Suite de notre travail sur la Tuberculose et le Sida, en Ukraine, dans une version papier pour le journal professionnel des médecins, Le généraliste. Voir aussi en archives le reportage pour RFI réalisé par Camille.
C'est à l'écart du centre de Kiev, tout près du chantier de la future ligne de métro, que l'on trouve le dispensaire central spécialisé dans l'accueil des tuberculeux de la capitale. À l'intérieur, infirmières et patients se croisent le long de couloirs moroses, égayés, ici et là, par quelques dessins datant de l'époque soviétique. Nous sommes ici dans l'un des lieux-clés du dispositif antituberculose ukrainien, une grosse machine gérée par un comité spécifique du ministère de la Santé, avec une équipe et un budget propres. Aux premiers symptômes, les malades sont orientés par les généralistes vers ces dispensaires antituberculeux qui, selon la gravité du cas, les dirigent à leur tour vers des hôpitaux spécialisés. Depuis l'URSS, la tuberculose est considérée comme une maladie à part en Ukraine, isolée du reste du système de santé, à des fins médicales mais aussi politiques : l'éradication de cette maladie dite « sociale » était l'un des objectifs prioritaires du régime communiste. Depuis, bon an, mal an, le système a perduré.
Au dernier étage du dispensaire, dans un bureau austère, se trouve le véritable maître des lieux, le Dr Léonid Tourchenko. Il nous guide à travers les services, signale l'équipement tout neuf acheté grâce à l'Union européenne, et explique que, faute de pouvoir financer de coûteuses campagnes de prévention de masse, le jeune état ukrainien a fait le choix de concentrer ses efforts sur les plus vulnérables: « L'une de nos priorités, c'est la détection et la formation des groupes à risques, explique Léonid Tourchenko. Nous ciblons les personnes les plus exposées à la tuberculose pour des raisons médicales mais également les plus faibles socialement : sans-papiers, immigrés, anciens prisonniers ou chômeurs ». Au sein de ces groupes, la maladie est quatre à cinq fois plus présente que dans le reste de la population.
Un système de santé désorganisé
Malgré cette politique ciblée, la toute jeune Ukraine peine à lutter correctement contre l'épidémie, et l'on est loin aujourd'hui des résultats d'avant l'indépendance du pays en 1991. La tuberculose a non seulement proliféré, mais elle a aussi profité de la désorganisation du système de santé ukrainien. Dans les premières années post-indépendance, une certaine anarchie dans la distribution et l'administration des traitements a permis à la maladie de muter sous des formes plus résistantes aux médicaments classiques. Ces tuberculoses multirésistantes (MDR) nécessitent un protocole de traitement contraignant et onéreux, défini par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) sous l'appellation DOTS+. Des traitements qui ne sont, pour l'heure, pas disponibles en Ukraine, alors que les souches MDR gagnent du terrain parmi les cas de réinfection de patients déjà traités, mais aussi parmi les cas détectés pour la première fois.
« Chaque fois qu'une personne est infectée par une tuberculose multirésistante, cela veut dire qu'il y a une nouvelle source potentielle de contamination dans la société, et donc que la maladie est amplifiée », souligne Oleyna Kheylo, responsable du programme tuberculose pour l'OMS en Ukraine. Mal informés, les Ukrainiens hésitent aussi, bien souvent, à se faire soigner, la tuberculose étant toujours perçue comme incurable et trop chère à traiter. Angela Bassanets, qui exerce comme médecin du travail à Kiev, témoigne aussi du déni dont font parfois preuve les personnes infectées : « Dans le monde du travail, les plus touchés sont les médecins eux-mêmes, les infirmières ou les gens qui travaillent dans les asiles ou les prisons. Mais beaucoup ne se font pas soigner, de peur de perdre leur travail. »
Le danger d'une co-infection
Même si les médecins ukrainiens gardent l'espoir de pouvoir juguler la maladie dans le pays, ils doivent aujourd'hui affronter un nouveau problème, et de taille : le développement du Sida en Ukraine depuis la fin des années 1990 qui joue le rôle d'un dangereux catalyseur pour la tuberculose. En effet, le pays possède le triste record du taux de personnes atteintes par le VIH le plus élevé d'Europe (lire encadré). Avec cette nouvelle pandémie, la machine antituberculose ukrainienne s'est sérieusement enrayée. Les deux maladies, combinées à de tels niveaux sur une même population, constituent une véritable « association meurtrière », selon les mots de l'Organisation mondiale de la santé.
Sur le terrain depuis des années, Léonid Tourchenko a bien conscience « de cette histoire de réciprocité entre ces deux épidémies. On sait que s'il y a une immunodéficience de n'importe quelle origine, les gens seront plus sensibles à la tuberculose. Or le virus du Sida affaiblit les défenses immunitaires. Si l'on néglige la prévention et le traitement du Sida, l'épidémie de tuberculose va prendre elle aussi une ampleur énorme ». Un point de vue partagé par Oleyna Kheylo qui estime qu'en Ukraine, comme dans toute l'ex-URSS, « la tuberculose est considérée comme un marqueur de l'infection par le Sida ». « Surtout, les médecins ont confirmé qu'il y a beaucoup de cas de tuberculoses multirésistantes parmi des malades du Sida, parce que ceux-ci, du fait de leur immuno-déficience, sont plus susceptibles de développer ce type de tuberculose ». Au ministère de la Santé, les chiffres sont clairs. Depuis cinq ans, 40 % des séropositifs ont développé la tuberculose et entre 40 et 60 % d'entre eux en meurent dans les deux ans. La quantité de « XDR » parmi eux est aussi en forte augmentation. XDR, pour « tuberculose extrêmement résistante » : une forme encore plus récente de la maladie, incurable, et donc très souvent mortelle, que l'on trouve habituellement dans les gros foyers d'infections, comme les prisons.
Léonid Tourchenko rappelle donc, depuis son dispensaire, la nécessité de multiplier les efforts sur le Sida, par l'ouverture de nombreux centres spéciaux dédiés à la maladie et par une politique de prévention bien plus large. À l'autre bout de la chaîne, au ministère de la Santé, Vasil Petrenko, premier conseiller du comité Tuberculose-Sida, argue, quant à lui, que l'Ukraine seule ne peut venir à bout de ces deux épidémies et appelle à la prise de conscience générale : « On ne peut pas considérer l'Ukraine comme un cas isolé, surtout si l'on regarde les phénomènes migratoires entre l'Est et l'Ouest de l'Europe. La tuberculose est une pandémie mondiale qui doit être mieux prise en compte par la communauté internationale. La maladie ne supportera pas que l'on l'ignore plus longtemps ».
Mathilde GOANEC
L'impuissance face au Sida
Odessa, ville ukrainienne mythique, est connue pour ses plages au bord de la mer Noire, son immense port et ses escaliers Potemkine. C'est aussi une véritable plaque tournante pour le commerce de la drogue et pour la prostitution. Elle tient le haut du palmarès des villes les plus infectées par le Sida dans le pays. Dans la région, 20 000 personnes seraient séropositives. « Chaque mois, 30 à 40 femmes qui accouchent dans la région d'Odessa sont porteuses du virus », rappelle Albina Kotovich, responsable de l'ONG « Ulei ». L'organisation accueille tous les jours de la semaine de jeunes enfants atteints par le virus et qui ne trouvent pas de place dans les jardins d'enfants (l'équivalent de nos maternelles), et fait de la sensibilisation auprès du personnel soignant et pédagogique. « Les gens, en général, connaissent encore très peu de choses sur le Sida, admet la jeune femme. L'opinion officieuse, c'est que cela ne concerne pas tout le monde, mais seulement une petite frange de la société. » Et pourtant, contrairement aux idées reçues, l'épidémie monte en flèche et touche aujourd'hui toutes les couches de la population.
Sergiy Kostin est le directeur d'une maison pour les enfants des rues à Odessa. « Bien sûr, les enfants qui vivent dans la rue sont les plus vulnérables. 38 % d'entre eux sont porteurs du virus. Mais nous sommes aujourd'hui dans la troisième vague de contamination, et l'on trouve la moitié des cas en dehors des groupes à risques, formés majoritairement par les prostituées et les toxicomanes ».
Dans le reste du pays, les prévisions ne sont pas meilleures. Selon ONUSIDA, près de 2 % de la population ukrainienne vit avec la maladie, et en 2014, si rien n'est fait pour enrayer le phénomène, 140 Ukrainiens devraient mourir chaque jour du Sida. Malgré les 255 millions de dollars apportés par la communauté internationale entre 2004 et 2008, « le pays est en train de perdre son combat contre la maladie », reconnaissait le président de la République, Victor Iouchenko, en mai dernier.
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