Depuis l’envolée des prix des tableaux de l’époque soviétique, contrefaçons et scandales entachent le marché de l’art en Ukraine.
Par MATHILDE GOANEC Kiev, correspondance
Gayané Atayan a hérité du grand atelier de sa mère, au fond du parc de l’Académie des beaux-arts de Kiev. Sur le parquet s’entassent les dernières toiles de la grande peintre soviétique Tatiana Iablonska avant sa mort. Des paysages fragiles, bien loin des flamboyantes peintures à la gloire du communisme et de ses travailleurs, qui ont fait le succès de l’artiste pendant les années rouges. Décorée par deux fois du prix Staline, Tatiana Iablonska était l’une des plus éminentes représentantes ukrainiennes de cette grande école du réalisme soviétique. Une vie au panthéon de l’art officiel, qui n’a pas empêché la vieille dame de se retrouver salie par une affaire de faux tableaux qui allait devenir «l’affaire Iablonska» et révéler les dessous du marché de l’art ukrainien.
Au cœur du scandale, l’une de ses œuvres emblématiques, la Noce, exposée en juin 2004 au prestigieux musée d’Art russe de Kiev. Vif et coloré, le tableau met en scène une noce traditionnelle, avec son cortège d’invités et son couple d’amoureux. «Son original se trouve au musée de Kharkov [à l’est du pays, ndlr], raconte Gayané Atayan. Quand ma mère a vu le catalogue de cette exposition, elle a affirmé que les quatre tableaux qui lui étaient attribués, dont la Noce, étaient des contrefaçons. Au vernissage, voir tous ces faux aux murs, c’est comme si l’hiver m’était tombé dessus d’un seul coup.» Grâce à l’agitation créée par Gayané Atayan, et au renom de Tatiana Iablonska, l’affaire fait scandale.
Le musée d’Art russe de Kiev et la galerie Estampes, coorganisateurs de l’exposition, clament alors leur innocence. Selon eux, si l’original se trouve bien à Kharkov, le tableau exposé en 2004 était une copie, réalisée par l’artiste elle-même. «C’est un cas de figure de plus en plus courant : les fils, filles de grands peintres morts sortent de nulle part et se proclament expert du travail de leur aïeul, contre-attaque Youri Vakulenko, l’actuel directeur du musée d’Art russe. Ils ne pensent qu’à faire de l’argent sur leur lien de parenté avec les artistes.» Dans cette Noce, pourtant, tout sonne faux. Les rubans et les souliers dénotent, il manque des doigts à l’accordéoniste, et le petit garçon qui danse au premier plan semble avoir été rajouté maladroitement. Deux versions d’un même tableau ? «Non, ma mère n’a pas fait une copie de ce tableau, elle l’a repeint sur la même toile, à la demande des autorités soviétiques, explique Gayané Atayan. On lui a reproché l’air ivre des mariés et l’allure trop gaie de la scène. Ma mère a donc repeint quelque chose de plus conforme aux canons de l’époque et a, par exemple, complètement supprimé le garçon qui danse à l’avant.»
La suite ressemble à un roman policier. Pour appuyer ses dires, Gayané Atayan fait réaliser une photographie infrarouge du tableau exposé au musée de Kharkov. On y retrouve, sous d’épaisses couches de peinture, le petit pionnier, dansant la sarabande. La famille et l’entourage artistique de Tatiana Iablonska entament alors une longue et vaine procédure judiciaire, achevée début 2010 par un refus de la Cour européenne de Strasbourg d’examiner la plainte. Tatiana Iablonska décède un an après le début de l’affaire. Son témoignage n’a jamais été porté au dossier, aucune expertise n’a été réalisée, et les tableaux incriminés, propriétés de collectionneurs discrets, ont disparu dans la nature.
Débiteur de cochons
Depuis, les langues se sont déliées et d’autres affaires viennent entacher la réputation du marché de l’art ukrainien. «La période soviétique est à la mode, estime Lioudmila Bereznitska, célèbre galeriste de Kiev. Pour les grandes signatures de cette période, vous ne trouverez pas un travail à moins de 8 000 euros.» Les noms les plus prestigieux se négocient entre 50 000 et 80 000 euros. Pour faire vivre ce juteux business, des marchands d’art écument le pays à la recherche de toiles à vendre.
Ivan est l’un d’entre eux, réputé mais très secret. L’homme a fait tous les métiers, de débiteur de cochons à négociant en ferraille. Dans ses nombreux appartements de la capitale, il stocke des centaines de toiles en attente d’être vendues. Il y en a partout, du sol au plafond : Lénine haranguant la foule, des pionniers rieurs dans un champ, un groupe de skieurs disciplinés dévalant une pente enneigée.«En ce moment, il y a beaucoup d’acheteurs. J’ai des appels presque tous les jours», confie Ivan. Depuis qu’il pratique, il dit avoir vu passer «quelques chefs-d’œuvre», et aussi nombre de contrefaçons. «Bien sûr, il y a beaucoup de peintures suspectes sur le marché. Et les archives, qui recensaient les œuvres au fonds d’art du ministère de la Culture, ont disparu.»
Ses meilleurs clients sont les collectionneurs ukrainiens, une caste à part dans la société, issue de la politique et du business étroitement mêlés dans le pays. Mikhaïl Vassilenko possède avec son frère une galerie très sélect à Kiev : «A chaque changement de pouvoir arrive une nouvelle vague de clients enrichis. Collectionner de l’art, pour eux, c’est un ticket d’entrée vers d’autres cercles de l’élite.» La figure emblématique de cette «grande famille», selon les mots de Mikhaïl Vassilenko, c’est Dimitri Tabachnik, l’actuel ministre de l’Education. Impliqué, il y a quelques années, dans un scandale lié à la disparition de livres anciens, il cumule les casquettes, dont celle de patron de la Guilde des antiquaires ukrainiens. Il est aussi très proche d’Igor Ponamarchouk, oligarque collectionneur, propriétaire de son propre musée et de Corners, l’une des salles de ventes les plus en vue d’Ukraine. «La Guilde était censée professionnaliser le marché. Il est plus sale qu’auparavant», assène Alexander Breil, un des rares galeristes encore indépendants. «A chaque vente aux enchères, vous trouverez des contrefaçons», renchérit Mikhaïl Chevchenko, illustrateur de renom et désormais consultant pour un collectionneur privé. Confirmation en mars, lors d’une vente événement de la maison Corners : plusieurs tableaux ont été jugés douteux, et l’un d’entre eux a même été retiré du catalogue le jour de la vente.
Pillage des musées
Cette abondance de contrefaçons qui parasite le marché ukrainien trouve d’abord ses origines dans l’organisation de l’art sous l’URSS. A cette époque, les tableaux de maîtres étaient reproduits à la chaîne dans de véritables usines à copies, et distribués ensuite aux kolkhozes, aux maisons de la culture et aux écoles. Ces toiles, souvent de piètre qualité, ressortent depuis les années 90, et trouvent acquéreurs. Pour le marché plus pointu des collectionneurs, ce sont les fils ou les disciples des artistes qui sont sollicités. Le petit-fils de Sergeï Grigoriev, prolifique peintre soviétique, ne s’en cache pas : «On m’a proposé plusieurs fois de peindre des copies des œuvres de mon grand-père. Si les prix augmentent encore, qui sait, j’accepterais peut-être !» Les restaurateurs de tableaux peuvent aussi faire office de faussaires, comme l’explique l’un des associés de la galerie Estampes incriminée dans l’affaire Iablonska : «Les restaurateurs connaissent bien les techniques et les matériaux d’époque, alors on a souvent fait appel à moi pour faire des faux. Mais c’est assez dangereux, alors à quoi bon ?» La toile, une fois réalisée, est ensuite authentifiée par des experts d’un genre particulier : tous cumulent les fonctions de critiques d’art, consultants et parfois même acheteurs.
L’Ukraine doit aussi faire face à un pillage en règle de ses musées. Si les musées nationaux sont relativement épargnés, les petits musées de province, qui regorgent pourtant de toiles de valeur, n’ont pas de système de sécurité. A une centaine de kilomètres de Kiev, dans le village de Kmitiv, se trouve un musée insensé, absolument disproportionné, mais caractéristique de ces institutions de province, pièces maîtresses du maillage culturel sous l’Union soviétique. Un passionné d’art a accumulé ici les toiles des principaux maîtres ukrainiens. Mais depuis l’indépendance, le musée perd peu à peu de sa superbe. En 2004, plusieurs tableaux disparaissent, remplacés par des faux. En 2009, dix-sept œuvres de premier ordre s’envolent. La babouchka chargée de la surveillance des salles est à peine surprise : «Il n’y a aucun système de protection, c’est facile de passer par les fenêtres et nous avons un seul gardien, au premier étage. Les tableaux célèbres que nous possédons, on ne les expose plus, de peur qu’on nous les vole.»
«Une bouteille de vodka suffit à la frontière»
Ces dix dernières années, 55 musées ont été victimes de vols en Ukraine. Pourtant, le budget du service chargé de contrôler le transfert d’œuvres d’art est ridiculement bas : 1 500 euros par an. Et sur les 224 postes-frontières de l’Ukraine, seuls 9 peuvent surveiller celles qui quittent le pays.
L’ancien chef d’Interpol pour l’Ukraine, Kirilo Kulikov, reconnaît l’inefficacité des forces de l’ordre : «Ici, Interpol, c’est 40 personnes, alors ne vous attendez pas à trouver un expert en art parmi eux ! Personne ne considère le vol de tableaux comme un crime, à commencer par les officiels qui participent eux-mêmes au système. Allez au centre des expositions de Kiev, chaque samedi, et vous trouverez tout ce que vous voulez, avec les certificats que vous voulez.» Véritable caverne d’Ali Baba avec ses étals chargés d’icônes, de bijoux anciens de peintures soviétiques, l’endroit est le rendez-vous sélect des collectionneurs, à commencer par l’ancien président Viktor Iouchtchenko. Les vendeurs sont formels : aucun problème pour faire sortir n’importe quel tableau du pays. «Il y a une filière pour ça, explique l’un d’eux. Vous payez 18% du prix déclaré, et on s’occupe de vous le sortir d’Ukraine.» Ivan, notre marchand d’art, confirme : «Pour passer la frontière, quelques billets au douanier suffisent, ou même une bouteille de vodka.» Les faibles moyens du pays, son fort taux de corruption et l’inefficacité avérée de sa justice sont les ingrédients de ce trafic à grande échelle. «Si nous nous fions à l’inventaire des musées en 1991, il y a plus d’œuvres qui ont été volées depuis vingt ans que pendant la Seconde Guerre mondiale, affirme Kirilo Kulikov. Mais ici, si tu voles une compagnie d’Etat ou si tu tues quelqu’un, personne ne bouge le petit doigt. Alors, qui se soucie des peintures de Iablonska ?»
Cette enquête a été réalisée avec le support du Fonds européen pour le journalisme d’investigation.
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