Les violences ethniques gagnent le sud du pays où près de 100 personnes sont mortes.
Par MATHILDE GOANEC Envoyée spéciale à Djalalabad
A Och le 11 juin 2010 (REUTERS/Alexei Osokin)
Ils ont veillé toute la nuit de samedi à dimanche, sursautant aux bruits des coups de feu, aux passages des voitures, aux sirènes des ambulances. Vazira, son mari Aljambek et leurs deux enfants vivent à Djalalabad, au sud du Kirghizistan. La famille est ouzbèke et craint les attaques des jeunes Kirghizes qui rôdent dans les rues, tirent au hasard et attisent la haine entre les deux communautés.
Dans cette grande maison plongée dans le noir, le téléphone sonne sans arrêt, et les rumeurs les plus folles circulent, alimentant l’inquiétude du foyer.
Le scénario ici est le même qu’à Och, capitale du sud du pays, où les affrontements ont démarré jeudi soir, à la suite, semble-t-il, d’une simple rixe.
Depuis, une partie de la ville est en flamme. On y dénombre officiellement 97 morts et plus de 1 200 blessés, des chiffres, selon nombre d’observateurs présents sur place, largement sous-évalués. Comme une traînée de poudre, les affrontements entre Ouzbeks et Kirghizes se sont étendus vendredi, d’abord aux villages des alentours de Och, puis à toute la région. A Djalalabad, gros bourg sur la route qui coupe le Kirghizistan du nord au sud, l’état d’urgence a été instauré samedi, et les accès à la ville sont bloqués. Dans la nuit, l’université, un lycée ouzbek, des magasins et plusieurs maisons ont été incendiés.
Barricadés. Le gouvernement provisoire du Kirghizistan a étendu dimanche l’état d’urgence à toute la région de Djalalabad «en raison des affrontements ininterrompus». Le ministre de l’Intérieur par intérim, Bolot Cher, a appelé les policiers et les forces de l’ordre «à faire feu à volonté» contre les émeutiers.
Dans le quartier où vivent Vazira et Aljambek, cohabitent depuis des années Kirghizes et Ouzbeks. «Habituellement, nous sommes en paix les uns avec les autres. Nous allons aux mariages, aux enterrements, on est amis, pourquoi le peuple kirghize nous pourchasse-t-il aujourd’hui ?», se demande Vazira. Au fur et à mesure que la tension monte dans la nuit, le discours se radicalise : «Djalalabad est une ville ouzbèke, mon arrière-grand-père vivait déjà ici avant la révolution d’octobre, raconte Aljambek. Les Kirghizes ne font rien, ne construisent rien, ce sont des fainéants, et pourtant ils sont à tous les postes du pouvoir, ils dirigent le pays sans nous écouter. Si cela dégénère, ce sera sang contre sang, vie contre vie.» Face à l’impuissance des autorités à maîtriser la situation, les Ouzbeks de Djalalabad ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Barricadés dans leurs maisons, derrières les hautes grilles qui renferment de larges cours intérieures, les hommes conspirent par téléphone : «Nous avons des armes nous aussi, ici à Djalalabad. On ne va pas se laisser faire.» Dimanche, on dénombrait déjà 8 morts à Djalalabad et les Ouzbeks auraient commencé à se rassembler en milices populaires, sillonnant les quartiers.
«troisième force». Dans un Kirghizistan volontairement vanté par ses leaders comme multiethnique, harmonieux et tolérant, cette flambée de violence fait tâche. Elle peut sembler d’autant plus absurde qu’Ouzbeks et Kirghizes sont musulmans et parlent des langues de souche turque. La tension couvait pourtant depuis la fin de l’Union soviétique et l’indépendance du pays, en 1991. «Les Ouzbeks, à la différence des autres minorités, comme les Russes par exemple, ne se voient pas comme une diaspora au Kirghizistan, explique Abdoumalik Charipov, l’un des responsables de l’ONG Justice, basée à Djalalabad. Ils vivent ici depuis des siècles et sont plus d’un million, parmi les cinq millions d’habitants du pays. Mais malgré leur importance, les Ouzbeks se sentent de plus en plus discriminés, écartés des emplois et du pouvoir. Ce conflit devait arriver, nous savions qu’il allait arriver, mais le pouvoir n’a pas voulu ouvrir les yeux sur cette question.» Les Kirghizes de Djalalabad veulent, eux, toujours croire à cette fameuse «amitié entre les peuples», vantée par l’Union soviétique, et abordent la thèse, largement partagée par les deux communautés, d’une possible «troisième force», qui aurait pu attiser les violences. «Il est facile d’acheter les jeunes, sans emploi, et de les exciter contre les Ouzbeks, estime Aïbek, un père de famille kirghize de Djalalabad.Quelqu’un a intérêt à ce que cela dégénère…»
Depuis la mise en fuite du président Kourmanbek Bakiev, après des émeutes violentes en avril, le pays est fragile, instable, et dirigé par un gouvernement provisoire débordé. Comme artificiers en chef des conflits interethniques, nourris par les difficultés économiques, on évoque ici les milieux criminels - et notamment ceux liés au trafic de drogue - qui pourraient avoir intérêt à montrer leur capacité de nuisance aux leaders par intérim. On pense aussi aux proches de Bakiev, en quête de revanche après leur cuisante humiliation d’avril. Quelques jours avant le début des hostilités à Och, Rosa Otounbaïeva, présidente par intérim, confiait ainsi à Libération : «Nous avons peur de nouveaux conflits. Nous avons traversé de nombreuses turbulences pendant le mois de mai, avec des attaques dans le sud menées par les pro-Bakiev qui veulent revenir au pouvoir. Ces gens-là sont sérieux, et ils ont beaucoup d’argent.» L’armée, épuisée, débordée, a reçu ordre du gouvernement provisoire de tirer à vue sur les fauteurs de troubles armés pour tenter de ramener l’ordre. En désespoir de cause, Otounbaïeva a également rappelé dimanche les réservistes et annoncé le début de «l’organisation d’une mobilisation partielle de la population» afin d’éviter que le conflit ne se transforme en une guerre civile à l’échelle du pays. Samedi, la chef d’Etat par intérim a également appelé au secours, demandant à la Russie de lui fournir une aide humanitaire et militaire. Si des avions russes chargés de médicaments atterrissent actuellement à Och, Dmitri Medvedev a néanmoins refusé d’envoyer ses militaires sur place, se défendant de toute ingérence dans un conflit «interne» au pays.
panique. Pour l’heure, mises à part quelques manifestations sporadiques au centre-ville et près du bazar, la capitale, Bichkek, semble relativement épargnée. Dans le sud, l’ONG Justice parle de multiples foyers d’affrontements dans de petits villages peuplés majoritairement d’Ouzbeks, qui ne sont pas encore pris en compte par les autorités. La panique autour d’Och reste perceptible, et les Ouzbeks ont déjà commencé à se rassembler au bord de la frontière avec l’Ouzbékistan, qui ouvre sa porte seulement aux femmes, aux vieillards et aux enfants.
Quelque soit l’issue du conflit, il devrait peser très lourd sur le futur du Kirghizistan qui enterre à peine les 87 morts de la révolution d’avril. Vazira, qui se prépare à une deuxième nuit d’affrontement dans sa ville natale de Djalalabad, s’interroge : «Comment vivre ensemble, après tout ça ?»
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