre et attendent simplement que le temps passe.»
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