Les ouvriers belges de Liège ne se font plus guère d’illusions. ArcelorMittal a décidé de la fermeture de deux hauts fourneaux, ce qui entraînera la destruction de près de 800emplois directs. Seul espoir, négocier un volet industriel ambitieux en marge du plan social, pour consolider l’activité restante.
« Les gars là-bas, ça fait déjà bien longtemps qu'ils souffrent », se désole une habitante du centre-ville de Liège. Là-bas, ce sont les communes de Seraing et d'Ougrée, qui s'étendent aux frontières de l'agglomération liégoise, sa face industrieuse et sombre, à nouveau frappée par un plan social de grande ampleur : ArcelorMittal, géant mondial de l'acier, a annoncé l'arrêt définitif de l'activité des hauts-fourneaux, ce qui devrait détruire près de 4000 emplois directs et indirects. Toute la région est déjà marquée par le chômage, qui avoisine ici les 20 %, presque quatre points de plus que la moyenne wallonne. Comme à Florange, côté français, la disparition de la production d'acier à Liège signe aussi un changement d'époque auquel ne peuvent se résoudre les ouvriers sidérurgistes.
La priorité d'aujourd'hui, limiter la casse
A la faveur d'une percée dans l'enchaînement des maisons de briques étroites, traditionnelles de ce petit coin de Belgique, on découvre l'étendue de l'ancien site industriel sidérurgique de Seraing et d'Ougrée. Le long de la Meuse, qui coupe Liège en deux, se dessine les toits des ateliers, les cheminées fumantes de la cockerie, les hangars immenses aujourd'hui en partie désaffectés. Les deux hauts-fourneaux, le 6 et le B, à l'arrêt ou mis en veilleuse, se dressent à droite et à gauche du panorama. En lutte depuis des mois pour conserver la phase à chaud, les syndicats belges ne se font plus guère d'illusions : « On s'est battu pendant près d'un an pour démontrer la viabilité d'une sidérurgie intégrée (qui rassemble la phase à chaud de production de l'acier et sa transformation, dite à froid, ndlr) mais le maintien des hauts-fourneaux n'est plus à l'ordre du jour, estime, amer, David Camerini, président de la délégation CSC (Confédération des syndicats chrétiens, majoritaire en Belgique) au sein d'ArcelorMittal. La priorité, désormais, est de limiter la casse. « Nous nous concentrons sur le plan industriel et le volet social. Nous ne voulons pas de licenciements secs, et souhaitons que l'on nous garantisse un volume d'activité suffisant pour conserver les emplois sur le froid ». Sur ce constat, tous les syndicats présents dans la négociation sont au diapason. « Il n'y a jamais eu de licenciements collectifs dans l'histoire de cette usine, on ne vas pas commencer maintenant, martèle Georges Jesper, membre du FGTB (Fédération générale du travail de Belgique, deuxième fédération syndicale belge) et président du groupe salarial du comité d'entreprise européen d'ArcelorMittal. Nous voulons que soit privilégié au maximum le système de pré-pension et que le sort de chacun des salariés soit examiné au cas par cas. »
Même si les négociations continuent, le sentiment d'avoir été dupé est tenace. « C'est difficile de faire confiance à Mittal... Ce n'est pas un industriel, c'est un financier et aujourd'hui, c'est le pognon qui fait la pluie et le beau temps, se désole David Camerini. Pourtant, des propositions alternatives crédibles existent. Mais Mittal ne veut pas vendre, on est donc condamner à négocier. » « La direction parle de la crise, de la baisse de commandes, mais ceux qui décident de notre mort aujourd'hui ont ça en tête depuis 2003. Ils l'ont simplement décalé dans le temps », assure Georges Jesper. En effet, les dernières décennies ont été mouvementées pour l'acier liégois : Le groupe belge d'origine, Cockerill Sambre, racheté en 1998 par Usinor, est devenu Arcelor en 2001. Ce dernier décide deux ans plus tard d'une fermeture à l'horizon 2009. Le haut-fourneau 6 ferme donc une première fois en 2005. Mittal avale finalement Arcelor en 2006, et décide de le relancer la production, pour huit petits mois. Le haut-fourneau B sera lui aussi plusieurs fois mis « sous cocon », puis relancé avant l'annonce de fermeture définitive de l'an dernier. Alain Onkelix, député socialiste au Parlement wallon, se souvient avoir « assisté à ce redémarrage extraordinaire en 2006 », et de l'espérance que cela avait suscité, à la hauteur de la déception actuelle : « Les syndicats avaient accepté des sacrifices, dans l'espoir de garder la main d’œuvre. La période était euphorique, on tournait à plein. Aujourd'hui, nous sommes dans une période de surproduction, c'est clair, mais ArcelorMittal n'a pas non plus investi ce qu'il avait promis. C'est un gâchis sans nom. » « Quand Mittal a racheté Arcelor, j'étais vent debout, se souvient aussi la française Pervenche Béres, parlementaire bruxelloise membre du Parti socialiste européen, à la tête de la commission de l'emploi et des affaires sociales. Pour moi, on faisait rentrer le loup dans la bergerie. Et pourtant, je sous-estimais encore de beaucoup le caractère purement financier de la stratégie de Mittal. »
Un projet alternatif... mort né
Selon la direction d'ArcelorMittal, la filière à chaud liégoise n'est pas rentable et met en danger l'ensemble du site. Mais tout le monde n'est pas de cet avis : en janvier 2012, un rapport réalisé par les consultants de l'agence Laplace Conseil, très critique vis-à-vis du monde syndical et de la direction, estime la fermeture de la filière à chaud irréversible, pour cause de mauvaise gestion, mais sans véritable fondements économiques. Quelques mois plus tard, le rapport commandé par la région wallonne au cabinet français Syndex enfonce le clou : un projet sans Arcelor Mittal serait viable. « Avec une autre politique, de petits producteurs d'acier européens s'en sortent très bien, confie une source proche du dossier. Ils produisent de l'acier à forte valeur ajoutée, et par une plus grande concertation avec les salariés, favorisent les investissements, évitent les suppressions d'emplois et réalisent des profits certains. » Le rapport souligne aussi la qualité des savoirs-faire collectifs liégois, mais n'omet pas de préciser le coût des investissements potentiels: 800 millions d'euros, sur 5 à 10 ans. Une somme en temps de crise... Fort de cet argumentaire, les syndicats proposent alors un business plan dans le cas d'une reprise potentielle de l'outil. Mais cela nécessite aussi une implication politique ambitieuse qui n'est pas à l'ordre du jour. « La fermeture de la phase à chaud est malheureusement inévitable, concède Alain Onkelix. Bien sûr, obliger un industriel à céder son outil si on le sait viable et que cela permet de pérenniser une activité structurante pour la région, c'est une bonne idée. Mais c'est inimaginable de faire passer ce type de mesure en Belgique : le PS participe à un gouvernement fédéral majoritairement à droite, qui estime que ce serait une atteinte à la concurrence. » Les syndicats belges écoutent donc avec envie, mais sans trop y croire, les annonces faites côté français sur un hypothétique sauvetage de Florange. A la gauche du PS belge, on peste contre « le manque de courage » des politiques wallons. « Ce n'est pas Mittal qui légifère que je sache, s'emporte Damien Robert, représentant du Parti du travail belge (PTB) à Seraing. Les autorités belges disent qu'elles sont impuissantes mais en 2004, le Parlement wallon a voté une loi pour exonérer fiscalement les entreprises, dans une énième tentative de séduction des patrons... Résultat, Mittal s'en va et nous restons les mains vides. » Grâce à cette loi que le PS belge dit désormais vouloir abroger, Arcelor Mittal n'a payé que 500 euros d'impôts en 2009, et zéro en 2010... D'autres chiffres font scandale : la RTBF, première chaîne de la radio publique belge, a rappelé, début octobre, que la société Upstrean, qui gérait jusqu'en janvier 2012 hauts-fourneaux et aciéries pour ArcelorMittal, aurait généré un bénéfice net de 35 millions d'euros, avec un volume d'affaire en hausse de 40 %. Comment faire accepter la fermeture pour les salariés dans ces conditions ? D'autant que tous craignent désormais que la fin de la filière à chaud ne soit qu'un prélude à la fermeture progressive de l'ensemble du site liégois. Début septembre, la direction avait en effet menacé de retirer son plan d'investissement de 138 millions d'euros pour la phase à froid, qui emploie près de 2000 personnes, devant l'obstination syndicale sur les conditions du plan social pour le chaud.
Faible implication européenne
« Aujourd'hui, que ce soit au niveau fédéral ou régional, l'implication n'est pas suffisante, accuse David Camerini. L'Europe aussi doit nous aider aussi à cadenasser la finance, on ne peut pas continuer comme ça. » Le commissaire européen à l'industrie, Antonio Tajani, interrogé sur la situation liégoise, s'est borné à rappeler les difficultés que connaît le marché du métal en Europe, caractérisé par une baisse de 20 % de la demande depuis le début de la crise en 2008. « Je ne veux plus entendre que la crise est passée par là, elle n'explique pas tout, tempête de son côté Pervenche Bérès. Nous devrions en premier lieu nous appuyer sur le traité budgétaire qui rappelle que l'Europe doit avant tout s'attacher à la sauvegarde de l'emploi... Mais malheureusement tout ceci n'a pas de valeur contraignante. » La parlementaire plaide, faute de mieux, pour une meilleure concertation des salariés en cas de restructuration d'entreprises ou encore de conditionner les prêts bancaires octroyés par l'Union européenne (UE) en fonction de leur impact sur la réduction du chômage. Mais le problème reste entier : « Le président de la commission, José Manuel Barroso, a fait devant le Parlement européen un véritable plaidoyer en faveur du modèle social européen, mais sans en tirer de conséquences, admet Pervenche Bérès. La lutte contre le chômage comme priorité de l'UE, pour le moment, c'est une utopie. » Sans véritable soutien politique, à quelque niveau que ce soit, les négociations entre les syndicats belges et la direction d'ArcelorMittal s'annoncent donc, plus que jamais, extrêmement périlleuses.
Mathilde Goanec
Florange, Liège, même combat?
Lorsque Florange s'agite, Liège frémit... ArcelorMittal a suffisamment joué de la concurrence entre les deux sites pour que les salariés français et belges perçoivent leur destinée comme étroitement liée. L'annonce d'Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif français, sur un possible rachat des haut-fourneaux de Florange, a donc été applaudie des deux mains par les syndicalistes belges, tout comme la proposition de loi sur le rachat des sites viables pour sauver des emplois. Mais les deux situations sont-elles vraiment comparables? Selon un ancien haut dirigeant au sein de la multinationale, « Mittal est un bandit, un type sans parole, mais il faut voir la réalité en face, Florange et Dunkerque sont mieux placés que Liège d'un point de vue logistique ». L'usine lorraine est réellement intégrée, les phases de chaud et de froid étant très proches l'une de l'autre. Liège souffre au contraire de l'étendue de son site sidérurgique, qui oblige à transporter l'acier pour sa transformation sur des dizaines de kilomètres, par le rail, ce qui est très coûteux. Par ailleurs, la cockerie, qui fournit le combustible nécessaire à la fusion du minerai, est en piteux étal à Liège, mais plutôt de bonne facture à Florange. Difficile pour autant de décrypter une quelconque logique industrielle dans les agissements du groupe sidérurgique. « Mittal fait de l'inversion de chaîne de valeur, assure Pervenche Bérès. Il ne veut plus faire de l'acier, mais préfère acheter du minerai de fer, ce qui est actuellement plus rentable. » Le groupe s'est en effet massivement endetté, à hauteur de 17 milliards d'euros, en rachetant des mines de fer et de charbon. Tablant sur une augmentation rapide du coût des matières premières, près de 3,4 milliards d'euros d'investissements sont également prévus dans des projets miniers cette année, au Canada, au Brésil ou encore au Libéria, selon le journal Le Soir. Est-ce que cela signifie pour autant un désengagement progressif d'Europe de l'ouest? Les syndicats craignent que Dunkerque, pivot du nouveau schéma d'approvisionnement pour la France et la Belgique, ne suffise pas pour alimenter les sites désormais dépourvus de haut-fourneaux. « Si la stratégie d'ArcelorMittal est de ne plus produire ici mais d'importer, qu'ils assument, confie une source proche des milieux syndicaux. Mais attention, il est beaucoup plus facile de détruire des capacités de production que de reconstruire du neuf.»