(Tous les prénoms des enfants ont été modifiés.)
Difficile de savoir combien sont les orphelins en France. La dernière estimation, menée par Alain Monnier et Sophie Pennec, date de 2002, et estime à 500 000 le nombre d'enfants ayant perdu l'un de leurs deux parents, soit 3 % des moins de 21 ans. Parmi eux, à peine plus d'un orphelin sur vingt a perdu père et mère. Et lorsque cela arrive, c'est un conseil de famille, présidé par un juge des tutelles, qui va devoir désigner le tuteur de l'enfant, jusqu'à ses 18 ans.
Pour arriver jusqu'à Christiane Pelletier, juge des affaires familiales, il faut traverser la salle majestueuse du tribunal d'instance de Paris, sur l’Île de la Cité. Une volée de marches de pierre plus tard, nous sommes dans son bureau. Depuis la réforme des tutelles en 2007, l'ensemble des conseils de famille qui ont lieu à Paris se déroulent ici. Christiane Pelletier met immédiatement en garde : elle a actuellement 1 236 tutelles en cours pour des orphelins sur la capitale, les conseils de famille ne constituent donc pas le gros de son activité. Elle dénoue pourtant avec patience le fil de cette institution méconnue.
« Que les parents décèdent en même temps, d'un accident, ou l'un après l'autre, je suis prévenue par un membre de la famille quand il y en a. Nous tentons, ensemble, de trouver des personnes potentiellement intéressées à établir un conseil de famille. » Il faut au minimum quatre personnes, plus le juge. Charge au conseil de famille d'élire ensuite un tuteur, qui devra veiller à l'éducation de l'enfant et à la gestion de ses biens, ainsi qu'un subrogé tuteur, chargé de veiller à ce que les intérêts notamment financiers de l'enfant soient respectés. La filiation avec les parents d'origine reste entière et la tutelle prend fin aux 18 ans de l'enfant orphelin. Au cours de ce premier huis clos, chacun a une voix : celle du juge des tutelles est prédominante en cas de conflit. « La plupart du temps, il y a un consensus, estime Christiane Pelletier. La famille ou les proches se sont concertés avant de soumettre un nom. Et nous n'avons pas toujours beaucoup d'autres options. On est plus ou moins obligés de faire confiance. »
Parfois, il est impossible de mettre la main sur des membres de la famille. Des proches, voire de simples connaissances, peuvent alors y prendre part. Quitte à constituer des conseils de bric et de broc, au sein desquels les membres n'auront qu'un intérêt relatif à l'enfant. « Oui c'est vrai, concède la juge parisienne, on est parfois obligés de compléter et de faire appel à de simples relations. Mais si on ne réunit pas de conseil de famille, on doit déclarer la tutelle vacante, et l'enfant est confié à l'aide sociale à l'enfance. Est ce que c'est vraiment la bonne solution? ». Passé cette période, le conseil de famille n'est pas dans l'obligation de se réunir régulièrement. Le tuteur, chargé de l'enfant, peut solliciter la juge de tutelles, surtout pour des questions de gestion de patrimoine ou de biens. Pour le reste, c'est silence radio.
A l'adolescence, les choses peuvent se corser. Des enfants, a fortiori les orphelins, craquent et le tuteur peut déclarer forfait devant une tâche devenue trop lourde. « A titre d'exemple, juste avant Noël, j'ai rouvert un dossier constitué depuis plusieurs années. On m'a demandé de réunir un conseil de famille car la tutrice souhaitait démissionner de ses fonctions. J'ai été dans l'obligation de déclarer la tutelle vacante, personne ne voulant prendre sa place. Dans de tels cas, le seul rôle que je peux avoir, en tant que juge, c'est de convaincre de conserver un lien... »
Le doute assaille aussi parfois la juge des tutelles. Est-ce que ce tuteur est le bon pour cet enfant ? Les souvenirs affleurent : « J'ai eu deux ados, recueillis par la sœur de leur mère décédée. Les parents avaient beaucoup de biens et cette tante a décidé de leur conserver ce niveau de vie. Ils vivent dans un bel arrondissement et elle dépense environ 10 000 euros par mois pour chacun d'eux. Ces enfants sont très bien élevés, ils ont tout ce dont ils ont besoin, mais sur le plan affectif, c'est minimal. Du coup, je me pose la question : est-ce qu'il n'y a pas là une forme d'abandon moral ? Est-ce que c'est une raison suffisante pour retirer la tutelle à cette famille ? Qui va prendre le relais ? Je crois que dans ce cas, oui, la famille reste prépondérante, surtout quand la tutelle dure depuis longtemps. Et on n'intervient pas sur du ressenti, mais en cas de problème flagrant. » Gérer le sort d’orphelins peut être pesant. « Des hommes se tuent après avoir tué leur femme, des couples se suicident... On a beaucoup de dossiers très durs. On essaye de faire ensuite du mieux qu'on peut, qu'avec les personnes que l'on a sous la main. »
Les « années sida »
En matière de conseils de famille, Myriam Mercy a une sacrée expérience, puisqu'en vingt ans, elle a pris part à trois d'entre eux. Son témoignage raconte trois histoires entremêlées, tordues, ahurissantes par moment, d'enfants orphelins de leurs parents morts du sida. Car en 1990, on est en plein dans les « années sida ». Myriam Mercy fonde Sol en Si, dont la mission principale est de venir en aide aux malades et à leurs familles. « Cela faisait partie de notre travail de se demander, s'il arrive malheur au dernier parent survivant, qu'est-ce que l'on fait des enfants ? C'est comme ça qu'on s'est retrouvés nombreux à être impliqués dans des conseils de famille. » Myriam Mercy, en vraie routarde de l'institution, analyse sans ménagement ces huis clos, qui peuvent donner le meilleur comme le pire.
Premier acte, Farid. Myriam Mercy, en tant que bénévole, connaît les parents de ce petit garçon, tous les deux atteints par le virus du sida. Ils meurent, au début des années 1990, à quelques mois d'intervalle. Farid a une sœur aînée, contaminée. Impossible de mettre la main sur les grands-parents, qui n'ont jamais approuvé l'union du couple. « Au conseil de famille, nous n'étions que des “étrangers”. Et ça tirait dans tous les sens. Il a finalement été décidé, après un conflit au sein du conseil et un jugement, de séparer les deux enfants. La petite fille a été placée dans une famille d'accueil de l'aide sociale à l'enfance, et la tutelle du garçon confiée à des amis de la maman. »
La colère de Myriam Mercy, des années après, est intacte, elle ne comprend pas qu'on ait pu ainsi séparer les deux enfants. La petite fille décède quelques années après, accentuant le trouble de Farid. « Et puis est arrivé ce qui devait arriver. La tutrice a déclaré qu'elle ne voulait plus du garçon... Nouveau conseil de famille, qui rentre finalement en contact avec les grands-parents maternels. Ils acceptent de prendre la tutelle. Ça ne se passe pas bien du tout. A 18 ans, Farid fugue, il vit dans la rue. » Aujourd'hui âgé de 21 ans, le jeune homme a fait plusieurs séjours en prison. C'est un orphelin cassé.
« On aurait pu imaginer autre chose pour cet enfant, d'abord lui permettre de vivre avec sa sœur jusqu'au bout, et ensuite ne pas vouloir à tout prix le caser dans sa famille qui n'en voulait pas. » Cinq juges de tutelle se sont succédé sur ce dossier, qui s'est promené de juridiction en juridiction à travers la banlieue parisienne.
Quel suivi après la tutelle ?
Amina, 20 ans aujourd'hui. « Là encore, des difficultés ont surgi parce que les deux familles ne s'entendaient pas. Quand tout fonctionne, ça ne fait pas de bruit, on n'a pas besoin de s'en mêler », précise d'emblée Myriam Mercy. Les parents d'Amina sont originaires de Côte d'Ivoire mais vivent en France. Atteints par le VIH, son père meurt, sa mère deux ans plus tard. Là encore, très proche du couple via Sol en Si, Myriam Mercy se porte volontaire pour prendre part au conseil de famille. Un membre de la famille paternelle, sans papiers, arrivé en France pour épouser la mère d'Amina selon une coutume africaine, participe également au conseil avec sa nouvelle compagne, et demande la tutelle.
« Je savais qu'il était hors de question pour la mère d'Amina que cet homme reparte avec l'enfant. Il n'avait strictement aucun lien avec elle. Mais il a fallu batailler dur, toujours pour cette histoire de priorité donnée à la famille... Je me suis alors posé la question : je connaissais Amina depuis qu'elle était bébé, je connaissais bien ses parents, j'ai donc proposé d'être tutrice. Et la décision a finalement été validée par le conseil de famille. » Myriam Mercy a par la suite lancé une procédure d'adoption simple, afin qu'Amina devienne sa fille. « Pour moi, c'est la logique. Elle est dans une double filiation. Ses parents ne l'ont pas abandonnée, elle se souvient d'eux. Moi aussi et je respecte son histoire. »
« Nous sommes différentes en tout point », le témoignage de Myriam Mercy.
Mais ce n'est pas fini pour Myriam Mercy. « Je m'occupais aussi à l'époque d'une petite fille depuis sa naissance, ou quasiment. Son père n'était plus dans le circuit, et sa mère, également malade, était très gravement perturbée sur le plan psychique, elle avait déjà perdu accidentellement deux enfants. » Myriam Mercy va prendre en charge la petite Anna pendant plusieurs années, après avoir été nommée tiers digne de confiance par un juge. Il y a cinq ans, la mère décède et un conseil de famille est donc constitué.
« Cette fois-ci, tout est allé très vite. Il n'y avait aucun enjeu du point de vue des biens de l'enfant, et je m'occupais d'Anna depuis très longtemps. J'ai été nommée tutrice sans aucun problème. » La jeune fille va avoir 18 ans cette année, ce qui signifie la fin de sa tutelle. Elle refuse pour le moment d'être adoptée. « Beaucoup d'enfants suivis ou parrainés par Sol en si sont passés par là, rappelle Myriam Mercy. Avoir le sida à cette époque, cela voulait dire que vous étiez toxico ou gay. Et souvent, il y avait des ruptures familiales derrière, donc cela a donné lieu à des conseils de famille très mouvementés. Je me souviens d'un jeune homme, qui était gay et père d'un petit garçon. Il avait beaucoup souffert du rejet de ses parents à cause de son homosexualité. Il ne voulait donc surtout pas que ce soit les grands-parents qui récupèrent l'enfant. Et c'est pourtant ce qui s'est passé... » Comme dans l'ensemble du secteur de la protection de l'enfance, le lien du sang est privilégié.
Myriam Mercy regrette aussi, parfois, le manque de suivi des enfants placés sous tutelle. « Je ne veux pas qu'on me marque à la culotte, mais personne ne me demande rien depuis presque cinq ans... J'ai des liens informels avec certains membres du conseil de famille, mais est-ce que c'est suffisant ? »
Commentaires