Par MATHILDE GOANEC
Le rockeur Youri Chevtchouk, en concert ce soir à Paris, est devenu une icône de l’opposition depuis qu’il a interpellé Poutine sur la démocratie.
Youri Chevtchouk, leader du groupe russe DDT, fait du rock depuis trente ans. En dissidence dès ses débuts à l’époque soviétique, il lutte contre toutes les formes d’abus de pouvoir, les guerres en Tchétchénie et en Géorgie, les violences policières… En mai, il a publiquement apostrophé Vladimir Poutine sur l’état de la démocratie dans le pays, sous l’œil des caméras. La vidéo a provoqué un buzz incroyable sur la Toile russe. Cet été, on l’a retrouvé chantant face aux forces de l’ordre dans les manifestations de l’opposition, très encadrées à Moscou. Par son engagement et sa popularité, le chanteur est devenu une voix de la société civile russe.
Votre vie d’artiste a-t-elle toujours été fortement liée à vos engagements politiques ?
Bien sûr, quel artiste peut fonctionner différemment ? N’importe quel auteur fait le récit de sa vie, et en Russie, il y a beaucoup de choses à dire sur le plan politique, social, philosophique… Notre pouvoir ne respecte pas le peuple, il le trompe et c’est pour ça qu’il faut se battre pour faire valoir nos droits. Mais je constate qu’un mouvement est en train de se former en Russie aujourd’hui. Les gens réagissent, ils m’écrivent, se demandent comment se comporter. Je suis très content car ceci n’existait pas il y a trois ou quatre ans. Les gens restaient assis sur leur tas de gaz et de pétrole, l’argent rentrait, et personne ne pensait à rien.
Vous avez dit à plusieurs reprises que, dans votre pays, la démocratie piétinait. Pourquoi ?
La démocratie tente de fonctionner, et parfois ça marche. Par exemple, nous avons eu une polémique sur un gratte-ciel que Gazprom voulait construire dans le centre historique de Saint-Pétersbourg. Les gens se sont rassemblés, ils ont manifesté, il a fallu se battre pendant deux ans, mais aujourd’hui il est presque sûr que cette tour ne verra pas le jour. Dans ce genre de cas, Internet aide énormément.
Le Web joue-t-il le rôle que les médias traditionnels n’exercent pas en Russie ?
On peut contrôler les médias traditionnels mais comment contrôler Internet ? Il y a beaucoup de blogs, le peuple écrit, dit ce qu’il pense, l’information circule. C’est notre WikiLeaks à nous ! Les bureaucrates commencent à comprendre qu’il va désormais leur être difficile de mener leurs sales affaires en secret : tout devient très vite public. Internet constitue une aide formidable. Les polémiques y sont constantes : comment vivait-on sous le communisme, comment construire le capitalisme, doit-on imaginer un autre modèle ? Bien sûr, il reste beaucoup de gens qui ne pensent rien de rien, mais c’est aussi le cas en France, non ?
La nouvelle scène musicale russe partage-t-elle votre engagement ?
Rien qu’à Saint-Pétersbourg, il y a près de 3 000 groupes de rock. Le rap aussi se développe et on y trouve beaucoup de chansons sociales, critiques contre le pouvoir. Evidemment, à la télé, on ne voit que de la popsa[la variété russe, ndlr] parce que c’est facile à faire et à comprendre. Pour moi, c’est du fast-food musical.
Même vous, malgré votre popularité, vous avez un accès limité aux médias…
Mon groupe est exclu des grandes chaînes de télévision nationales, à cause de mes positions politiques. A la radio, ils passent seulement mes chansons gentilles et lyriques, pas les plus engagées. Mais ce n’est pas grave car les jeunes en Russie regardent de moins en moins la télévision où tout n’est que propagande… Sous l’URSS non plus, on ne nous diffusait pas. Et pourtant, le pays entier connaissait nos chansons par cœur !
Vous êtes devenu la voix de l’opposition à Poutine, cela vous convient-il ?
Je trouve ça drôle. Je prends tout ça avec humour, et ça m’aide. En ce moment, beaucoup de gens disent «Chevtchouk président !» Je réponds que je ne peux pas, que je travaille sur une nouvelle tournée, donc je suis trop occupé ! [Rires] L’engagement citoyen est essentiel mais la musique reste la priorité.
La Russie n’a pas toujours bonne presse en France, pourquoi ?
La Russie, ce n’est pas juste Poutine. La Russie, ce sont aussi des millions de gens qui réfléchissent, des intellectuels, des gens normaux et bons… Dieu merci!
Photo Bruno Charoy
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Youri Chevtchouk : trente ans de contestation
(La rédaction avec Mathilde Goanec)
« Je voudrais vous poser une question pratique : le 31 mai, il va y avoir une marche de l’opposition à Saint-Pétersbourg. Est-ce que la police va la disperser?». La question Youri Chevtchouk à Vladimir Poutine en mai dernier a déstabilisé le Premier ministre russe. Le leader de DDT avait commencé par évoquer ce jour-là l'état de la démocratie en Russie, et la nécessaire protection des libertés individuelles. Vladimir Poutine avait fini par admettre que les autorités «ne doivent pas créer des conditions rendant impossible l'exercice de la liberté d'expression». Quelques jours plus tard, la manifestation de l'opposition était pourtant interdite, et plus de cent personnes étaient arrêtées à Moscou... L'entretien a été traduit par France 24, mais l'engagement de Youri Chevtchouk a commencé bien avant cette rencontre.
En 1982, sa première chanson Ne tire pas avait été écrite à destination des soldats envoyés sur le front afghan. Le titre sera ensuite repris pour une série de concerts en septembre 2008 pour protester contre les conflits en Tchétchénie et en Géorgie.
En 1984, à cause de la chanson Nous emplirons le ciel de bonté issu de son deuxième album, Youri Chevtchouk est accusé d'être un agent du Vatican: son groupe est interdit de concert, il joue ses titres dans des appartements, en semi-clandestinité.
En 1996, il n'hésite pas à se produire en concert à Grozny en Tchétchénie, pour les habitants de la ville. Mais s'il condamne la guerre, il considère que les soldats russes sur place n'ont fait que leurs devoirs. Mais cela ne suffit pas à contenter le pouvoir : malgré sa popularité, DDT est absent de la télévision russe. «Mon groupe est exclu des grandes chaînes de télévision nationale, à cause de mes positions politiques. A la radio, ils passent seulement mes chansons gentilles et lyriques», expliquait Youri Chevtchouk ce mardi dans Libération.
Le chanteur paie son engagement dans l'opposition. En 2008, il participait en effet à sa première Marche du désaccord à Saint-Petersbourg. L'un des grands rendez-vous des contestataires en Russie. « Un mouvement est en train de se former en Russie, aujourd'hui. Les gens réagissent, ils m'écrivent, se demandent comment se comporter. Je suis très content car ceci n'existait pas il y a trois ou quatres ans », estime-t-il. Mais comme le dit Youri Chevtchouk, « l'engagement citoyen est essentiel, mais la musique reste la priorité». Mardi soir à l'Elysée Montmartre, au lieu d'un meeting politique il faudra donc plutôt s'attendre à ce qu'il chante Porté disparu et Chanson d'automne.
Porté disparu
Chanson d'automne
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