Que les Ukrainiens se rassurent, ce n’est pas encore cette fois-ci que la Russie leur coupera le gaz. Au bout d’une semaine de tractations diplomatiques, Moscou et Kiev sont parvenus à faire taire (momentanément) leurs désaccords gaziers. Il faut dire que la tactique commence à être bien rodée… Menaces, ultimatum et accord conclu sur le fil du rasoir, l’Ukraine et la Russie sont passées maîtres dans l’art de la négociation aux forceps.
Début 2008, les deux pays lancent les hostilités, par voie de presse. Ioulia Timochenko, Premier ministre ukrainien, ouvre le bal dès sa nomination à la tête du gouvernement, en clamant sa volonté de supprimer les sociétés intermédiaires entre Gazprom et Naftogaz (la compagnie nationale ukrainienne de distribution du gaz). Il faut dire que le schéma de distribution du précieux combustible était jusqu’ici particulièrement opaque : Gazprom, monopole semi-public russe, vend son gaz à RosUkrEnergo, une société de droit suisse, dont les capitaux sont détenus à 50 % par Gazprom, et à 50 % par deux hommes d’affaires ukrainiens, Dimitri Firtash et Ivan Foursine. La société suisse le revend ensuite à UkrGazEnergo, une compagnie ukrainienne appartenant pour 50% à RosUkrEnergo et 50% à Naftogaz ; cette dernière rachète le gaz en bout de course et le distribue à toute l’Ukraine.
A Moscou, la riposte ne se fait pas attendre. Fin janvier, Gazprom somme Naftogaz de régler la dette d’un milliard et demi de dollars qu’elle a contracté au cours des derniers mois. Une sommation accompagnée d’un ultimatum en bonne et due forme : si l’Ukraine ne règle pas la note sous quatre jours, Gazprom fermera tout bonnement les tuyaux.
Or, si l’Ukraine admet l’existence de cette dette, les deux pays ne sont pas d’accord sur la somme à payer. En effet, depuis la dernière crise de 2006, l’Ukraine reçoit du gaz venu d’Asie centrale, ce qui lui permet de conserver des tarifs raisonnablement bas. Mais les républiques centrasiatiques ont été obligées de réduire leurs exportations en janvier, à cause de conditions climatiques particulièrement difficiles. Gazprom a bouclé la livraison en y ajoutant du gaz russe, bien plus cher. Montant de l’opération : près de 500 millions de dollars de plus sur la facture ukrainienne. Une version contestée par l’Ukraine, qui refuse de payer.
La date d’expiration de l’ultimatum, le 11 février, ne doit rien au hasard : le lendemain doit avoir lieu une visite prévue de longue date du président ukrainien auprès de son homologue russe. C’est donc avec sa casquette de démineur que Viktor Ioutchenko se rend à Moscou. Afin de donner une dernière chance aux négociations, et accessoirement de ménager le suspens, l’ultimatum est repoussé jusqu’au 12 février à 18h. Et quinze minutes avant la fin du compte-à-rebours, les deux présidents annoncent qu’un accord a été trouvé.
Les pourparlers présidentiels auront duré plus de trois heures, pour accoucher finalement d’un consensus globalement favorable à la Russie. L’Ukraine accepte de payer sa dette, mais obtient que le prix du gaz pour l’année 2008 reste au tarif actuel, soit 179 dollars les 1.000 mètres cube, au lieu des 314 dollars exigés par Gazprom. Victor Ioutchenko et Vladimir Poutine sont également tombés d’accord sur la suppression de RozUkrEnergo et son remplacement par une seule société mixte détenue à part égales par Gazprom et Naftogaz. De quoi satisfaire Ioulia Timochenko, qui avait fait de la suppression des intermédiaires douteux une priorité. Les perdants de cet accord sont donc les hommes d’affaires Firtash et Foursine, soupçonnés à plusieurs reprises de profiter de cette nébuleuse pour détourner des fonds. L’arrestation fin janvier de l’homme d’affaires mafieux Sergueï Mogilevitch, proche de Dimitri Firtache, et impliqué dans la conclusion des accords gaziers de 2006, avait déjà attiré l’attention sur les liens présumés de RosUkrEnergo avec les milieux mafieux.
Même si les Ukrainiens ont fait peu de cas des menaces russes, l’Europe toute entière à retenu son souffle ces deux dernières semaines . L’Union européenne a en coulisses fait pression pour une résolution rapide et concertée du problème. Quelques heures après la rencontre à Moscou, le commissaire européen a l’énergie Andris Pielbags a d’ailleurs salué l’accord, en espérant qu’il « facilitera la résolution en douceur des différents commerciaux similaires dans le futur ». Pas sûr que son souhait soit exaucé, alors que, trois jours seulement après la rencontre, les déclarations contradictoires fleurissent de part et d’autre. Ioulia Timochenko, après avoir crié au « chantage politique » de la part de Gazprom, estime la partie gagnée par l’Ukraine. Ce qui n’est pas du tout de l’avis d’Anatoly Hrytsenko, chef du comité pour la sécurité et la défense au Parlement ukrainien, qui estime que « cela ne va aider en rien à plus de transparence dans le commerce du gaz entre les deux pays ». Hrytsenko a affirmé à l’agence Reuters que dorénavant, « Gazprom devient le joueur numéro un et gagne une influence énorme sur notre marché intérieur, ce qui n’est clairement pas dans l’intérêt de l’Ukraine ». Il semble donc qu’il est encore tôt pour mesurer la portée et les contours réels de cet accord, tout aussi opaque que ne l’est (et devrait le rester) le schéma d’approvisionnement gazier ukrainien.
Mathilde Goanec (Kiev).
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