Publié dans le numéro de février du mensuel Regards www.regards.fr
Le 4 décembre 2011, le parti au pouvoir Russie unie a remporté 49,32 % des voix, lors d’élections législatives entachées par les fraudes. Relayées sur Internet, ces irrégularités se sont ajoutées aux frustrations d’une partie de la société russe, et ont déclenché un mouvement de mécontentement d’ampleur. Mais ce n’est pas encore le printemps russe...
L’image est belle : de Sidi Bouzid à la place Tahrir, en passant par l’avenue Sakharov, une même vague révolutionnaire balayerait le monde : au Sud le Printemps arabe, au Nord l’Hiver russe, de la révolution de jasmin à celle des neiges… Sale temps pour les romantiques, la réalité est comme toujours nettement plus contrastée. Les chiffres, d’abord. Le 10 décembre, une semaine après les élections législatives russes, largement falsifiées, entre 50 000 et 80 000 personnes défilent à Moscou, suivies par quelques milliers de manifestants dans le reste du pays. Le 24, cela continue de grimper dans la capitale, 120 000 personnes sont réunies sur l’avenue Sakharov noire de monde. Ailleurs, c’est nettement moins impressionnant et à Saint-Pétersbourg, le rassemblement est même un échec cuisant : moins de 5 000 personnes vont se déplacer. Puis arrivent ces fêtes de fin d’année – interminables – qui paralysent généralement le pays pendant quinze jours. On est loin de la mobilisation du monde arabe fin 2010 et début 2011, massive et continue. Et si ces rassemblements sont significatifs dans la société russe contemporaine, décrite comme plutôt apathique, ils ne sont pas encore à la hauteur des manifestations monstres du début des années 1990, où près d’un demi-million de personnes étaient sorties manifester pour plus de démocratie, au sortir de l’URSS. En 2005, le pays a également connu une poussée de fièvre, nettement moins médiatisée, liée à la « monétisation » des avantages sociaux. Cette réforme transformait une série d’avantages en nature réservés aux plus démunis en compensations financières. Un mouvement de petites gens, qui a fortement essaimé sur tout le territoire, soutenu surtout par les mouvements politiques les plus radicaux et qui a fait reculer en partie le gouvernement.
Ces contestataires, issus des couches les plus pauvres de la population, ne forment pas le gros des troupes des manifestations d’aujourd’hui. Selon un sondage mené par l’institut Levada, le manifestant russe version 2011-2012 est plutôt éduqué, connecté aux réseaux sociaux, souvent employé du secteur tertiaire et assez à l’aise financièrement. Il est loin aussi de Mohammed Bouazizi, ce vendeur de légumes qui en s’immolant a lancé la protestation tunisienne, rassemblant derrière lui jeunes et moins jeunes à l’avenir bouché. Cette surreprésentation, dans ce mouvement de protestation, des diplômés et des jeunes nés avec l’indépendance est significative de la méfiance d’une partie de la population pour la remise en cause de l’ordre établi. Nombreux sont les quadragénaires ou retraités russes qui se souviennent avec effroi du chaos des années 1990 et de la dégradation vertigineuse des conditions sociales. « Le retour de l’ordre et de la stabilité, c’est toujours l’argument numéro un de Poutine, rappelle Clémentine Fauconnier, jeune chercheuse en sciences politiques et spécialistes du parti Russie unie. On ne peut pas imaginer le traumatisme qu’ont constitué les années 1990. » La journaliste Claude Guibal a suivi la révolte égyptienne de l’an dernier. « Dans les manifestations au Caire, on n’a longtemps vu que les plus visibles, les jeunes sur Facebook, les intellos, les islamistes. Mais le 28 janvier, premier jour des violences sur la place Tahrir, dans la foule qui courait, il y avait ces vieilles femmes de 60 ans, au foulard si caractéristique des quartiers populaires. J’ai compris alors que le mouvement avait basculé et qu’il réunissait désormais l’ensemble des classes sociales. »
L’effet d’entraînement
« S’il y a une analogie à faire entre le printemps arabe et la Russie, concède Masha Lipman, analyste politique au Centre Carnegie de Moscou, elle est dans le processus et l’utilisation massive d’Internet. » Selon une étude Comscore publiée en novembre dernier, les Russes sont devenus les plus grands consommateurs d’Internet en Europe devant l’Allemagne et la France, avec près de 51 millions d’usagers. La plateforme Livejournal ainsi que l’équivalent russe de Facebook, Vkontakte, sont les chaudrons de cette contestation grandissante du pouvoir russe, où la société civile n’en finit pas de s’agiter. Reste qu’il est difficile de dire si l’exemple arabe a joué un vrai rôle dans la mobilisation. « Dans les cortèges, il y a beaucoup d’étudiants, qui ont grandi dans une relative prospérité, et qui sont aussi les plus perméables aux discours sur la démocratie et les droits de l’homme, souligne Véra Nikolski, sociologue, qui a notamment travaillé sur des mouvements de jeunesse radicaux russes. L’effet d’exemple du Printemps arabe a pu jouer pour eux, de même que la bonne image que ces mouvements ont à l’international. Mais la majorité des Russes n’en ont rien à cirer. » Pourtant, dans la foule, des pancartes brandies par les manifestants rappellent les printemps tunisiens, égyptiens, ou libyens, certains panneaux faisant même cohabiter Poutine et Kadhafi.
S’il n’y a pas d’effet domino clair, pourquoi maintenant ? « Une fenêtre d’opportunité », selon Véra Nikolski, construite sur l’usure du pouvoir, la crise économique qui n’épargne pas la Russie, et cette année électorale qui cristallise les frustrations. « De ce point de vue là, remarque Clémentine Fauconnier, le mouvement russe s’apparente davantage aux révolutions colorées d’Ukraine, de Géorgie ou du Kirghizistan, qui ont toutes eu lieu après des élections législatives falsifiées. » Un classique en Russie depuis des décennies, mais cette fois-ci tellement grossier qu’il a fait réagir. « L’annonce du retour de Poutine pour la présidentielle de 2012 a été complètement ratée. J’étais au congrès de Russie unie en septembre dernier et tout a été réglé en moins d’une heure : “Nous remportons les élections législatives, Poutine remplace Medvedev à la présidentielle et on n’en parle plus.” On ne faisait même plus semblant et c’est très mal passé dans l’opinion. » Mais la Russie n’est pas l’Ukraine, sa voisine, rappelle Masha Lipman. « Là-bas, les choses semblaient claires. Il y avait les gentils et les méchants. On avait volé des votes à Iouchenko, le gentil… En Russie, on a également honteusement volé des votes, mais à qui ? Il n’y a pas de leader alternatif ! C’est l’une des faiblesses de cette mobilisation. »
Pas d’alternative claire
Dans les pays arabes comme en Russie, c’est effectivement l’absence de leaders à la tête de ces démonstrations de colère qui questionne. D’ailleurs, ils sont peu nombreux les hommes politiques russes qui osent parler à la tribune, mal accueillis par la foule qui leur préfère stars ou musiciens, ou encore le blogueur anti-corruption Navalny. La population russe ne croit guère en cette opposition hétéroclite et désunie. Les libéraux-démocrates historiques suscitent la réprobation, tant ils ont déçu dans le passé par leur compromission avec le pouvoir ou leur incapacité à s’engager réellement contre Poutine. Le problème est là pour Véra Nikolski, sévère sur la sincérité de ces leaders et inquiète des déceptions à venir. « Je les connais ces jeunes qui manifestent, ce sont mes anciens étudiants. Ils sont plein de rêves, de vrais idéalistes. Mais en Russie existe toute une classe politique qui est depuis longtemps exclue du centre du pouvoir. Des hommes politiques qui attendent d’être rétribués. Malheureusement, ils ne sont pas forcément plus valables que ceux en poste. Certains ont même déjà mené la Russie au bord du gouffre. Pour eux, les milliers de Masha et d’Ivan qui manifestent sont de simples auxiliaires de leurs ambitions. »
Le travail de sape du Kremlin a également fonctionné à plein : il reste très difficile en Russie de constituer un parti, de s’enregistrer comme candidat à la présidentielle, de mener des activités politiques ou encore d’avoir accès aux médias de masse.
Manque de radicalité
Pour toutes ces raisons, le mouvement n’a pas (encore) basculé dans une radicalité susceptible de faire bouger les lignes. Malgré les arrestations de quelques leaders d’extrême-gauche, les manifestations sont joyeuses. C’est, pour l’élite intellectuelle, l’endroit où il faut être. Le pouvoir reste aussi très mesuré, accorde des miettes de réforme, espère l’essoufflement. Le Kremlin a bien appris des révoltes arabes et veut éviter l’embrasement, répétant à l’envi que ces manifestations sont « le signe de la maturité de la démocratie russe ». La contestation russe passera-t- elle l’hiver ? Personne ne se risque au moindre pronostic. « Pendant ces 15 ans passés en Égypte, j’avais presque cessé de croire à un changement possible, constate de son côté Claude Guibal. Et puis d’un coup, ça démarre… Mais pour que ça marche, même si c’est terrible à dire, je crois vraiment qu’il faut que le pouvoir tape fort, et que l’indignation soit à son maximum. »
Mathilde Goanec