Après des mois d'intenses tractations diplomatiques, le Programme européen d'aide aux plus démunis (PEAD) a été sauvé in extremis cet hiver. Un simple sursis… En janvier 2014, il disparaîtra pour de bon. Par quoi l'Europe compte-t-elle le remplacer ? L'aide alimentaire est-elle encore une affaire à 27?
L'annonce a fait l'effet d'un coup de tonnerre: au printemps 2011, à la suite d'un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne, la Commission européenne envisageait de diminuer de deux tiers le budget du Plan européen d'aide aux plus démunis (PEAD), menaçant ainsi de sabrer, en pleine crise économique, dans l'aide alimentaire...
Lancé sur une idée de Coluche, l'inventeur des Restos du cœur, le PEAD a été mis sur pied en 1996. Il permettait à l'origine d'écouler dans toute l'Europe les surplus de la Politique agricole commune (PAC), via les associations caritatives. Seul hic, les stocks ont fondu ces dernières années, après une longue période de surproduction agricole, désormais jugulée. Pour assurer sa mission, le PEAD a donc commencé, à partir de 2006, à acheter sur le marché des produits de première nécessité, provoquant un vrai chambardement institutionnel. « Des propositions ont émergé en 2008, au début de la crise, pour que le budget du PEAD soit augmenté, et qu'on reconnaisse à ce programme sa base sociale, la question des stocks devenant secondaire », rappelle Nadège Chambon, spécialiste du sujet au sein du think tank Notre Europe, à Paris. Mais six pays ne l'ont pas entendu de cette oreille, et ont porté l'affaire devant la Cour de justice de l’UE. En tête de peloton, l'Allemagne, suivie par le Royaume-Uni, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas et la République tchèque. Des pays qui, pour certains, ne contribuent même pas au budget du PEAD... En interdisant le recours au financement direct pour alimenter le programme, l'arrêt rendu en avril dernier leur a finalement donné gain de cause. « Il fait partie de ces arrêts qui ont porté un coup à l'Europe », dira alors Jacques Delors, qui avait milité, dès 1986 avec Coluche, pour la mise en place du programme. « Cette décision est d'une logique implacable, estime quant à lui Bertrand Hervieu, inspecteur général de l'agriculture et membre de la commission sur l'accès à l'alimentation des populations les plus fragiles au sein du Conseil national de l'alimentation. La disparition des stocks n'est pas le fruit du hasard. Elle est un des effets vertueux de la réforme de la PAC, qui a consisté à attribuer les aides agricoles non plus en fonction de la quantité produite, mais en fonction de la surface cultivée. Le PEAD étant lié à ces stocks, il disparaît lui aussi. »
Le coup de massue
« Notre premier sentiment a été une profonde inquiétude, car cette décision est intervenue alors que le nombre de personnes accueillies ne cessait d'augmenter, raconte Olivier Berthe, l'actuel président des Restos du cœur, qui est l'une des nombreuses associations qui bénéficient du PEAD en France. Ce sentiment a laissé la place à l'incompréhension, devant l'intransigeance de certains pays. » Car malgré la fronde, et la sonnette d'alarme tirée par l'ensemble du secteur associatif, les fonds du programme sont bloqués, comme l’exigent l’Allemagne et ses alliés.
« Leur position est simple et logique, analyse Nadège Chambon. Le programme est fondé sur l'existence de stocks. Sans eux, il n'a plus de légitimité. Quant à sa transformation en programme d'aide sociale, ils sont contre également, arguant que le social est de la compétence des États, pas de l'Europe. » L’Allemagne notamment, qui s'inscrit dans une tradition fédérale forte, où chaque échelon a sa compétence. La pratique de l'aide caritative, qui s'appuie sur un impôt religieux reversé ensuite aux associations émanant de l'église, y est différente du reste de l'Europe, même si elle s'apparente aux politiques adoptées par les pays du Nord, associés dans la minorité de blocage. Pour Berlin, très clairement, l'échelon européen n'est pas celui de l'aide alimentaire. « La position de principe, nous la comprenons, rappelle Nadège Chambon. Mais quand on donne des milliards aux banques, sans vouloir donner un centime aux pauvres, l'effet sur l'image de l'Europe est désastreux. » Entre les anti et les pro-PEAD, la passe d'armes est violente à Bruxelles, à l'instar de ce discours de Sabine Laruelle, ministre belge de l'Agriculture : « Je n'ai jamais vu une intransigeance pareille, sur une telle question ! Cela va nous nuire à tous, et j'ai honte de siéger parmi vous... »
Le lobby français
Devant l'impasse, les politiques se mettent en branle. En septembre, le Parlement européen adopte à la quasi-unanimité une résolution pour le maintien du PEAD. La France joue également un rôle important pour débloquer la situation. Martin Hirsch, alors haut-commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté avait, dès 2008, mis en garde contre la disparition probable du programme et ses effets collatéraux sur l'aide alimentaire en France. Après avoir longtemps prêché dans le désert, il doit attendre l’année pré-électorale pour se faire enfin entendre. Bruno Lemaire, ministre de l'Agriculture, s'empare du sujet et de son bâton de pèlerin, pour convaincre ses partenaires de sauver le programme, et au passage l'image de l'Europe, sérieusement écornée... La mobilisation médiatique, lancée en France par le Secours populaire, la Banque alimentaire, les Restos du cœur et la Croix-Rouge, et soutenue par les associations allemandes, agit comme un aiguillon. Le 14 novembre, quelques jours avant le lancement de la campagne d'hiver des Restos et la collecte dans les supermarchés, la décision tombe. Le programme est en sursis jusqu'en 2014. Son financement, à hauteur de 500 millions, est assuré pendant encore deux ans.
L'avenir du PEAD
« On a renoncé à plonger le monde humanitaire dans une crise inouïe, c'est un soulagement, concède Olivier Berthe. Mais nous savons que dans deux ans, c'est fini. » Pour maintenir le programme, la Commission a mis sur la table du Conseil des ministres des Affaires sociales une proposition visant à le pérenniser dans le cadre de la politique sociale de l’UE. Cette idée sera débattue dans les prochains mois, mais il y aurait peu de chances que les États qui bloquaient le maintien du PEAD dans la PAC changent de position. « Il y a donc une probabilité forte pour que ce programme n’existe plus à l’échelon européen, à moins d’une coopération renforcée dans ce domaine », souligne Nadège Chambon. Le belge Jean Delmelle, président de la Fédération européenne des banques alimentaires, milite pour que cette aide soit rattachée à des programmes d'insertion sociale. Ce qui ne l'empêche pas de craindre un net recul des financements : « Tous les budgets européens sont à la baisse... Le chiffre de 350 millions d'euros a commencé à circuler à Bruxelles. C'est un tiers de moins que ce que nous avons actuellement. » Si certains pays pourront compenser nationalement la disparition du PEAD ou son affaiblissement, d'autres seront incapables de fournir cet effort, à l'instar de la Pologne ou de la Hongrie, où les banques alimentaires dépendent à plus de 80 % de l'Union européenne. « J'entends dire, en France ou en Belgique, que les gouvernements nationaux remplaceront cette aide quoi qu'il arrive... Pour moi, cette logique est très dangereuse, car c'est une brèche majeure à la solidarité européenne ! », s'inquiète Jean Delmelle. Laurence Champier, du service communication de la Banque alimentaire française, partage cette indignation : « Sous une forme ou une autre, l'aide doit être poursuivie : 80 millions de citoyens européens vivent sous le seuil de pauvreté. Doit-on les laisser de côté ? Sachant que ce programme coûtait jusqu'à présent 1 % du budget de la PAC, c'est-à-dire 1 euro par Européen ? L'Europe ne se construit actuellement que sur des bases économiques et financières, cela doit changer. » Faire de la sécurité alimentaire des Européens un enjeu en soi, c'est tout le combat qui va être mené dans les années à venir, et c'est d'ailleurs le sens de la proposition de Bertrand Hervieu : « Bien sûr, cela peut passer par le Fonds social européen ou par les politiques de cohésion. Mais on peut également tout à fait imaginer faire de l'aide alimentaire un pilier de la politique agricole commune, au nom du traité de Rome. Non pas simplement pour écouler les surplus, mais parce que tous les Européens doivent pouvoir accéder à l'alimentation. » Un projet que soutiennent les Restos du cœur. « On l'oublie parfois, mais l'Europe a été créée sur ce principe fondateur : permettre l'autosuffisance alimentaire, rappelle Olivier Berthe. Ce programme a donc toute sa place, en conformité avec les traités. Par ailleurs, la spéculation sur les matières premières ne cesse d'augmenter, pénalisant les producteurs comme les consommateurs. Nous devons mettre en place un dispositif commun de régulation, pour permettre notre sécurité alimentaire à tous, ce qui dépasse largement l'aide sociale. » C'est d'ailleurs ce que fait depuis des années le pays le plus puissant du monde. Près de 46 millions de personnes vivent grâce à des bons alimentaires aux États-Unis, soit 15 % de la population, et ce nombre est en constante augmentation depuis la récession de 2007. Ce programme coûte 68 milliards de dollars au pays. L'UE, souvent arc-boutée sur des positions libérales, pourrait donc, à minima, commencer à observer la politique menée outre-atlantique par sa cousine américaine...
Mathilde Goanec
L'aide alimentaire en France
Pour survivre, les associations d'aide alimentaire en France dépendent majoritairement de deux acteurs : le PEAD et la grande distribution. Viennent ensuite les aides de l’État, le soutien de l'industrie agroalimentaire et des producteurs, ainsi que les particuliers, qui participent aux collectes organisées chaque hiver. Près de quatre millions de personnes bénéficient de ce coup de pouce pour se nourrir correctement. Selon une étude réalisée par l'institut CSA, toutes ne sont pas des « exclus ». 65 % des bénéficiaires disposent d'un logement fixe, 25 % sont des salariés ou des retraités. Selon Laurence Champier, la marge de progression pour collecter davantage et réduire le gaspillage est énorme : « Nous collectons tous les jours et un peu partout auprès des supermarchés. Mais avec plus de bénévoles, de centres et de camions, on pourrait faire beaucoup mieux. Trop de produits sont encore jetés par les enseignes, faute de gens pour aller les chercher. En Grande-Bretagne et en Allemagne par exemple, un nombre beaucoup plus important de produits sortis du circuit commercial est acheminé vers le circuit caritatif. De ce point de vue-là, nous avons encore de gros efforts à faire. »
Les chiffres
À l’échelle européenne, le PEAD dispose d’un budget de 500 millions d'euros, soit 1 % du budget total de la PAC. Il bénéficie à près de 20 millions d’Européens.
En France, le PEAD représente 78,1 millions d’euros, une somme répartie principalement entre la Banque alimentaire, le Secours populaire, la Croix-Rouge et les Restos du cœur. C'est la première source de revenus pour ces associations, complétés par les fonds du Programme national d'aide alimentaire, soit 13 millions d'euros l'an dernier.
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