Dirigé depuis quelques mois par un gouvernement intérimaire, le Kirghizistan traverse une crise politique meurtrière. C'est dans ce contexte très tendu, marqué par le renversement du président Kourmanbek Bakiev en avril, et les affrontements ethniques du sud en juin, que se déroule ce dimanche 9 octobre 2010 une élection législative en forme de dernier espoir pour sortir le pays de la spirale de la violence.
De notre correspondant régional,
Pour traverser le quartier ouzbek de Tcheriomouchki, à Och, il faut slalomer entre les tas de briques et de gravats. Le sol est couvert d'une épaisse couche de cendres et de poussières mêlées. Les murs des maisons, calcinés, rappellent la violence de ces trois jours de pogroms, en juin 2010, quand des groupes de jeunes Kirghizes chauffés à blanc, armés et parfois escortés par des blindés des forces de l'ordre, ont fait irruption dans le quartier, pour incendier, tuer et violer.
« Dans cette rue, seulement trois maisons n'ont pas brûlé », souffle Alik, qui s'active avec un voisin pour reconstruire un semblant de maison avant l'hiver. « Ici, il y avait quatre chambres, et de côté deux pièces, avec une véranda », décrit ce citoyen kirghize, ouzbek de souche, qui comme des milliers d'Ouzbeks de la région, est né à Och sous l'Union soviétique et est devenu citoyen du Kirghizistan indépendant à la chute de l'URSS. L'urgence, c'est de reconstruire deux, trois pièces, avec des matériaux de constructions donnés par des organisations internationales, pour permettre aux familles ouzbèkes de revenir vivre dans ces quartiers qu'elles ont fuit sous les balles.
Peurs réciproques
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« Moi, je ne suis pas retourné dans le centre de Och depuis juin », dit ce voisin. « Parce qu'on a peur, on ne peut plus aller au marché ou au travail, il y a des groupes de jeunes Kirghizes qui agressent les nôtres et les policiers s'en prennent aux Ouzbeks pour les battre et leur soutirer de l'argent. ».
Dans la communauté kirghize de Och, même méfiance : « les Kirghizes ont peur aussi d'aller dans les quartiers majoritairement peuplé d'Ouzbeks, estime Ruslan Tashanov, analyste indépendant. Jusqu'au mois de juin, il n'y avait pas ce sentiment chez les gens, on allait tranquillement de quartier en quartier, sans se demander quelle ethnie y vivait ».
La physionomie de la ville, elle aussi, a changé. L'imposant bazar du centre-ville, ravagé par les flammes, est désormais éclaté en marchés où marchands et clients préfèrent se retrouver entre Kirghizes ou entre Ouzbeks. Ces derniers, d'ailleurs, se font de plus en plus rares en ville : l'immigration de travail vers la Russie, déjà forte dans ce sud kirghize dépourvu d'industries, a pris une ampleur sans précédent dans la communauté ouzbèke, selon une ONG locale d'aide aux migrants.
Bouc émissaire
Le plus inquiétant réside sans doute dans la montée d'un discours nationaliste dur, et la désignation sans équivoque de la communauté ouzbèke comme responsable des affrontements du sud. Une version des faits qui s'appuie sur les discours revendicatifs de l'un des leaders des Ouzbeks du sud, Kadyrjan Batyrov, quelques semaines avant les évènements de juin. Pour autant, tout laisse à penser que les responsabilités sont autrement plus complexes et partagées, de nombreux clans politico-criminels ayant eu alors un intérêt à l'explosion de violence dans le sud kirghize. « Les événements de juin sont le fait d'hommes politiques du sud, qui ont provoqué ces violences pour radicaliser le conflit ethnique, dans le but de monter la population kirghize du sud contre le pouvoir central, estime un observateur occidental, grand connaisseur de la région. Mais nous avons bien assisté à un pogrom de grande envergure. Ce qui est frappant, ce sont les liens de complicité et la chaine de lâchetés : évidemment des voyous ont été utilisés, mais cela ne peut pas arriver sans un certain consensus dans la population. Les antagonismes ethniques sont anciens. »
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Parmi ces leaders régionaux, on évoque le rôle du maire de Och, Melis Myrzakmatov. Ce dernier, en opposition frontale avec le pouvoir central à Bichkek et soupçonné de n'avoir rien fait pour empêcher les affrontements, se pose désormais en maître du sud. On lui prête une armée privée de 500 hommes, et il ne rate pas un occasion de tenir dans sa ville des discours aux accents anti-Ouzbeks. Pour cette analyste kirghize, qui préfère garder l'anonymat, « le maire de Och n'agit pas seul. Il représente un groupe d'hommes d'affaires du sud et le parti Ata Jurt qui est composé d'anciens proches de Bakiev, le président déchu. Il est sous la pression de ces groupes-là qui veulent s'attirer l'électorat kirghize en attisant le nationalisme et la haine. C'est du populisme pur et dur. Notre malheur, c'est que les élections arrivent si vite, qu'elles ne laissent pas le temps de comprendre ce qui s'est passé ou de juger les responsables. »
Tout à leur campagne électorale, les partis issus du gouvernement intérimaire à Bichkek ferment eux aussi les yeux, et laissent la situation se déliter lentement. Formé après la révolte populaire du mois d'avril et la fuite de Kourmambek Bakiev, le gouvernement provisoire, qui se veut le camp de la démocratie après l'autoritarisme, est avant tout en quête de légitimité.
Stopper la spirale de violence
Dans ce contexte particulièrement tendu, les élections législatives de dimanche apparaissent comme le seul moyen de relancer la fragile démocratie kirghize, et de stopper les violences. Pour l'instant, la campagne s'est déroulée dans le calme. « Il y a eu une vraie compétition, un accès aux médias pour tous, et pour la première fois depuis notre indépendance en 1991, on ne sait pas qui va gagner », se réjouit Edil Baïsalov, leader du petit parti Aïkol-El, en lice pour les législatives. Ce qui n'a pas empêché plusieurs partis d'opposition, dont Ata-Jurt, de menacer de déclencher des troubles en cas de défaite électorale trop cinglante. Ethniques ou politiques, le retour des violences est donc un scénario envisagé par tous, du gouvernement intérimaire aux organisations internationales présentes dans le pays.
Camille Magnard (et Mathilde Goanec, texte et photos)
Bonjour,
Voici juste pour info complémentaire à l'excellent article précédent de Mathilde et Camille, au moment d'élections législatives aussi historiques que cuciales en Kirghizie, élections pluralistes, mais à hauts risques notamment dans le sud.
Je livre ici quelques uns de ces risques, dont il ne faut pas sous-estimer l'importance, K. Bakiev a plusieurs fois tenté cette semaine par des virements de fonds en faveur de son parti favori, Ata-Jourt (un certain nombre de cadres de l'ancienne administration avaient fondé ce parti après la révolution d'Avril), de déstabiliser les élections de demain. La Commission Electorale Centrale d'Etat s'en est heureusement aperçue... à temps ! http://www.ca-news.org/news/504831?from=rss Cette affaire s'ajoute à l'arrestation des passagers d'une voiture à un poste frontière du pays, jeudi, voiture dans laquelle ont été retrouvées de fortes sommes d'argent en provenance de l'étranger et à destination de ce parti http://www.24.kg/investigation/84203-specsluzhby-kyrgyzstana-izyali-krupnuyu-summu.html . Les passagers, d'après cette source, étaient des proches de l'ancien président. J'ai joint aujourd'hui par skype mon épouse et plusieurs amis kirghiz, à Bichkek, qui m'ont confirmé cela et révélé les objectifs de Bakiev à travers le parti écran Ata-Jourt. Les voici :
L'objectif de Bakiev est, une fois de plus, machiavélique. Il s'agit de reprendre le pouvoir politique dans le sud, à défaut de pouvoir le reconquérir dans le reste du pays, faire sécession (je vous rappelle que l'administration locale du sud, en premier lieu le Maire d'Och, n'a pas été changée contrairement au reste du pays après la révolution d'Avril, que les ressources financières et matérielles de l'administration locale ont ensuite été mises à contribution pour organiser les massacres inter-ethniques de Juin, puis, l'acte sauvage de mollestation à Och de la Ministre des Affares sociales, lorsqu'elle avait voulu enquêter sur les massacres en Juillet - Le Maire d'Och n'hésite plus d'ailleurs à s'opposer de front à Roza Otounbaeva qu'il accuse de brader l'ethnicité et se plaçant lui-même en défenseur des seuls Kirghiz ethniques au sud). L'ancien dictateur Bakiev se voit déjà de retour chez lui, emmené par le parti Ata-Jourt qui a basé son programme électoral sur le thème de "la Kirghizie aux Kirghiz". Nous assistons actuellement à une "milosevichisation" de l'ancien dictateur et de son camp dans le sud du pays (contrairement au nord). C'est à dire que nous percevons de plus en plus clairement un glissement idéologique dangereux du sérail communiste local vers une radicalisation fondée sur le nationalisme ethnique et la fuite en avant (comme en Yougoslavie dans les années 1985-1991, où un grand nombre de communistes d'hier se sont mutés en féroces nationalistes). Le parti Ata-Jourt ne cache pluss son désir, s'il arrive en position majoritaire demain dans le sud, de vider de gré ou de force le sud du pays de ses minorités ethniques, en premier lieu les Ouzbeks pour, je le cite, "le purifier" ("les Ouzbeks à Tachkent" ! est son credo de campagne). Le parti Ata-Jourt est prêt (et fier même !) de déclencher - avec les moyens financiers et logistiques de l'ancien dictateur et de l'administration locale - une nouvelle vague de massacres anti-ouzbeks dans le sud, en cas de victoire demain à Och et à Djalal-Abad. A Bichkek, au nom de la démocratie et du pluralisme, le pouvoir central a autorisé tous les 29 partis à se présenter, les démocrates comme les autres. Dans le pays, logiquement, les forces démocratiques devraient l'emportaient en général. Mais, dans le sud, rien n'est moins sûr. C'est pourquoi j'attire votre attention sur l'importance du scrutin de demain et sur notre nécessité de suivre les conséquences de cette élection de près, notamment dans le sud. Si les forces démocratiques gagnent demain soir, ce sera bien sûr une grande victoire pour la Kirghizie, la stabilisation de ce pays et l'enracinement de la démocratie, même si l'économie restera à reconstruire ensuite. Si elles perdent, des événements comparables à ceux de Juin dans le sud ne seront alors pas à exclure et pourraient s'étendre aux Etats voisins devant la complexité ethnique et territoriale de la Vallée du Fergana.
Bien cordialement,
David GAÜZERE
Rédigé par : David GAÜZERE | dimanche 10 oct 2010 à 12h21
Oui bien sûr Bakiev est derrière ata jurt (j'ai aussi entendu cette histoire de voiture pleine de cash à la frontière kazakhe)... je suis tout à fait d'accord aussi avec toi sur la position très nationaliste de plusieurs partis proche de Bakiev, un gros danger pour le sud kirghize. Par contre, je n'idéaliserais pas trop le camp "démocratique", SDPK, ata meken, ak chunkar etc... tous jouent un jeu très trouble en ce moment, et pas un, pour des raisons électorales bien sûr, n'ose dire la vérité sur ce qui s'est passé dans le sud.
Bon, vivement la formation de la coalition qu'on en sache un peu plus !
Rédigé par : mathilde&Camille | dimanche 10 oct 2010 à 18h21