C'était quelques jours avant l'ouverture, le 30 novembre dernier à Munich, du procès Demjanjuk: alors que des manifestations de soutien à l'accusé rassemblent quelques centaines d'Ukrainiens à Lviv et Kiev, le conseil municipal de Lviv, ville-capitale de tout l'Ouest ukrainien, vote une motion fracassante: on y dénonce unanimement une accusation « infondée » contre Demjanjuk, et un procès qui ne serait rien d'autre qu'une « conspiration internationale visant à discréditer l'Ukraine ».
Depuis ces déclarations, d'autres agitateurs de l'opinion publique, journalistes, historiens ukrainiens, ou hommes politiques, sont montés au créneau pour soutenir Demjanjuk. Eux aussi évoquent ouvertement l'ombre du « KGB, et de son héritier, le FSB russe », qui aurait créé de toutes pièces les éléments à charge du dossier. En particulier une carte d'identité SS, portant la photo et le nom d'Ivan Demjanjuk, aujourd'hui 89 ans, et jugé pour avoir participé activement, pendant qu'il servait comme gardien au camp de la mort de Sobibor, à l'exécution de 27 900 juifs. On est donc loin de l'ambiance historique qui règne autour du tribunal de Munich, où le monde occidental se félicite de pouvoir enfin mener à bien « le dernier grand procès d'un criminel nazi ».
En Ukraine, il reste difficile de soulever la question de la participation des Ukrainiens dans les atrocités commises par le III Reich, qui a occupé la région dès l'été 1941. Alors quand un vieillard malade de 89 ans, ukrainien de naissance, se retrouve élevé au rang de dernier criminel nazi, c'est tout un peuple qui craint de se retrouver sur le banc des accusés.
Le cas Demjanjuk réveille le sentiment de culpabilité en Ukraine
Le cas Demjanjuk en rappelle forcément des centaines d'autres, soldats de l'Armée rouge faits prisonniers à mesure de l'avancée allemande en terre soviétique, et qui ont été recrutés pour servir d'auxiliaires dans les camps d'extermination installés en Pologne voisine. Or le malentendu, disent les historiens ukrainiens, est immense: «Les Allemands ont pris l'habitude d'appeler ''ukrainiens'' tous les gardiens des camps issus des prisonniers de guerre soviétiques », rappelle Anatoliy Podilsky, directeur du centre de recherche ukrainien sur l'Holocauste, à Kiev. « Pourtant, il y avait aussi bien des Biélorusses et des Russes que des Ukrainiens ».
Le raccourci est resté, étayé par des faits historiques têtus, comme la collaboration avérée dans les premiers temps de la guerre, des mouvements nationalistes ukrainiens avec l'Allemagne nazie, contre l'Union soviétique et dans l'espoir de fonder une Ukraine indépendante. Et la part sombre prise par les politsaï. Ces milices collaborationnistes locales, formées par des volontaires ukrainiens, auraient, selon des témoignages de survivants, secondé les escadrons de la mort nazis au cours des centaines de massacres collectifs perpétrés pendant l'occupation allemande à travers toute l'Ukraine. La participation des auxiliaires ukrainiens dans les atrocités de la «Shoah par balles » qui ont coûté la vie à près d'un million de juifs, reste un pan de l'histoire refoulé, trop sensible pour être étudié avec objectivité.
Ajoutez à cela 40 ans d'une propagande soviétique, après-guerre, qui n'a pas hésité à appuyer l'amalgame ukrainien-nationaliste-collaborationniste, pour discréditer toutes velléités indépendantistes du côté de Kiev ou de Lviv. Le procès Demjanjuk ravive donc de vieilles et profondes blessures.
Les défenseurs d'Ivan Demjanjuk veulent croire, contre vents et marées, à la non-culpabilité de leur compatriote. Une erreur d'identification, ou au moins un prisonnier de guerre qu'on aura forcé à exécuter les basses besognes pour lesquelles il est jugé aujourd'hui, et dont il ne serait pas juridiquement responsable.
L’indignation de la communauté juive ukrainienne
La communauté juive ukrainienne, qui renaît depuis l'Indépendance et tente de regagner une certaine visibilité, s'est publiquement indignée de l'attitude affichée par les milieux nationalistes, dénonçant « la grave erreur » historique du Conseil municipal de Lviv et de sa motion de soutien à Demjanjuk. A Lviv, Adel Isakivna, directrice du centre social juif de la ville, tente à son niveau de recréer un dialogue dépassionné sur la mémoire de l'Holocauste. « Regardez l'Allemagne aujourd'hui: là-bas le fascisme et l'antisémitisme sont morts parce que les gens ont peur que cela revienne. J'espère qu'en Ukraine on pourra faire la même chose, présenter des excuses, apprendre aux enfants dans les écoles ce qui s'est vraiment passé. Mais pour cela, il faut que l'Ukraine soit prête à reconnaître ses erreurs... », conclut Adel. Elle se dit «optimiste », même si sa ville, Lviv, et son pays continuent d'ériger des statues et de rebaptiser des rues en l'honneur de héros nationalistes ukrainiens qui n'ont pas hésité, au début de la guerre, à collaborer avec l'occupant nazi.