UKRAINE. Entre 1932 et 1933, entre trois et cinq millions de personnes
seraient mortes de faim par la faute du pouvoir soviétique, selon les
historiens ukrainiens. Le Parlement européen a reconnu jeudi un «crime
contre l'humanité».
Mathilde Goanec, Kiev
Samedi 25 octobre 2008
Les récits les plus macabres circulent en Ukraine sur la grande famine
qui toucha le pays entre 1932 et 1933: des familles décimées en
quelques jours, des paysans fuyant vers les villes, tués à bout portant
par l'Armée rouge... Nous sommes dans les premières années de la
collectivisation forcée des campagnes soviétiques, les récoltes sont
mauvaises et tout le blé disponible est réquisitionné. Dans toute
l'Union, les paysans meurent de faim.
Mater les paysans rebelles

En Ukraine, le bilan est particulièrement meurtrier. Holodomor, le
«massacre par la faim» en ukrainien, tue entre trois et cinq millions
de personnes en moins de deux ans. Pour les Ukrainiens d'aujourd'hui,
c'est un génocide, savamment orchestré et amplifié par Staline, pour
mater des paysans ukrainiens jugés nationalistes et rebelles au pouvoir
soviétique. Pour l'historien ukrainien Stanislav Koultchitsky, grand
spécialiste d'Holodomor, l'épisode 1932-1933 n'est «qu'une partie des
actions de Staline, pour affaiblir le peuple ukrainien et le forcer à
adopter le mode de vie soviétique». En effet, dix ans auparavant, le
pouvoir soviétique s'était chargé de liquider par des déportations
massives l'intelligentsia ukrainienne, alors en lutte pour
l'indépendance de son pays.
Cette analyse est battue en brèche par les historiens russes, qui
rappellent qu'au-delà des Ukrainiens, plusieurs millions de Caucasiens,
de Kazakhs et mêmes de Russes ont péri de la faim dans les autres
campagnes soviétiques. L'Ukraine victime, d'accord, mais au même titre
que les autres, dit en substance la Russie, qui rejette le terme de
génocide avancé par les Ukrainiens. «Il est vrai que la famine
ukrainienne est similaire à d'autres famines à la même période en
Russie ou au Kazakhstan, admet Stanislav Koultchitsky. Mais en Ukraine,
il y a eu là un réel basculement dans une campagne très spécifique et
dissimulée, de terreur par la faim.» L'historien ukrainien en veut pour
preuve des documents officiels d'époque: à la fin de l'hiver 1932,
Staline signe une loi spécifique à l'Ukraine, qui ordonne la
réquisition systématique des denrées alimentaires dans les villages
ukrainiens. Non plus seulement le blé comme les années précédentes,
mais la viande, les pommes de terre... Et tout ce qui restait de
nourriture aux paysans.
Depuis la chute de l'URSS, toute une partie de l'intelligentsia
ukrainienne se bat pour que la communauté internationale reconnaisse à
la famine de 1932-1933 un caractère génocidaire et spécifiquement
anti-ukrainien. «Le problème, c'est que très vite, Holodomor a été
politisé, estime Stanislav Koultchitsky. A l'époque de l'URSS, c'était
la diaspora ukrainienne en Amérique du Nord, qui accusait l'Union
soviétique. Aujourd'hui les choses ont changé et c'est l'Ukraine
contemporaine qui demande des comptes à la Russie.» Ukrainiens et
Russes se livrent sur le sujet une véritable bataille d'archives. «Il
reste beaucoup de monde à convaincre, admet Stanislav Koultchisky. La
moitié de la population ukrainienne elle-même ne croit pas à cette
définition de génocide.»
«Un crime effroyable»
Mais la violence des témoignages des derniers survivants, la
traduction d'une partie des documents en anglais et surtout l'activisme
forcené des Ukrainiens, leur président Viktor Iouchtchenko en tête, ont
fait pencher la balance: il y a un mois, la Chambre des représentants
américaine adoptait une résolution qualifiant Holodomor de «génocide».
Le Parlement européen, après des tergiversations, a lui aussi voté
jeudi un texte qui reconnaît en Holodomor un «crime effroyable contre
le peuple ukrainien et contre l'humanité». Alors que les manchettes
ukrainiennes titraient hier sur le «triomphe tardif des victimes
d'Holodomor», les journaux russes ont noté que le mot génocide avait
été écarté, trop polémique.
«Il ne s'agit pas de demander des comptes aux Russes ou à qui que
ce soit, rappelle le philosophe ukrainien Miroslav Popovitch. Mais il
faut régler nos comptes avec notre passé si nous voulons trouver notre
place dans le monde actuel. La plupart des participants de cette
tragédie étaient Ukrainiens, du côté des paysans, de l'armée ou de la
milice. Retrouver la mémoire d'Holodomor, c'est ce qui nous permettra
d'exister comme société à part entière, et non plus comme une éternelle
société postcommuniste.»