En Ukraine, les militantes du mouvement Femen ont fait de la provocation leur marque de fabrique. Flirtant avec un nationalisme parfois nauséabond, s’opposant au féminisme traditionnel, l’organisation est pourtant devenue un acteur incontournable de la défense du droit des femmes dans le pays.
Leurs photos ont fait le tour des rédactions web occidentales alléchées par ces belles ukrainiennes à la poitrine découverte, brandissant des pancartes rageuses. Les militantes de Femen « font du clic », de l’audience, en langages Internet et médiatique. « L’Ukraine à poil », sur Libération, « Striptease militant », pour Le Figaro ou encore « Les seins nus font de la politique », pour La Libre Belgique. Sans parler de la presse anglophone, friande elle aussi des photos de ces jeunes et jolies féministes.
Créé à Kiev en 2008, le groupe Femen a réussi le tour de force de s’imposer comme l’une des principales figures médiatiques ukrainiennes, au sein d’une société civile assez peu visible à l’international. Inna Shevchenko, l’une des meneuses du mouvement, qui a récemment fait trois jours de prison pour ses activités, en explique la genèse : « Personne ne nous protège dans ce pays, nous avons donc voulu créer un mouvement de femmes indépendant, qui agit dans la rue et qui ne se contente pas de théorie. »
Au début du mouvement, un slogan choc squatte les pancartes de Femen : « L’Ukraine n’est pas un bordel. » En ligne de mire, le tourisme sexuel. Prostitution, agences matrimoniales douteuses, tours organisés pour hommes en manque de filles et de sexe dans les principales villes du pays, l’Ukraine est en effet un eldorado pour le business du sexe et le trafic d’être humains. Convaincues par ces mots d’ordre, attirées par le côté pop et sexy du mouvement, 300 jeunes femmes sont venues grossir les rangs de Femen. Le groupe compte depuis cette année cinq antennes dans le pays. Ses revendications vont aujourd’hui bien au-delà de la dénonciation du tourisme sexuel et s’éparpillent désormais dans le champ du politique, du sport, ou encore de l’écologie. Femen dénonce ainsi en vrac les 4 X 4 dans les rues de Kiev, le tremblement de terre au Japon, le président russe Dmitri Medvedev, son homologue ukrainien Viktor Ianoukovitch, la tenue de l’Euro 2012 dans le pays ou encore la corruption à l’université... Le mode opératoire est, lui, resté inchangé. A moitié nues, une dizaine de jeunes femmes font, selon le propos du jour, le pied de grue devant des bâtiments officiels ou s’allongent sur les boulevards, leurs slogans écrits à l’encre noire sur des pancartes de fortune. Toujours entourées d’une nuée de photographes, les militantes prennent des poses provocantes et crient devant les caméras pendant une dizaine de minutes, avant d’êtres chassées par la police, le plus souvent conciliante. Les campagnes sont relayées ensuite sur le web, via les réseaux sociaux et les blogs, très actifs dans le pays. Les médias traditionnels se chargent du reste.
Le corps comme moyen d’action
Montrer ses seins pour dénoncer le tourisme sexuel, utiliser son corps pour servir la cause des femmes, la méthode est ambiguë. Femen est d’ailleurs sévèrement critiqué par une partie du mouvement féministe ukrainien, hostile à cette « profanation du féminisme et de la question des genres », selon Olena Suslova, membre du Conseil consultatif d’information sur les femmes d’Ukraine et féministe reconnue. « Femen est médiatique, car ses membres "font l’image" en étant sexy, jeunes, et en utilisant des attributs ukrainiens très stéréotypés, décrypte la chercheuse. Bien sûr, nous pouvons avoir des positions communes, notamment en ce qui concerne le trafic des femmes, mais je ne suis pas sûre que le féminisme soit le cœur de leur action. Et je ne me sens pas proche de leurs méthodes, qui conduisent à l’exhibitionnisme et à la victimisation, sans apporter de résultats. » Non moins virulente, la célèbre écrivain Evgenia Kononenko s’emporte contre la symbolique mise en action par Femen : « Le féminisme, c’est le respect de soi-même. Femen appelle les femmes et les hommes à ne pas se vendre, alors même que ses activistes se déguisent en prostituées bon marché ! »
Nullement troublée par ces attaques, Inna Shevchenko oppose cette « nouvelle idéologie » au mouvement féministe classique, qui lutte en Ukraine à coup de pétitions, de textes dans les journaux et d’attaques en justice. « A l’origine, nous n’utilisions pas les corps nus, mais nous jouions avec l’érotisme et la sexualité, rappelle Inna Shevchenko. Puis nous avons compris que notre corps était notre arme et nous nous battons désormais avec. Nous utilisons notre nudité, non pas pour vendre quelque chose, mais pour défendre nos droits. » Femen, en happening permanent, s’inscrit dans cette jeune société civile ukrainienne, un peu brouillonne, qui crée ses propres codes pour exister. Oksana Lutsyshyna, jeune écrivain ukrainienne et chercheuse en littérature, vivant actuellement aux États-Unis, y voit un pur produit de l’après-révolution orange de 2006. « Premièrement, Femen n’est pas une émanation de l’académisme occidental, c’est vraiment un mouvement populaire qui fait un travail formidable, estime la jeune femme. Et je ne pense pas que ce soit un mouvement "antiféministe", comme certains tendent à le penser, mais plutôt une tentative pour redéfinir le féminisme, dans une approche plus globale. Le problème, c’est que le corps d’un homme est vu comme un instrument de résistance, mais celui de la femme est consumérisé, érotisé... Donc, quand les femmes de Femen se déshabillent, elles ne dévoilent pas seulement leurs seins, elles posent aussi la question de la représentation du corps féminin dans l’espace politique. »
Un message flirtant avec la xénophobie
Pour assurer son financement et pérenniser le mouvement, Femen s’est lancé récemment dans le marketing, en créant une série de tasses, de t-shirts, de posters portant son logo, deux seins stylisés peints en jaune et bleu, couleurs du drapeau ukrainien. L’organisation réalise aussi régulièrement des empreintes en peinture ou en plâtre des seins des militantes et les mets aux enchères sur Internet. Un business qui a pour slogan : « Clique sur un sein, achète Femen. » Le procédé choque Natacha Tchermalykh, membre de la toute jeune organisation Offensive féministe, plutôt ancrée à gauche et lancée l’an dernier : « Même si je suis d’accord avec leur revendication de départ, Femen opte sans scrupules pour un autre échange symbolique, celui de la marchandisation du corps. »
Selon Offensive féministe, Femen n’est pas à une contradiction près, et ses membres ont également souligné les amalgames xénophobes dont ses militantes se seraient rendues coupables, en filigrane de leurs campagnes. « J’ai été particulièrement choquée par leur protestation contre la venue des supporters de l’équipe de football turque Galatasaray dans la ville de Lviv, lors d’un match contre l’équipe du « Karpaty », confie Natacha Tchermalykh. Femen proposait d’interdire la présence des Turcs à Lviv au niveau municipal, considérant qu’ils représentent un danger majeur pour les femmes ukrainiennes. Le discours de Femen dans ce cas-là rejoint clairement le discours de Svoboda, un parti d’extrême droite ukrainien, particulièrement hostile aux mouvements migratoires et à la présence des étrangers sur le territoire de leur pays. Les Turcs, quand à eux, sont stéréotypés par Femen comme une horde "hyper-virile" de "barbares" ne sachant pas contrôler leur pulsions sexuelles... » Les images postées en ligne lors de cette campagne médiatique sont en effet assez éloquentes : une jeune femme, complètement nue et les seins peints aux couleurs du club Karpaty, est encadrée par deux supporters ukrainiens aux mines patibulaires qui protègent son sexe de leurs mains. « En dehors de l’esthétique très douteuse de toute la scène, une autre interprétation, plus politique, est possible, estime Natacha Tchermalykh. Ici, la féminité stéréotypée de Femen fait alliance avec une masculinité exacerbée de la micro-société très patriarcale des supporters de football, cette dernière étant censée "sauver" la femme ukrainienne des hommes turcs... Pour ma part, un mouvement de femmes qui combinerait un discours libertaire et égalitaire avec un discours xénophobe est insoutenable. »
Persistance des discriminations
Par ses revendications permanentes et sa force de frappe médiatique, Femen aura au moins eu le mérite de faire la lumière sur les attaques faites aux droits des femmes en Ukraine et sur le travail des féministes. Dans ce pays indépendant depuis tout juste 20 ans, le passé soviétique brouille toujours la donne, mais tous les acteurs s’accordent sur une persistance des discriminations. « En théorie, sous l’URSS, les femmes avaient les mêmes droits que les hommes, rappelle Evgenia Kononenko. Mais, en pratique, il y avait très peu de femmes dans les élites communistes. La jeune fille soviétique été programmée pour le mariage et le travail, mais pas pour faire carrière... Dans l’Ukraine d’aujourd’hui, la situation est un peu différente, nous sommes mieux représentées, mais les problèmes persistent. »
Moins bien payées que les hommes, les femmes ukrainiennes fournissent le gros du bataillon des instituteurs, professeurs, infirmiers ou médecins, des professions dont le salaire dépassent rarement les 200 euros par mois. Et même lorsqu’elles accèdent à des postes à responsabilités dans le privé, mieux rémunérés, elles gagnent moins que les hommes. Souvent seules avec leurs enfants, les femmes sont les premières victimes de la précarité grandissante dans la société ukrainienne. L’accès à la contraception est encore limité, le plus souvent pour des raisons financières, mais également à cause du retour d’influence de l’église, porteuse d’un discours patriarcal et conservateur. L’avortement, légalisé très tôt en ex-URSS, est toujours très répandu, mais pratiqué dans des conditions souvent déplorables, quand il ne remplace pas purement et simplement les méthodes contraceptives. Il est d’ailleurs remis en cause dans un projet de loi préparé par le gouvernement actuel, qui multiplie les signaux négatifs à l’encontre des femmes. Dernier coup d’éclat en date, la suppression des femmes dans les corps de police, la réforme de la retraite (sous pression du FMI), qui touchera prioritairement les femmes, ou encore celle des impôts, qui sanctionne largement les petits entrepreneurs, une profession là aussi très féminisée.
Les discours officiels sont du même acabit. Chaque 8 mars, les femmes reçoivent des compliments de toute la classe politique, via les chaînes de télévision publiques, célébrant la mère ukrainienne courageuse, figure tutélaire de la nation. Ce qui n’empêche pas le Premier ministre de déclarer, il y a un an, que « ce n’est pas aux femmes de mener des réformes »... Le Président lui-même, en voyage à Davos, en janvier 2011, s’est illustré en invitant les investisseurs étrangers à venir faire des affaires dans son pays et à profiter par la même occasion des charmes des belles ukrainiennes... De quoi faire rager, de concert, Femen et l’ensemble de ses détracteurs.
Mathilde Goanec
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