Depuis le début de l’année 2011, la situation politique et sociale est tendue en Ukraine. La chef de file de l’opposition, Ioulia Timochenko, est en prison, à la suite d’un procès rocambolesque; le Parlement ressemble de plus en plus à une chambre d’enregistrement des décisions présidentielles et la presse, en grande partie aux mains de proches du pouvoir, serre les dents… Dans le secteur des ONG aussi, l’horizon s’est obscurcit.
La pression sur les organisations qui luttent pour le soin, la protection et l’intégration des malades du sida et des toxicomanes est particulièrement rude. A tel point qu’en avril dernier, l’Alliance ukrainienne HIV-AIDS, qui rassemble une myriade d’ONG locales dans le pays, ainsi que le Réseau des Ukrainiens porteurs du sida ont lancé un appel à la communauté internationale, où ils relatent les sérieuses entraves que rencontre leur travail depuis quelques mois. Cas emblématique, la persécution judiciaire à laquelle a dû faire face le docteur Illya Podolyan, qui a mis en place des programmes de substitution pour toxicomanes à Odessa. Accusé de vendre de la drogue, il a subi pendant toute la durée de son procès en mai 2010 des allers-retours en prison. Il a finalement été jugé non coupable en juin dernier, mais le Procureur général a fait appel de cette décision.
Andrey Klepikov, directeur général d’Alliance HIV-AIDS Ukraine, l’un des signataires de cette lettre ouverte, revient pour Grotius sur les difficultés que rencontre la sphère humanitaire en Ukraine aujourd’hui.
Mathilde Goanec : Dans votre déclaration commune en date du mois d’avril, vous parlez d’une «approche stalinienne» de l’Etat ukrainien vis-à-vis du travail des ONG. Dans un pays ex-soviétique comme l’Ukraine, ces mots sont loin d’être anodins. Pourquoi les avoir choisis?
Andrey Klepikov : Les autorités ukrainiennes et les services de l’Etat ont effectivement utilisé les mêmes méthodes que leurs collègues de l’ère stalinienne pour nous mettre des bâtons dans les roues. Les persécutions ont été basées sur une fausse plainte, écrite anonymement et émanant d’une organisation inexistante. Sous Staline, ce genre de lettres empoisonnées était produit par les autorités elles-mêmes ou par des proches du régime, ce qui offrait la base formelle nécessaire pour démarrer des procédures et entraver le travail des uns et des autres. Tout ce qui arrive aujourd’hui ressemble à un épisode funeste de notre histoire, la tristement célèbre « affaire des blouses blanches », contre des médecins juifs en URSS après la seconde guerre mondiale… Cela peut paraître incroyable, mais ce genre de dénonciation calomnieuse s’est révélé suffisante dans l’Ukraine moderne pour virtuellement paralyser le travail de plus de 100 programmes d’ONG qui luttent contre le sida à travers tout le pays. Sans parler des méthodes employées: des patients ont vu leur traitement conditionné à des témoignages visant à décrédibiliser notre travail…
Vous mentionnez également des atteintes au Droits de l’Homme…
Des documents internes aux organisations ont été saisis, certains membres de nos équipes ont été interrogés, plusieurs programmes ont été stoppés. Les ONG critiquant l’approche gouvernementale, en particulier en ce qui concerne la violation du droit des patients, ou les irrégularités dans les traitements, sont simultanément devenues la cible du bureau du Procureur général, de l’Inspection sanitaire, de l’Inspection environnementale, des Impôts, et d’un nombre encore incalculable d’organismes de contrôle étatique.
Pensez-vous que l’ensemble de la sphère des ONG soit visée ou seulement celles qui travaillent plus spécifiquement sur le sida et les programmes de substitution?
L’un des membres les plus influents du Parti des Régions (formation du président Viktor Yanoukovitch, NDLR) a proposé une loi pour interdire toutes les ONG financées par l’étranger. Elles ont été accusées, en particulier celles financées par la Fondation Open Society de George Soros, de préparer un “printemps arabe” en Ukraine. Donc il y a une méfiance générale. Le cas des ONG qui travaillent sur le sida, et parmi elles HIV-AIDS Alliance Ukraine, est significatif, car nous avons un réseau national et nous faisons du respect des droits de nos bénéficiaires une priorité. Or nos associations locales partenaires ont été parmi les premières cibles, et ce, même si nous sommes totalement apolitiques. Mais n’importe quelle activité, qui nécessite un soutien international, est considérée comme suspecte par l’Etat.
Quatre mois après votre appel, est-ce que la situation a évolué?
Dans une certaine mesure, oui. L’implication de la presse internationale anglo-saxonne et d’organisations respectées, telles que l’Union européenne, l’ONU ou le département d’Etat américain a contribué à calmer les attaques. Cependant, le Ministère des affaires intérieures ukrainien n’a pas admis les erreurs qui ont été commises quant aux atteintes aux droits de nos patients bénéficaires de programme de substitution (incluant parfois la révélation de leur statut de porteur du virus du sida). Lors d’une conférence de presse, le ministre a même répété que la police avait le droit de réclamer des documents portant sur la séropositivité de nos patients.
Avez-vous dû stopper certains de vos programmes à cause de ces pressions?
Oui. Après de nombreuses inspections, menées selon des réglementations datant d’avant la Perestroïka, les opérations de long terme, d’échange de seringues propres contre des seringues usagées dans sept régions de l’Ukraine, en particulier dans la République autonome de Crimée et dans la ville de Sébastopol, ont été supprimées. Résultat, 700 000 seringues collectées en moins à travers nos programmes dans tout le pays, ce qui représente un risque majeur concernant la propagation du VIH et des MST pour l’ensemble des Ukrainiens. Et concernant la situation du docteur Podolyan, le combat continue pour sa libération.
Selon vous, qui mène cette répression et dans quel but?
Nous pouvons seulement faire des suppositions, mais tous les documents prouvent que les consignes venaient de l’échelon le plus élevé de l’appareil d’Etat. Tout ceci a été initié par un ordre de l’Administration présidentielle, basé sur une lettre anonyme et falsifiée. Peu leur importait l’auteur de la lettre, le problème a bel et bien été la réponse complètement disproportionnée des autorités sur le terrain, comme s’ils n’attendaient que cela pour lancer une attaque massive sur nos programmes.
Voyez-vous des différences entre l’actuel gouvernement et le précédent dans les approches vis-à-vis de la sphère humanitaire?
En termes de déclarations, ce gouvernement semble plutôt progressif : une nouvelle loi sur le sida a été mise en place, qui semble basée sur le respect des droits du patient (incluant le respect de la confidentialité de son dossier et la mise en place de programmes de réduction des risques). Il y a aussi eu ces déclarations du Ministre des affaires étrangères appellant à la décriminalisation de la consommation de drogue. Mais les actions sur le terrain sont à l’exact opposé de ces déclarations. Nous voyons donc actuellement une grande différence entre ce qui est dit et ce qui est fait.
Plus généralement, est-il toujours difficile, vingt ans après la chute de l’URSS, de porter des projets humanitaires en Ukraine ?
Actuellement, c’est l’une des périodes les plus difficiles pour faire ce travail depuis la chute de l’URSS. Malheureusement, notre Etat copie certaines des pratiques les plus intolérables menées chez notre voisin russe: le non-respect des Droits de l’Homme, la suspiscion généralisée envers les programmes internationaux, l’application de normes et de régulations préhistoriques (datant de l’ère soviétique) pour stopper l’action des ONG, et le fossé perpétuel entre les déclarations et les actions.
Propos recueillis par Mathilde Goanec.
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