Début d'une série de reportages à la frontière polonaise. Le premier diffusé l'a été sur RFI, dans l'émission Accents d'Europe, bien connue désormais de nos lecteurs.
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Autre reportage sur le sujet, diffusé cette fois sous la forme d'une chronique "Quelque part dans le monde", sur France Info. A ecouter toute la journée du 14 février ou en archive sur le site de l'émission
POLOGNE. Depuis que Varsovie a intégré l'espace Schengen, les Ukrainiens sont massivement refoulés à la frontière. Cette situation est lourde de conséquences économiques. De notre envoyée spéciale à Krakovets. | |
«Vas-y, ça fait trois fois qu'on passe, sans problème!» Irina, chaudement emmitouflée, hésite à suivre le conseil de ses copines. Depuis cinq ans, la vieille femme, fonctionnaire des Chemins de fer ukrainiens, double son maigre salaire en faisant du trafic à la frontière polonaise. Mais la peur des douaniers est toujours là: «Tu comprends, ça dépend sur qui tu tombes. Parfois ils sont sympas, parfois non... Mais je ne suis passée qu'une seule fois aujourd'hui, et j'aimerais bien retenter ma chance.» Sous son gros manteau, alcool et cigarettes, que la contrebandière amatrice revend pour quelques kopecks de plus en Pologne. «Et je reviens avec de la charcuterie, qui est moins chère là-bas. Bien sûr, c'est risqué, mais ça vaut toujours le coup!» Irina est l'une des rares Ukrainiennes à pouvoir encore se livrer à ce trafic transfrontalier. Il y a un mois, ils étaient plusieurs milliers à se masser chaque jour aux différents postes frontière entre la Pologne et l'Ukraine, bardés de marchandises. Mais depuis le 21 décembre 2007, la donne a changé: la Pologne, européenne depuis quatre ans, est officiellement partie intégrante de l'espace Schengen. Les Ukrainiens, qui obtenaient auparavant rapidement et gratuitement un visa pour le pays voisin, se voient aujourd'hui massivement refoulés au pied de la forteresse européenne. Dans la région, c'est l'incompréhension et la colère qui dominent. Depuis le début du mois, des centaines d'habitants protestent régulièrement à la frontière ou devant le consulat polonais de Lviv. «La plupart des gens ici sont au chômage, raconte Lécia, vendeuse dans la quincaillerie du village de Krakovets, le plus gros point de passage vers la Pologne. Pour gagner de quoi vivre, les jeunes font la navette à la frontière. Moi aussi je fais ça, pendant mes congés.» Difficile de chiffrer les conséquences économiques pour la population: «Par définition, c'est une activité illégale donc non déclarée, explique Tarass Vosniak, philosophe et responsable de relations internationales pour la région de Lviv. Mais cela concerne plus de 60000 personnes. Et pour ce qui est du commerce légal, l'Etat via les taxes a déjà perdu en un mois 140 millions de hrivnias, soit près de 27 millions de dollars.» |
La fermeture de la frontière, ajoutée à une grève des douaniers polonais pendant plus d'un mois, a sérieusement handicapé la région tout entière. Andreï travaille dans une compagnie de transport, exclusivement tournée vers la Pologne. Pour lui, la frontière Schengen est une catastrophe: «Mon entreprise avait déjà des dettes, et nous n'avons pas travaillé depuis un mois avec cette histoire...» Une situation d'autant plus intolérable aux yeux des Ukrainiens que les Polonais, eux, continuent de circuler librement et reprennent le trafic abandonné par leurs voisins. Car, là-bas non plus, l'Europe ne rime pas forcément avec prospérité. «Nos salaires sont toujours très bas alors que les prix grimpent, s'excuse presque un Polonais rencontré à la frontière. On est obligé de faire nos achats ici.»
Si les liens économiques sont mis à mal, les familles aussi sont coupées en deux par la nouvelle législation européenne. «Ici dans ce village, tout le monde a un parent ou des amis là-bas, rappelle Lécia, derrière le comptoir de sa quincaillerie. S'il arrive quelque chose à mes tantes, ou mes amis, je suis coincée ici.» «La première frontière tracée entre la Pologne et l'Ukraine date d'après la Première Guerre mondiale. Elle a séparé des populations qui vivaient ensemble depuis des siècles, renchérit Tarass Vosniak. En réalité, la vraie frontière, c'était celle du lit conjugal, car très souvent, le mari était Polonais et la femme Ukrainienne, ou l'inverse. Aujourd'hui encore, les liens culturels sont très forts.»
Pour faire face au mécontentement grandissant, les gouvernements polonais et ukrainien réfléchissent à la création d'une zone «sans visas», pour les habitants vivant à trente kilomètres de part et d'autre de la frontière. «C'est une des solutions, admet Tarass Vosniak, mais ça ne réglera pas le problème. En temps normal, sur un an, 6,5 millions d'habitants transitent dans les deux sens. Les consulats, dans tous les cas, n'auront pas la possibilité de délivrer autant de visas aux Ukrainiens.» Comme ses concitoyens, le philosophe est amer: «C'est un nouveau mur de Berlin. La seule différence, c'est que le premier a été construit par l'URSS, et le nouveau par l'Union européenne. Pour augmenter vos libertés, vous réduisez les nôtres. C'est ça la démocratie selon Bruxelles.» A l'ouest de l'Ukraine, «l'europhilie» a du plomb dans l'aile...
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