L'Ukraine a fêté cette année les 20 ans de son indépendance, dans un contexte économique et social morose. Deux décennies après la chute de l'URSS, les forces syndicales nationales sont elles aussi remises en question, en grande partie pour leur allégeance au pouvoir politique et financier.
La Maison des syndicats s'élève, imposante et massive, au coin de la place centrale de la capitale ukrainienne, Kiev. Datant de l'ère soviétique, ce gigantesque cube de béton rappelle la place prépondérante qu'occupait autrefois le syndicalisme à l'ukrainienne. L'Etat, employeur unique, travaillait main dans la main avec le syndicat, chargé de toute la sphère sociale des entreprises, sous le contrôle vigilant du Parti communiste. Lorsque ce système s'écroule en 1991 avec l'URSS, la sphère syndicale doit de reconfigurer au cœur d'une Ukraine indépendante mais affaiblie, qui a sauté à pieds-joints dans le capitalisme à l'occidentale, non sans dégâts majeurs sur la vie sociale et politique. Selon l'essayiste Annie Daubenton, spécialiste de l'Ukraine, « trois formations se disputent aujourd'hui le droit de représenter les salariés : les syndicats dits "officiels" de la Fédération syndicale ukrainienne, qui prit la suite du système antérieur, très proche du Parti des régions (actuellement au pouvoir, NDLR) et du Parti communiste; les syndicats dits "jaunes" regroupés au sein du Forum national des syndicats ukrainiens lancé et soutenu par les nouveaux propriétaires des grands consortiums de l'Est du pays ; enfin, la Confédération des syndicats indépendants d'Ukraine, seule force syndicale à tenter de s'affranchir des tutelles politiques et financières. » (1)
FPSU, l'héritier
La plus puissante de ces organisations reste en effet la Fédération syndicale ukrainienne (FPSU), héritière direct du syndicat unique de l'ère soviétique, qui maillait l'ensemble du territoire. Les experts s'accordent à dire que près de 10 millions de citoyens ukrainiens en seraient membres, soit près d'un quart de la population du pays. De quoi faire pâlir le syndicalisme à la française... Dans les faits, il s'agit bien souvent d'une affiliation quasi-automatique, rarement idéologique. Selon Mihai Varga, sociologue roumain spécialiste des relations de travail en ex-URSS, « le FPSU est le descendant des organisations syndicales datant de l'époque communiste, qui ont été mises sur pied, non pas pour représenter et défendre les travailleurs face aux employeurs, mais pour superviser leur productivité et les contrôler à travers tout un système de bénéfices : logement, protection sociale, ou encore bons pour des vacances ou des activités de loisir. » Localement, cette organisation se rapproche de ce que l'on pourrait appeler en France un « syndicat maison », attentif aux intérêts des employeurs et dépendant de l'argent de ces derniers pour assurer la continuité des services rendus aux travailleurs. Nationalement, l'indépendance vis-à-vis des grands groupes industriels est plus marquée, car la Fédération syndicale ukrainienne possède d'énormes ressources, notamment immobilières (propriétés datant de l'ère soviétique, hôtels, base de loisirs sur la côte etc..), qui lui assurent une marge de manœuvre non négligeable. Politiquement, les accointances sont nombreuses, le leader du FPSU étant traditionnellement membre du Parti des régions, première force politique d'Ukraine. En effet, seul un pouvoir favorable permet à la première des organisations syndicales du pays de conserver son parc immobilier et financier intact. La docilité vis-à-vis de la sphère politique est donc primordiale pour éviter la faillite. Revers de la médaille, la plupart des membres du Parlement et du Parti des régions sont également des hommes d'affaires richissimes. Ce qui bride d'autant les velléités contestataires du FPSU... « Certaines unions syndicales, membres de la fédération nationale, ne suivent pas cette logique, tempère Mihai Varga. Les professeurs, par exemple, sont plutôt indépendants et militants, ils ont d'ailleurs mené de grands mouvement de protestation en mars dernier. Mais sans le soutien des autres branches du FPSU, ils ne peuvent pas vraiment menacer sérieusement le gouvernement ».
NFPU, le syndicat fantôme
Autre acteur du monde syndical, le non moins controversé Forum national des syndicats ukrainiens, connu sous le sigle NFPU. Si l'acronyme vous dit quelque chose, ce n'est pas un hasard : jouant de sa ressemblance avec le FPSU, cette organisation syndicale, créée de toutes pièces en 2004, est clairement téléguidée par les grands patrons ukrainiens, qui y voient un moyen d'affaiblir l'assise du FPSU. Ce syndicat n'a pas donc pas de réelle assise locale, malgré les deux millions d'adhérents dont il se réclame sur son site internet. « Cela peut paraître difficile à envisager dans une perspective occidentale, admet Mihai Varga, mais le NFPU utilise le fait que les lois ne soient pas appliquées en Ukraine pour prendre le contrôle des biens immobiliers de son rival, le FPSU, en se basant sur de jugements rendus par des tribunaux corrompus. Mais ils sont strictement incapables de mobiliser leur prétendus adhérents pour une quelconque manifestation défendant les droits des travailleurs. »
KVPU, l'alternative ?
Mykola Zakaluzhny, reporter pour Radio Svoboda à Kiev, a été longtemps un syndicaliste actif. En désaccord avec les positions de la Fédération de défense des médias à Kiev, il a abandonné ses liens avec son syndicat, tout en continuant à se battre pour défendre les droits des journalistes. Mykola ne reconnaît aujourd'hui, dans l'Ukraine contemporaine, qu'une seule organisation valable, la Confédération des syndicats indépendants d'Ukraine (KVPU), dirigé par Mihaïlo Volynets (lui-même membre du Biout, le parti de l'ex-premier ministre Ioulia Timochenko, célèbre égérie du camp orange actuellement en prison) . « Volynets a bien sûr des liens avec la sphère politique, mais sur le terrain, dans les mines, dans les entreprises, ce syndicat est sans conteste le plus libre d'Ukraine, assure Mykola Zakaluzhny. Créé à la faveur des spectaculaires grèves de mineurs, au début des années 90, le KVPU doit une partie de son succès au charisme de son dirigeant. Mihaïlo Volynets était en effet en première ligne lors des marches protestataires, ralliant la région du Donbass, poumon industriel à l'est du pays, à Kiev, la capitale politique. Des milliers de mineurs, le casque à lampe sur la tête, ont ensemble et pendant des semaines réclamé des salaires décents et une amélioration des conditions de travail. Devenu chef du syndicat des mineurs indépendants puis de la Confédération des syndicats indépendants d'Ukraine, Mihailo Volynets, affirmait, lors d'une interview réalisée en 2008, avoir été depuis régulièrement menacé de mort et battu. « Le KVPU fait partie de ces rares organisations à avoir ses racines dans de réelles mobilisations de travailleurs, et dans ce sens, ce syndicat se rapproche le plus de ce que nous connaissons en France par exemple, complète Mihai Varga. C'est un vrai challenger pour le FPSU, même si la compétition est totalement injuste : de nombreux salariés, pour se rallier au KVPU, doivent faire une croix sur des avantages cruciaux dont ils bénéficient en tant que membre du syndicat officiel. » Malgré sa bonne réputation, le KVPU ne récolte donc au final que 260 000 adhérents, selon son porte-parole, Igor Kazmirchuk. « Les conditions historiques du mouvement syndical ukrainien ainsi que la situation politique et économique instable ont créé cette mise en concurrence désastreuse pour l'Ukraine, se désole le militant. La grosse différence entre nous et les autres, c'est que même si nous sommes pour la coopération, nous ne cédons pas sur les principes du droit des salariés. Il y a des entreprises où nous sommes engagés avec la direction dans un dialogue constructif, mais nous sommes aussi prêts aux conflits, et malheureusement, ils ne sont pas rares. »
Si Mykola Zakaluzhny ne voit que le KVPU pour tenir face à la pression des oligarques ukrainiens et la remise en cause de certains acquis, il doute d'un retour en force des organisations syndicales dans le débat social. « Nous avons fait une erreur politique majeure, à l'époque où l'Ukraine est devenue indépendante. Tous les mouvements qui se sont créé à cette époque avaient des intérêts politiques, mais rarement l'ambition d'améliorer les conditions de vie des salariés. Et nous n'avons pas vu apparaître de mouvements syndicaux forts comme Solidarnosc en Pologne. Aujourd'hui, que se passe-t'il? Quand les gens sont en colère, ils s'organisent entre eux, sans passer par les syndicats. Ils estiment que leur survie dépend seulement de leur propres actions, et ils n'ont pas totalement torts. »
Mathilde GOANEC, Pour CFDT magazine.
La crise de 2008 dure à avaler
L’Ukraine a été frappée de plein fouet par la crise mondiale de l’automne 2008 qui a stoppé net une décennie de croissance forte : plus 7,9% en 2007, plus 2,1% en 2008, suivie par une récession de -14% en 2009 (selon le FMI). Les secteurs minier et métallurgique, qui pèsent lourd dans l'économie du pays, ont été les plus touchés. La fermeture des marchés des capitaux aux pays émergents a également ébranlé le secteur bancaire ukrainien, sauvé de justesse par une intervention du FMI. Celle-ci s'avérera lourde de conséquences sociales : réforme des retraites, licenciements dans la fonction publique comme dans le secteur privé, baisse des salaires, endettement... La monnaie nationale a elle-aussi fortement perdu de sa valeur et les prix des biens de consommation courants ont augmenté. A peine sortie de cette douloureuse période, l'Ukraine voit, avec inquiétude, l'économie mondiale à nouveau chahutée.
L'Ukraine en quelques chiffres :
Nombre d'habitants : 45,96 Mhab au 1er janvier 2010 (en baisse estimée à -0.4% en 2009 et -5% depuis décembre 2001).
Superficie : 603500 km2 (France : 550 000 km2).
PIB : 89,8 milliards d'euros
Salaire moyen : 1 665 UAH en janvier 2009 (environ 155 euros)
Durée légale du temps de travail : 40 heures hebdomadaires (24 jours minimum de congés par an)
Niveau de corruption : 134e sur 178 pays, selon Transparency international
Espérance de vie : 62 ans pour les hommes, 74 ans pour les femmes
(1) « Ukraine: la crise, une opportunité pour le syndicalisme libre? », revue Alternatives Internationales, 2009.
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