Un article publié dans la revue Causes Communes de la Cimade
A Lille, entre humanité et réalisme
Le nombre de mineurs isolés étrangers (MIE) accompagnés par le groupe local de la Cimade à Lille a explosé ces dernières années. Remis massivement en cause dans leur minorité par le biais d'examens osseux, laissés de côté par les structures institutionnelles pilotées par le Conseil général, les MIE sont parallèlement de plus en plus nombreux à échouer à Lille. Provoquant un véritable cas de conscience chez des bénévoles débordés.
« C'était un jeune malien. Selon le test d'âge osseux (voir interview, ndlr), il était majeur, et n'arrivait pas à produire un acte de naissance pour prouver le contraire. Il dormait dans la rue, et chaque jour, il venait à la Cimade se mettre au sec. Un jour, ça a dégénéré. » Boris Demarcq, ancien stagiaire à la Cimade et bénévole depuis un an à Lille, est encore traumatisé par cette histoire. Dans son récit, c'est toute la complexité de l'accueil des mineurs isolés étrangers en France qui se fait jour. « Très stressé par sa situation, le jeune a complètement pété les plombs et a tout envoyé valser dans la permanence. Nous nous sommes mis à deux pour essayer de le calmer, mais il était incontrôlable, menaçait de se tailler les veines, c'était très violent. Finalement, un collègue stagiaire a appelé les pompiers et la police, ce que je ne pouvais me résoudre à faire. Cela nous semblait inimaginable, la police dans le local de la Cimade... Depuis, nous n'avons pas eu de nouvelles. » Pour tous les bénévoles de la permanence lilloise, le choc est violent. « Cela a accéléré notre réflexion sur notre rôle, en tant que bénévole, et celui de la Cimade, vis-à-vis de ces jeunes, du système, et des institutions, estime Boris.
Risque d'instrumentalisation
En théorie, lorsqu'un jeune mineur étranger arrive seul en France, il est pris en charge par les services départementaux de l'Aide sociale à l'enfance (ASE), et obtient une place en foyer au titre de l'enfance en danger. Dans la pratique, c'est nettement plus compliqué. Surtout dans certains départements, comme à Paris ou dans le Nord, largement saturés, et où la justice remet de plus en plus souvent en cause la minorité des jeunes exilés. « Nous avons commencé à les voir arriver à Lille en 2008, raconte Gaston Debard, président du groupe de Lille. On en a accueilli une dizaine, ça allait. Puis soixante en 2010, 120 un an plus tard et autant cette année... La majorité d'entre eux vient d'Afrique subsaharienne, mais il y a aussi quelques afghans ou des jeunes du Moyen-Orient. » Au début, « dès leur arrivée et leur signalement par la police, les jeunes étaient systématiquement déclarés majeurs par le Procureur, à l'issue d'un test d'âge osseux », détaille Gaston. Et donc relâchés, à la rue, avec parfois une obligation de quitter le territoire français (soumis à une OQTF), voire une plainte au pénal pour usurpation d’identité. Une situation qui les menaient droit à la Cimade, où les bénévoles s'occupaient de saisir le juge des enfants et, bien souvent, de trouver une solution d'hébergement. « Nous avons d'abord simplement réagi comme si c'était nos mômes, résume Evelyne Jourdan, bénévole de longue date. Beaucoup ont accueilli des jeunes pour quelques nuits, ou pour plus longtemps. Mais ensuite, c'est monté en puissance, la permanence était tout le temps pleine de bagages, les adultes qui avaient rendez-vous attendaient, on n'avait plus le temps de faire les choses correctement. » S'est posé aussi la question de l'attitude à avoir devant des jeunes apparemment âgés de plus de 25 ans, qui tiennent mordicus à leur récit de MIE, alors même que certains d'entre eux pourraient bénéficier du droit d'asile... Le débat a agité sérieusement le groupe local lillois, qui tient à garder son humanité, mais refuse d'être instrumentalisé. « A la maison, on ne se pose pas la question, on doit accueillir, et ma femme et moi l'avons fait chaque fois que nous le pouvions et même en utilisant voisins et amis accueillants, explique Gaston, qui a participé parallèlement à la création du Rail, un réseau d'accueil chez l'habitant d'immigrés dans l'agglomération lilloise. Mais quand tu vois que l'ASE t'appelle, toi, un particulier, ou la Cimade, et refuse de saisir le Juge des Enfants après la décision négative du procureur, parce que des jeunes vont être à la rue, c'est aberrant! Donc on a dit stop. Mais ce n'était pas une décision facile à prendre... »
Durcissement
A partir de fin 2011, le groupe local interpelle le Conseil général et lui demande de prendre ses responsabilités. Sans grand succès. Réforme de la garde à vue pour lesétrangers, changement de personnel au sein du tribunal de Lille, les cartes ont été rebattues, mais la situation des MIE ne s'est pas amélioré. « Aujourd’hui, le procureur délivre des ordonnances de placement de court terme, quelques semaines seulement, et c'est désormais au juge des enfants de statuer, poursuit Gaston. Ce dernier conteste de plus en plus la minorité. » Emilie Dewaele, jeune et dynamique avocate, défend actuellement en appel plusieurs jeunes suivis par la Cimade, qui ont vu leur placement à l’aide sociale à l’enfance levé. Elle s'emporte contre la position actuellement défendue par la justice lilloise. « Le juge retoque des actes de naissance, même quand ceux-ci sont légalisés! Il ne reconnaît pas non plus les passeports, qui sont pourtant des documents officiels, appartenant à l'Etat qui les émet. Sur le test d'âge osseux, il prend comme référence le dernier rapport de l'Académie de médecine, qui donne une marge d'erreur de six mois, pour déclarer la majorité. A Amiens, où je plaide aussi, on considère que la marge est de un an et demi... » La coordinatrice Cimade pour la région Nord et Picardie, Elodie Beharel, note de son côté un lien entre le durcissement de la procédure et le nombre de plus en plus serré de places au sein des foyers financés par le Conseil général, financièrement sous pression. « Moi, ça me pose question sur l'indépendance du magistrat, souligne Emilie Dewaele. Depuis le jour où l'ASE a envoyé un fax pour dire qu'elle n'avait plus de place, le tribunal a changé ses critères. On instrumentalise la justice, dans un sens ou dans un autre... La question est définitivement plus politique que juridique, est c'est rarement au profit des jeunes. »
Parcours d'obstacle
Mariama, Idriss (1), Faouly, Tiguidanké,... Venus d'Afrique, ces jeunes migrants vivent désormais à Lille et jonglent tous les jours entre les tracasseries administratives, les difficultés financières, la peur d'être renvoyé au pays et les affres de l'adolescence. Ils sont des habitués de la permanence de la Cimade, saluent « Monsieur Gaston » avec chaleur, et montrent une vraie détermination à réussir leur vie ici, malgré les coup de blues et les souvenirs douloureux : « J'ai quitté le Congo en 2010. Les rebelles ont brûlé mon village et tué une partie de ma famille. J'ai fui à travers la forêt et puis des blancs m'ont soigné et m'ont aidé à m'en aller. » Idriss a entamé son séjour en France par quelques jours passés dans la rue. Il est ensuite placé en garde à vue, puis en centre de rétention, après un test d'âge osseux qui le déclare majeur et le place sous OQTF. « Je voulais à tout prix quitter cette prison, je n'avais jamais connu ça... » Grâce à l'intervention de l'association Aïda (Emmaus), et de la Cimade, le juge des enfants est saisi, reconnaît la minorité d’Idriss et le place en foyer. Il rejoint une classe de seconde, dans l'optique d'obtenir un bac pro menuiserie. A sa majorité, nouvelles difficultés : sa demande de titre de séjour se heurte à la mesure d’éloignement toujours en vigueur pour la Préfecture, malgré la décision du juge des enfants… Idriss finit par obtenir une carte de séjour étudiant et un contrat jeune majeur conclu avec l'ASE, mais aurait préféré obtenir un titre de séjour plus stable : « Le contrat jeune majeur s'arrête à 21 ans, et après, on doit se débrouiller tout seul, pour se loger et se nourrir ».
Tingui, jeune fille toute menue, s'inquiète elle-aussi pour son statut. Munie d'un récépissé, elle vient d'avoir 18 ans et passe son bac cette année. L'année prochaine, elle vise un BTS en alternance mais aura t'elle le titre de séjour adéquat pour poursuivre ses études et gagner sa vie? « Là, ça va, je vis en appartement avec une française, grâce à l'ASE. C'est pas facile de tout gérer seule, ou de suivre à l'école mais je me suis bien habituée à la vie ici. Après 21 ans, c'est chacun pour soi. Et quand on n'a pas les bons papiers, on est discriminé. Ça fait trop mal, on se sent inutile, comme si on n'était rien malgré le temps passé ici... ».
Malgré l'incertitude sur leur situation, plaisanteries et rires fusent. On échange bons plans, nouvelles du pays ou des amis, solidaires et liés par l'expérience de l'exil. Momo (2), lui, parle à voix basse et conserve un visage fermé. Arrivé du Cameroun par Marseille en juin dernier, un passeur l'a cloîtré dans une maison pendant plusieurs jours, avant qu'il ne réussisse à s'échapper. « On m'a dit : vas dans le Nord, là-bas ils aident les jeunes comme toi », confie Momo. A Lille, passage à la police et dans un centre de rétention. « C'est alors que j'ai rencontré Monsieur Gaston, qui m'a hébergé pendant huit jours. Le juge des enfants a accepté que j'aille en foyer, et j'y suis resté deux mois ». Mais le tribunal vient de lever sa décision de placement au motif que Momo aurait 19 ans d’après l’examen osseux. Expulsé du foyer, il est actuellement hébergé dans une famille membre du Rail et une demande en appel a été introduite par Emilie Dewaele. « Je ne pouvais pas imaginer que cela allait être comme ça. Je devais aller à l'école, l'homme qui m'a accompagné du Cameroun devait s'occuper de moi comme son fils... Aujourd’hui, j'attends la décision du juge. Mais quand je vois les enfants de la famille qui partent le matin pour l'école, ça me fait mal. »
« On entend des récits parfois hallucinants, confirme Emilie Dewaele. Des filles qui sont piégées dans des réseaux de prostitution, des gamins qui font la « mule », pour le transport de diamants ou de drogue, des mariages forcés... Ces jeunes sont aussi des victimes et plutôt que de leur mettre des bâtons dans les roues une fois sur place, on ferait mieux de s'attaquer aux passeurs ! »
Cercle vicieux
Les bénévoles de Lille le savent : personne ne veut prendre ses responsabilités au sujet des mineurs isolés. Ni le Conseil général, ni l'Etat. « On a arrêté de les prendre en charge, mais personne n'a pris le relais, se désole Boris Demarcq. Nous sommes dans une forme de vide. Et c'est vraiment frustrant. » Le cercle devient vite vicieux. A la rue, considérés comme mineurs, aucun lieu d'accueil d'urgence pour adultes ne peut les recevoir. Déclarés majeurs sur examen osseux, les centres spécialisés pour mineurs ne peuvent plus les prendre en charge. Et en attendant les décisions de justice, c'est la débrouille qui prime. En France, 4000 mineurs isolés seraient pris en charge par l'ASE. Plusieurs milliers d'autres vivent sur le territoire, en attente d'une décision de justice ou d'un placement.
(1) nom d'emprunt
(2) nom d'emprunt
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