Premier volet d'une série de trois papiers pour Syndicalisme Hebdo
Jean-Luc Mélenchon, Philippe Poutou, Nathalie Arthaud et parfois même certains membres du Parti socialiste... Ils sont nombreux les hommes et femmes politiques français qui remettent en cause le système capitaliste et l'économie de marché, la critique du libéralisme économique étant même devenu un classique du débat politique hexagonal.
Qu'en est-il chez nos voisins d'Europe centrale et des pays baltes? Dans ces états sortis du communisme il y a a peine plus de décennies, la remise en cause du système actuel semble difficile. Mais la crise, qui sévit aussi durement à l'Est, change la donne, et notamment dans le milieu syndical.
Andrezj Adamczyk est chargé des relations internationales au sein de Solidarnosc, en Pologne. Plus qu'un syndicat, Solidarnosc a été le fer de lance de la libération du pays dans les années 80... et un fervent défenseur du libéralisme économique et politique. « Au départ, on pensait que l'économie de marché, il ne fallait pas y toucher, se rappelle Andrezj Adamczyk. C'était un vrai dogme, même pour nous syndicalistes! » La Pologne a donc misé avec fracas sur les « efforts » structurels exigés par la fameuse thérapie de choc, mise en œuvre à des degrés divers dans tous les pays ex-communistes. « Il n'y avait pas de « modèle » sur lequel s'appuyer pour passer d'une économie communiste et centralisée au capitalisme, ajoute de son côté Bogdan Hossu, président de la Confédération nationale des syndicats roumains Cartel Alfa. C'était une expérimentation grandeur nature, qui a engendré bien sûr des erreurs et eu des effets négatifs sur l'économie et les travailleurs. » De fait, les années 90 restent pour beaucoup un bien mauvais souvenir, malgré la liberté politique enfin acquise. Les monnaies s'écroulent alors que l'inflation grimpe, la pauvreté s'installe, et l'écart se creuse entre les gagnants et les perdants du nouveau système. Côtoyant l'Ouest sans parvenir à accéder à son niveau de prospérité, l'amertume domine, au fur et à mesure que le filet de protection social communiste s'effiloche. « Ce qui est très étonnant, note Bernard Chavance, économiste spécialiste des pays de l'Est, c'est qu'en 1995, lorsque l'Union européenne pose les conditions de l'adhésion pour tous ces pays, elle ne présente l'Europe que comme un un grand marché. Or ce qui est original dans l'Union européenne, si on la compare avec des pays anglo-saxons, c'est sa protection sociale encore relativement forte. Cette dimension passe pourtant à la trappe : on ne parle que de politique de la concurrence, de privatisation, d'ouverture aux capitaux étrangers etc... » Jaroslav Zavadil, président de la Confédération tchéquo-morave des syndicats (CMKOS), fait le même constat : « La transformation en économie de marché s´est effectuée pendant le processus très exigeant de la pré-adhésion à l´UE. La mondialisation jouait à plein et notre économie s´est retrouvée totalement ouverte et par conséquent vulnérable. » Les responsables politiques nationaux eux-mêmes accompagnent ce virage ultra-libéral, à l'instar de Vaclav Klaus, ministre des finances puis chef du gouvernement tchèque en 1993, qui milite alors fermement pour une « économie de marché sans adjectif », comprendre sans social...
La bouffée d'air des années 2000
Plus de 20 ans après la chute du mur de Berlin, la fameuse « économie de marché » semble toujours être un horizon indépassable pour le monde syndical d'Europe centrale et des Pays baltes, confortés par la relative prospérité qui s'est finalement installée, à partir des années 2000, pour une part grandissante de la population. Jusqu'au début de la crise en 2008, c'est même l'euphorie. Les investissements étrangers massifs, européens ou américains, notamment dans le secteur automobile, ont permis de relancer la croissance, qui se situe alors dans une moyenne comprise entre 4 et 9 % partout en Europe centrale. Les petites et moyennes entreprises fleurissent dans le sillon des multinationales étrangères, et le secteurs des services explose. Les nouveaux entrants, dopés par le marché commun européen, tirent leur épingle du jeu, et devancent en niveau de vie leurs voisins ukrainiens, moldaves ou même russes, qui subissent le contre-coup du capitalisme oligarchique à l’œuvre. On parle de « miracle polonais » ou de « dragon tchèque », même si les phénomènes persistants de corruption, notamment autour des fonds européens, ternissent quelque peu le tableau.
Contestation post-crise
En 2008, c'est l'uppercut. Comme les Etats-Unis et les pays d'Europe de l'ouest, l'Europe centrale et baltique subit la crise mondiale qui s'installe, et prend conscience des dangers de sa grande dépendance vis-à-vis des entreprises et des banques mondiales. Dans les pays baltes surtout, plus connectés que les autres au système financier mondial, la chute est rude et des mesures d'austérité seront prises dès 2009, avant la Grèce, le Portugal ou l'Italie. En coupant dans les dépenses à hauteur de 15 % du PIB letton, ou dans les salaires comme en Estonie (1), les pays baltes obtiennent même un satisfecit de la Commission européenne, affairée à la promotion de la rigueur dans le reste de l'Union... Partout, la croissance est en berne, sauf en Pologne, qui maintient un taux à 4 %, dû à la plus grande diversité de son tissu industriel (2). Le chômage explose, entre 7 à 14 % d'un bout à l'autre de la zone et ce qu'il reste de protection sociale est remis en cause. En République tchèque (comme en Slovaquie), l'économie s'est sérieusement contractée, ce qui pousse le gouvernement à prendre début 2012 des mesures d'austérité, comme la réforme des retraites ou du système de santé, afin de combler les déficits. « Nous sommes à bord du même bateau, même si nos « passagers » sont moins nombreux que les vôtres, rappelle Jaroslav Zavadil, pour la Confédération tchéquo-morave des syndicats. Et même si nous n´appartenons pas à la zone euro, nous partageons maintes inquiétudes avec vous car la situation dans notre pays est également influencée par la crise financière, économique et sociale. La situation des salariés tchèques est marquée de manière importante par la politique menée par le gouvernement de droite en place. » Une contestation conjoncturelle, qui se mue en analyse critique du système économique européen à l’œuvre : « Le néo-libéralisme n'est pas efficace, car il n´y a pas de réel équilibre des libertés et des droits économiques et sociaux, poursuit Jaroslav Zavadil. En tant que syndicat, nous ne pouvons pas accepter que la croissance économique est l'objectif suprême, indépendant des conditions de vie de la population. » Ses homologues roumains, qui constatent que leur pays reste l'un des plus pauvres de l'UE, souhaitent aussi voir évoluer ce capitalisme « basé sur la spéculation », selon les mots de Bogdan Hossu : « Si nous considérons la période la plus récente, marquée par les difficultés sociales induites par la crise économique et financière, plus personne ne peut dire que le système actuel est le bon. Au contraire, la crise a prouvé que l'idée selon laquelle le marché s'organisait de lui-même et avait la capacité de résorber les problèmes naturellement était fausse. » Moins radical que ses voisins, Andrezj Adamczyk le polonais ne dit pourtant pas autre chose. « Bien sûr, d'un point de vue purement économique, c'est un succès, les salaires n'ont pas cessé d'augmenter chez nous depuis dix ans ! Et l'économie de marché est bien plus efficace que l'économie centralisée... Mais il faut une faut une dose de régulation. Nous avons quand même 2 millions de chômeurs, l'écart se creuse entre les revenus les plus faibles et les plus élevés et une classe d'exclus s'est formée. Mais en Pologne, les socialistes et la droite libérale parlent le même langage, il est donc difficile de faire entendre ces préoccupations. »
L'impossibilité de l'extrême gauche ?
Réguler le capitalisme, lutter contre les dérives financières, redonner du sens à une « Europe sociale » sont bien les thèmes qui animent désormais les luttes syndicales à l'Est. Sans pour autant que ne se développe sur l'échiquier politique une force à l'extrême gauche, estime Bernard Chavance. « Je ne vois pas de contestation franche du système capitalisme se développer, ou si elle réapparaît, ce sera par des mouvements plutôt de type extrême droite comme en Hongrie (voir la suite de notre dossier sur les pays d'Europe centrale et les pays baltes, NDLR). Pour la simple et bonne raison que dans ces pays, les anciens mouvements communistes se sont presque tous mués en socialistes néolibéraux soft ou en mouvement d'opposition sans ligne économique ou politique ». Surtout, comment critiquer le système libéral, porteur des valeurs de liberté individuelle, de pluralisme et de démocratie, lorsque l'on a goûté au communisme autoritaire qui s'est développé tout au long du 20e siècle? « Une des caractéristiques de ces pays, qui est très déroutante pour nous les Francais, rappelle Bernard Chavance, c'est que ceux qui sont contre le nationalisme, pour les libertés démocratiques et opposés au racisme sont souvent aussi de farouches partisans du libéralisme économique, au sens français du terme. » Rentrés dans la « famille capitaliste » sur le tard, nos voisins de l'Est et du Nord cherchent encore leur voie, chahutés comme les autres par les soubresauts de l'économie mondiale.
Mathilde Goanec
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Atlantico, Les recettes pour sauver l'Euro viendront-elles de la Baltique ? 4 novembre 2011
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Lettre mensuelle des Etats d'Europe centrale et balte, février 2012, publication des services économique du Trésor.
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