L'industrie de la viande allemande fait parler d'elle : de très nombreux intérimaires venus de l'est de l'Europe y touchent des salaires défiant toute concurrence et travaillent dans des conditions sociales désastreuses. Un système rendu possible par le le démantèlement des conventions collectives et l'absence de salaire minimum dans le pays.
C'est l'une des faces les plus sombres du fameux « modèle allemand ». Dans les nombreux abattoirs du pays gravitent des milliers de travailleurs étrangers, arrivés majoritairement d'Europe de l'Est, besognant pour des salaires de misère et dans des conditions à la limite de la légalité. Un système qui permet notamment à l'agroalimentaire outre-Rhin de se tailler la part du lion sur le marché de la viande en Europe. Au cours de la dernière décennie, le volume des exportations de viande allemande a plus que doublé,contrairement à la tendance dans les autres pays de l'Union européenne. Les abus sont tels qu'ils ont poussé le patronal syndicat des entreprises de viande français (SNIV) à crier au « dumping social » et à porter plainte auprès de la Commission européenne, sur l'air du « à travail égal, salaire égal »...
Inégalité des traitement entre locaux et étrangers
Comment l'Allemagne, connue pour la qualité de son dialogue social, peut-elle être ainsi montré du doigt ? A l'heure actuelle, environ 140 000 allemands travaillent dans l'industrie de la viande. Parmi eux, près de 40 000 travailleurs étrangers, selon les estimations syndicales. La plupart d'entre eux travaillent à la chaîne, dans les abattoirs, pour des travaux manuels tels que la découpe, le parage, ou l'abattage. Pour justifier ce recours massif à une main d’œuvre étrangère, le patronat allemand invoque, comme en France, les difficultés chroniques de recrutement dans le secteur : les emplois dans l'industrie de la viande sont effectivement pénibles, autant physiquement que mentalement, et souffrent d'une bien mauvaise image auprès des actifs. Ne nécessitant ni formation ni qualification, les salaires y sont aussi extrêmement bas. « Le phénomène a commencé il y a environ 20 ans, explique Claus-Harald Güster, vice-président du syndicat allemand de l'agro-alimentaire NGG. Depuis cette époque, des travailleurs de Pologne ont commencé à venir en Allemagne pour travailler dans le domaine de la viande. Cela a été un processus long mais continu, qui s'est accéléré avec l'expansion vers l'est de l'Union européenne. »
Pologne, mais aussi Bulgarie ou Roumanie, les bouchers de l'est, fuyant le chômage dans leur pays, sont donc de plus en plus nombreux sur les chaînes allemandes. Sans être soumis au même régime que leurs camarades locaux. « Dans certains endroits, les travailleurs étrangers sont traités comme des esclaves modernes, dénonce Claus-Harald Güster. Ils ne sont pas payés au niveau de ce qui avait été promis, ils n'ont pas d'assurances en cas de problèmes, et ils vivent parfois dans des conditions terribles. » La majorité d'entre eux est employée en intérim, parfois en temps partiel, et les salaires oscillent entre 3 et 9 euros de l'heure. La sous-traitance en cascade, via des agences implantées dans les pays de l'Est, est l'artifice utilisée pour faire baisser le coût du travail. Le vice-président du NGG, Claud-Harald Güster, décrypte le mécanisme : « Les travailleurs étrangers sont autorisés à travailler en Allemagne de manière temporaire, sur le principe du « détachement ». Mais en réalité, ils sont là de manière quasi-permanente. Ils finissent un contrat dans une entreprise, rentrent chez eux pour quelques jours et sont ensuite envoyés dans une autre société ailleurs en Allemagne. Vu le faible niveau de contrôles, le risque d'être attrapé est très faible. »
Se jouer des règles européennes
Pour limiter cette forme de dumping social, l'Europe a bien tenté de mettre en place des gardes-fous. La directive intérim, adoptée en 2008, impose l'égalité de traitement entre les salariés et les salariés intérimaires dans l'entreprise (quelque soit l'origine des travailleurs ou le lieu d'origine de l'agence d’intérim), tant du du point de vue des salaires que des conditions de travail. Par ailleurs,un prestataire de services peut remporter un contrat dans un autre pays et décider d'envoyer ses employés exécuter ce contrat sur place, c'est la régle du détachement. Mais le principe est le suivant: si un État membre prévoit des conditions d'emploi minimales, ces dernières doivent également s'appliquer aux travailleurs détachés dans cet État. C'est sur ce point que le bât blesse. Le secteur de l'agroalimentaire allemand en général, et les abattoirs en particuliers, souffrent d'un manque criant de conventions collectives. Ce qui autorise le cas par cas, et donc les inégalités de traitement. Dans un ouvrage collectif consacré aux bas salaires en Allemagne, publié en 2008, le chercheur Lars Czommer, de l’université de la Ruhr à Bochum, note que « l'industrie de la viande est l'illustration du fait que, dans le domaine des bas salaires, les accords collectifs allemands sont de vrais paniers percés ». Le secteur, malgré une tendance à la concentration, est encore aujourd'hui composé d'une multitudes de petites et moyennes entreprises, s'appuyant le plus souvent sur des accords conclus localement, faute d'accords de branche. « Depuis l’élargissement en 2004, les sociétés des dix pays entrants sont autorisés à vendre leurs services en Allemagne, précise Lars Czommer dans son étude. Donc les sociétés allemandes peuvent maintenant contracter des accords avec des sous-traitants est européens. Ces derniers peuvent proposer des prix très bas pour les travailleurs, puisqu'il n'y a pas de salaire minimum ni de conventions collectives dans de nombreux abattoirs allemands. »
Failles du système allemand
En Allemagne, la négociation de branche constitue traditionnellement le pilier de la négociation collective. Il n'existe pas, comme en France, de code du travail. Il est par ailleurs interdit de conclure un accord d’entreprise concernant des conditions de travail déjà définies par une convention collective de branche, ou alors seulement selon le principe dit de « faveur » (qui commande que la négociation ne comporte pas de stipulations moins favorables que l’accord conclu au niveau supérieur en vigueur). Mais ce système a été petit à petit détricoté, suite au programme de « modernisation » de l'état social allemand, conduit par le social-démocrate Gerhard Schröder. « En 2003, les syndicats ont subi une série de défaites qui ont marqué l'opinion, rappelle Steffen Lehndorff, économiste allemand (1). Cette défaite a permis au gouvernement de menacer de remettre en cause la manière dont sont structurées les négociations salariales dans notre pays, sur le mode : « Si vous n’êtes pas d'accord pour des dérogations au niveau local et bien nous allons carrément changer la loi ». Il y a donc eu un compromis sur des dérogations, pour une plus grande flexibilité. » Les accords d'entreprises se sont depuis multipliés à vitesse grand V, notamment dans des secteurs où les syndicats sont faiblement représentés, faute de collectifs de travail stables et pérennes. Pour Steffen Lehndorff, cette fragmentation est l'une des grandes faiblesses actuelles du système économique et social germanique : « Aujourd'hui, 22 % des actifs touchent ce que l'on appelle des bas-salaires. Il y a donc une vraie paupérisation et une prolétarisation des travailleurs. »
Le salaire minimum fait défaut
Sans compter qu'il n'y a pas, en Allemagne, de salaire minimum défini statutairement. Ce qui, dans le cadre d'un marché du travail fortement encadré par des conventions collectives, ne posait pas jusque récemment de réel problème. Mais avec les réformes engagées depuis une décennie pour augmenter la flexibilité du marché du travail, l'absence d'un salaire minimum est devenu une question centrale : certaines entreprises agroalimentaires danoises par exemple, n'hésitent plus à délocaliser en Allemagne pour bénéficier de salaires défiant toutes concurrence en Europe de l'ouest... Pour tenter de limiter la casse, la revendication pour un salaire minimum est désormais portée par presque tous les syndicats et une partie de la classe politique.
Le cas des travailleurs étrangers dans les abattoirs allemands, face émergée et scandaleuse de l'iceberg, illustre donc avec acuité les nombreuses zones d'ombres de l'essor économique chez nos voisins allemands. Et pour Claud-Harald Güster, si les les politiques s'empressent de célébrer le modèle porté par Angela Merkel, ce n'est pas le cas des syndicats : « Les emplois à bas revenus sont vraiment fréquents dans notre pays. Les gens ne peuvent plus vivre correctement avec de tels salaires. L'industrie de la viande est juste un exemple parmi d'autres... ». Steffen Lehndorff va lui plus loin dans la critique : « L'économie allemande, si compétitive, exporte en réalité les effets des inégalités sociales qui se creusent chez nous. Le danger qui nous guette, à force de tirer sur les salaires, c'est d'avoir un marché domestique complètement moribond. » La balance commerciale allemande est en effet largement excédentaire, le pays exporte beaucoup plus qu'il n'importe. Une stratégie également remise en cause par un récent rapport de l'Organisation internationale du travail : « Au niveau européen, cela a créé les conditions d'un marasme économique prolongé car les autres pays membres estiment de plus en plus que seules des politiques de déflation salariale encore plus strictes résoudront leur problème de compétitivité, ce qui est d'autant plus décourageant qu'on voit mal dans quelle mesure ces politiques de déflation salariale en Allemagne ont contribué à une hausse de l'emploi, qui était à peine plus élevé en 2006 qu'en 1991. » Dans quelques mois débutera la campagne pour les élections législatives allemandes. Le sujet des salaires sera définitivement un enjeu.
Mathilde Goanec
(1) Steffen Lehndorff vient de publier un ouvrage collectif, intitulé « le triomphe des idées fausses », sur la faillite du modèle allemand, disponible en ligne à cette adresse : http://www.etui.org/
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