La réforme des sciences économiques et sociales au lycée provoque un tollé depuis 2008. Cette année, le débat se cristallise sur la notion de « classe sociale » qui disparaît presque des manuels.
« C’est une majorité de droite qui vient d’être élue, nous devons donner des gages à notre électorat. » Février 2008, les professeurs de sciences économiques et sociales (SES) s’inquiètent des attaques faites à l’encontre de leur discipline. C’est par ces mots que leur répondra le conseiller aux affaires pédagogiques de Xavier Darcos, alors ministre de l’Education nationale. Il justifiait ainsi la mise en place la commission Guesnerie, chargée d’un audit sur les programmes et les manuels de SES et censée relayer les critiques du monde de l’entreprise. Depuis, la réforme des SES a été rondement menée, avec la réécriture des programmes de seconde, de première et, cette année, de terminale. A chaque fois, le même tollé. A tel point que plus un seul professeur de SES ne participe au groupe d’experts diligenté par le ministère de l’Education pour réfléchir au contenu des programmes. Interrogé, le Ministère n’a pas souhaité s’exprimer.
Le débat s’est cristallisé en ce début d’année sur la notion de « classes sociales », qui a disparu des programmes de seconde et de première et ne survit, en portion congrue, que dans ceux de terminale. Des programmes « allégés en Marx et débarrassés des “bourdieuseries” superflues », se réjouit Olivier Vial, président de l’UNI, organisation universitaire de droite, sur le nouveau site d’information Atlantico.
Un choix idéologique
« Franchement, est-ce que nous sommes encore dans un monde où l’on se positionne selon sa classe sociale ? Quel consultant se sert de ça dans sa pratique professionnelle ? » s’interroge à son tour Gérard Thoris, de l’Institut de l’entreprise. Ce think tank, soutenu par le Medef et le CAC 40, a vu son ancien délégué général invité lui aussi à contribuer à la réécriture des programmes de SES. Pour Frédéric Neyrat, président de l’Association des sociologues enseignants du supérieur, la disparition progressive de la notion de « classes sociales » dans les programmes et les manuels est la marque d’un vrai choix idéologique : « Il y a tout un mouvement qui voudrait nous faire croire que l’individu n’est qu’un acteur totalement libre au sein de tribus ou de réseaux… Je crois qu’il est au contraire important que les élèves comprennent que les choix qu’ils pourront faire ont été en partie déterminés, et que l’on peut mettre son grain de sable dans cette chaîne de reproduction. »
Au delà de cette « aseptisation » des programmes, selon les mots d’Erwan Le Nader, co-secrétaire général de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses), les enseignants craignent que s’impose une vision technicisée de l’économie et un renoncement à la pluridisciplinarité.
« Pour nous, le bonheur se trouve dans les SES sous leur forme actuelle, qui croise l’économie, la sociologie, les sciences politiques, argue Julien Fretel, ancien professeur du secondaire et chercheur en sciences politiques. Une pratique que l’on retrouve à l’Ecole normale ou dans les grandes écoles, donc réservée à une élite. Ailleurs, à l’université, l’économie est très déductive et mathématisée. »
Cette réflexion rejoint celle de quelques étudiants qui militent au sein de l’Association Peps-Economie (Pour un enseignement pluraliste dans le supérieur en économie). « Nous sommes allés en fac d’économie car nous savions que la façon dont les étudiants abordent la matière a ensuite un impact fort et direct sur l’économie réelle. Or, là, nous avons en notre possession une simple boîte à outils », s’insurge Arthur Jatteau. « Les questions de stratification de la société sont importantes, au-delà de tout l’appareil marxiste. Les étudiants en économie n’étudient tout simplement plus les logiques de domination ! On ne les étudie plus, et on ne les critique plus non plus », regrette quant à lui Simon Bittmann.
« Anecdotique »
En filigrane de ces différentes interrogations plane la peur de voir le social s’effacer peu à peu à l’école, un constat que fait Laurence De Cock. Cette enseignante en histoire au lycée de Nanterre, chercheuse en sciences de l’éducation, est l’un des membre du Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire. « Il y a beaucoup de points communs entre notre mouvement et celui des SES, explique-t-elle. Faire de l’histoire, c’est aussi faire des sciences sociales. Mais nous sommes minoritaires car, dans l’approche choisie aujourd’hui, on préfère parler des événements et des grands personnages plutôt que des groupes sociaux. »
La disparition des acteurs, et de leurs luttes, est latente en SES comme en histoire. « A partir du moment où l’histoire de la République est envisagée comme une lente quête progressiste des libertés démocratiques, crispations, luttes et oppositions deviennent des freins à cette logique, rappelle Laurence De Cock. Ce n’est pas forcément un complot contre les luttes sociales mais une vision continue du déroulement des événements : tout ce qui fait discontinuité devient anecdotique. »
Mathilde GOANEC
Publié dans le numéro d'avril du magazine REGARDS, actuellement en kiosque.
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