KIEV. De notre correspondante, Mathilde Goanec.
C’est une plongée sans précédent dans les recoins les plus sombres de l’histoire soviétique, l’Holodomor - le massacre par la famine de la paysannerie ukrainienne en 1932-1933 - qui fit plusieurs millions de morts, la persécution des minorités et des Eglises, mais aussi la collaboration de la population pendant l’occupation nazie… Les archives du SBU, héritier du très redouté KGB soviétique, retracent, boîte après boîte, la longue histoire de la dissidence ukrainienne contre le régime communiste. Un fonds considérable, jusque-là classé secret, mais que les services de sécurité ukrainiens ont décidé fin juillet d’ouvrir au public. Une ouverture devenue effective avec la création à Kiev d’un centre d’information sur les archives de toute la période soviétique, de 1917 à 1990. L’opération est loin d’être innocente. Le SBU reste largement inféodé au secrétariat du chef de l’Etat. Iouchtchenko est en conflit ouvert avec le parti prorusse mais aussi avec son ex-alliée et Premier ministre, Ioulia Timochenko. Dans les élections anticipées prévues pour le début 2009, il espère faire le plein des voix nationalistes et antirusses aussi grâce à cette utilisation politique de la mémoire.
Réhabilitation. Les archives se concentrent tout particulièrement sur deux thèmes chers à Iouchtchenko : l’Holodomor et l’UPA (l’armée insurrectionnelle ukrainienne). L’Holodomor reste pour nombre d’Ukrainiens un génocide perpétré par le pouvoir soviétique. Samedi, plusieurs chefs d’Etat dont le Polonais Lech Kaczynski et le Géorgien Mikhaïl Saakachvili assisteront à Kiev au 76e anniversaire de cette tragédie. «Ma génération doit transmettre à votre génération la vérité sur la famine des années 1932-33, et vous devez la transmettre à vos enfants», a déclaré le Président. Le sujet de l’UPA est plus délicat : ce mouvement nationaliste armé, formé au début des années 40, lutta pour l’indépendance de l’Ukraine jusqu’en 1960. Un département entier du nouveau centre d’information est même consacré à cette seule période. Or, si la reconnaissance de l’Holodomor fait petit à petit son chemin dans la communauté internationale, la question d’une réhabilitation de l’UPA divise plus que jamais, au sein des frontières ukrainiennes et bien au-delà.
A l’époque soviétique, une vaste opération de propagande a tenté de limiter l’image de l’UPA à une armée de bandits, image renforcée par de nombreuses accusations de collaboration avec l’armée nazie. Cette vision, encore défendue par une partie des forces politiques ukrainiennes et par la Russie, prédomine dans le reste du monde. Pour beaucoup en Ukraine, le Président en tête, UPA est au contraire le symbole de la résistance nationaliste contre le régime soviétique, et ses membres doivent être considérés comme de véritables héros.
Occupation. Selon Volodymir Viatrovitch, historien nouvellement promu directeur des archives du SBU, «il ne s’agit pas de créer un nouveau mythe sur UPA, mais plutôt de démonter par les faits les mythes soviétiques». La démarche, qui revendique l’objectivité des documents historiques, n’en reste pas moins porteuse de sérieuses divisions. L’Ukraine de l’Ouest est rentrée dans l’URSS en 1939 ; et a toujours vécu le régime soviétique comme un régime d’occupation. C’est loin d’être le cas pour une majorité des Ukrainiens de l’Est : sous influence soviétique dès 1917, l’attachement à l’URSS et à ses valeurs laisse peu de place à la remise en cause. «Nous entendons les protestations de ceux qui prétendent que l’Ukraine n’a pas le droit d’aborder sous l’angle ukrainien le passé commun, concède Volodymir Viatrovitch. Mais je pense que tôt ou tard l’Ukraine devra exercer son droit à sa propre histoire.»
L’ouverture des archives du SBU ouvre également la voie à une troisième vague de réhabilitation d’anciens dissidents. Les deux premières ont eu lieu sous l’URSS lors de la déstalinisation et pendant la pérestroïka. Les combattants de l’UPA devraient être les premiers sur la liste de réhabilités. Un projet qui rejoint l’une des mesures phares de Iouchtchenko, donner aux vétérans de l’UPA les mêmes droits que leurs ennemis d’alors, les combattants de l’armée rouge. Une schizophrénie mémorielle qui fait pousser des cris d’orfraie aux fractions politiques prorusses.
Mais l’ouverture des archives devrait rester partielle. Dans les faits, l’Ukraine n’a jamais officiellement condamné l’URSS, et la plupart des hommes politiques actuels sont issus de la nomenklatura soviétique. Il y a donc fort à parier que les informations relatives aux dernières décennies du régime soviétique resteront à l’abri des regards inquisiteurs, tant qu’une loi de lustration (permettant d’exclure de la fonction publique des personnes ayant collaboré avec les régimes communistes) ne sera pas votée. De l’aveu d’Alexandre Istchouk, jeune archiviste au SBU, une telle loi n’est pas pour demain : «Les hommes politiques ne voteront jamais pour la lustration, comme en Pologne ou en République tchèque, car ils sont tous trop impliqués dans les dernières années du régime. Mais il reste que de plus en plus de documents du SBU seront rendus publics. Nous avançons pas à pas.»
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