Kirghizstan : les enquêtes internationale et locale n'ont pas fait la lumière sur les affrontements interethniques du mois de juin. Seule certitude, les violences ont été provoquées à des fins de destabilisation du pays.
A Tcheriomouchki, à l'ouest de la ville de Och, la rue se perd dans un nuage de poussière, bordée à gauche comme à droite par des tas de gravats, de sable et de briques.... Des matériaux apportés récemment par les organisations internationales, qui supervisent la reconstruction des maisons de ce quartier ouzbek presque entièrement détruit lors des violents affrontements interethniques du mois de juin. La plupart des victimes ouzbèkes, réfugiées dans le pays voisin ou à la frontière au plus fort du conflit, sont rentrés en ville. Mais nombre d'entre elles vivent toujours retranchés dans leurs quartiers, effrayés par la montée d'un nationalisme kirghize exacerbé.
Dans le jardin de Sadatran, une tente fournie par le Haut commissariat aux réfugiés occupe tout l'espace. De la maison, il ne reste que des murs calcinés. « Je vis ici depuis 50 ans, raconte la vieille femme. En juin, quand la maison a commencé à brûler, nous étions à l'intérieur. Nous nous sommes enfuis par le toit. On va essayer de reconstruire deux pièces, en un mois, avant l'hiver ». D'ici quelques semaines, avec les premiers froids, la situation humanitaire va devenir critique. « Beaucoup de gens ont tout perdu et sans l'aide des organisations internationales, ils n'ont aucune possibilité de trouver de la nourriture et de faire des réserves pour l'hiver, estime Gulchada, l'une des membres d'Acted, une organisation humanitaire française. Signe de l'ostracisme galopant de la communauté ouzbèke, les autorités locales ne font rien pour avancer à les travaux, quand il ne les entrave pas, selon une source diplomatique à Bichkek.
Peur et méfiance
A l'autre bout de la ville, le quartier de Furkat, massivement peuplé d'ouzbeks, et lui aussi presque entièrement détruit. Ici aussi, on reste entre soi. Certain ne sont pas retournés au centre-ville depuis trois mois. « On a peur, on ne veut pas y aller, explique un habitant sur son chantier. Les Kirghizes maintenant se sentent chez eux, comme si la ville leur appartenait. Ils pensent qu'on devrait s'en aller d'ici. Ils disent que c'est nous les responsables de ces violences, mais si c'était vrai, on aurait donc brûlé nos propres maisons ? » Au sein de la communauté kirghize d'Och, la culpabilité des Ouzbeks dans les affrontements ne fait aucun doute. Une version des faits relayée à demi-mots par le pouvoir central à Bichkek, et par les officiels locaux. Cette pression accrue mise sur la communauté ouzbèke est d'ailleurs dénoncée par la communauté internationale. «Beaucoup arrivent ici désespérés, en dernier recours. Ils n'ont nulle part où chercher de l'aide alors qu'un frère, un mari, un fils a été arrêté et emprisonné , alerte Rabutan (*), un avocat impliqué dans l'aide juridique aux victimes. Il y a sans cesse des descentes de police chez les gens, et dans la grande majorité des cas, ces fouilles se font sans aucun mandat légal ». La semaine dernière, un avocat a été battu en pleine audience, parce qu'il avait accepté de défendre un ouzbek. Certains défenseurs des droits de l'Homme ont même quitté le pays, ou sont actuellement en prison. La migration de travail vers la Russie, qui a toujours affectée fortement le sud du pays, s'est elle aussi accentuée, vidant encore plus le pays de ses forces vives. « Ils partent tous, se désole une mère ouzbèke, ils reconstruisent ce qu'ils peuvent et ils partent ! Ici, il n'y a plus rien à faire, rien à gagner ».
Des deux côtés, la méfiance s'installe, favorisée par le découpage très ethnique de l'habitat à Och et le manque de mixité sociale : « On ne voyait pas ça avant. On allait tranquillement de quartier en quartier, sans se demander de quel ethnie il se composait. Malheureusement, maintenant, les gens ont cette peur en eux, raconte Ruslan, analyste politique indépendant à Och et de nationalité kirghize. Moi par exemple je suis un homme tolérant mais pourtant j'ai peur aussi, quand je passe dans des quartiers ouzbeks compacts, surtout quand il fait nuit ».
L'enquête internationale, tout comme celle menée localement, n'a pour le moment pas fait toute la lumière sur les causes de cette flambée de violence au début de l'été. Pour autant, nombre d'observateurs y voit les signes d'un véritable pogrom. Pour Frédéric Roussel, président d'Acted fin connaisseur de la région, tous les éléments sont là : « Nous sommes clairement à Och dans l'instrumentalisation sordide d'intérêts divers, à la fois politiques et privés, pour provoquer un conflit qui joue sur des antagonismes sociaux et ethniques anciens. » Rabutan estime quant à lui que sans responsable clairement désigné, il n'y aura point de paix possible entre les deux communautés : « Il y a au moins mille versions différentes, toutes plus effrayantes les unes que les autres, qui circulent sur qui est derrière tout ça, pourquoi et comment, se désole le militant. Tant qu'il n'y aura pas de vraie enquête indépendante, on ne pourra pas tirer un trait sur cette tragédie, et cesser de craindre qu'elle ne se répète. »
Mathilde GOANEC, envoyée spéciale à Och.
(*) Le nom a été changé pour des questions de sécurité.
Le problème? En avril dernier, sous la pression de la rue, le président Kourmanbek Bakiev est chassé du pouvoir, lors d'affrontements qui feront plus de 80 morts. Profitant de la faiblesse du gouvernement intérimaire mis en place à la hâte, des forces politico-criminelles encore inconnues mettent le feu au sud du pays en jouant sur des clivages ethniques. Le conflit aurait fait entre 1000 et 2000 morts, majoritairement ouzbeks.
L'enjeu ? Quelques jours seulement après ce drame, le gouvernement intérimaire, en quête de légitimité, fait voter par référendum un changement de constitution et transforme le pays en république parlementaire. A l'issue des élections de dimanche, le pays devrait donc être doté d'un Parlement et d'un premier ministre aux pouvoirs renforcés, dont la principale mission sera de stopper la spirale de violence dans laquelle le pays semble s'enfoncer.
A suivre ? La plus grande incertitude règne sur l'après-scrutin, alors même que certains partis ont d'ores et déjà annoncé leur intention de contester les résultats, à l'instar du maire de Och, homme fort du Sud. Le diagnostic de Frédéric Roussel, président de l'organisation d'aide Acted est très sombre : « Les évènements récents, par leur nature et leur échelle, peuvent marquer l'entrée du pays dans le scénario afghan. Le trafic de drogue, les revenus du commerce illicite, et une déstabilisation géopolitique liée a des enjeux religieux, ethniques, étatiques, risquent de s'imposer en Kirghizie. »
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