Ereinté par les violences interethniques qui ont ensanglanté le sud du pays ces deux dernières semaines, le Kirghizistan vote ce dimanche. Le gouvernement provisoire a décidé de maintenir le référendum constitutionnel prévu le 27 juin, sensé légitimer l'équipe actuellement en poste. « Je pense que le peuple doit supporter ce projet de constitution, non pas parce que le projet est parfait, mais pour donner une légitimité à ceux qui sont actuellement au pouvoir. Sans cette autorité, le pays va droit à la catastrophe », estime Gulnara Iskakova, spécialiste en droit constitutionnel comparé à Bichkek. Pour autant, organiser un vote dans le sud du pays semble aujourd'hui encore difficilement imaginable. Les réfugiés en Ouzbékistan et les déplacés à la frontière ou dans les villages, 400 000 personnes selon la fourchette la plus basse, un million selon l'ONU, commencent seulement à rentrer à Och et à Djalalabad. Sans papiers ni ressources, ils retrouvent leurs quartiers dévastés, les magasins et les maisons pillés, dans des villes qui sortent tout juste de l'état d'urgence. Le nombre réel de morts, estimé dans un premier temps à 260 personnes, serait aussi bien plus élevé que les chiffres officiels : aujourd'hui, on évoque près de 2000 victimes, toutes communautés confondues, un bilan très lourd pour la région. Tout à son deuil, le Sud pourrait donc être le grand absent du référendum dimanche, lui qui concentre pourtant un tiers de la population nationale.
Le jour du référendum pourrait aussi être l'occasion de nouveaux troubles. Une menace prise d'autant plus au sérieux que les autorités, concentrées sur la gestion du désastre humanitaire et le fragile retour au calme, peinent à convaincre de leur volonté de faire toute la lumière sur les évènements tragiques de ces derniers jours. L'enquête qui doit établir ce qui s'est réellement passé dans le sud, et condamner les responsables, s'en tient à une seule version des faits: c'est le président fugitif, Kourmanbek Bakiev, originaire de Djalalabad, qui aurait fomenté les troubles, avec l'appui de « terroristes islamistes » implantés en Ouzbékistan. La menace supposée d'une guérilla islamiste en Asie centrale est bien connue, elle est d'ailleurs agitée par tous les dirigeants de la région à chaque nouvelle crise interne. Impossible à vérifier, elle a surtout l'avantage d'éviter de trop fouiller dans les coulisses du pouvoir kirghize, toujours largement lié aux milieux criminels et mafieux. Sur le terrain, nombre d'observateurs voient surtout dans cette poussée de violence le résultat d'une lutte acharnée entre deux parrains ouzbeks de la mafia du sud, Aïbek Mirsidokov, dit « Aïbek le noir », un proche de Bakiev, et Kadirzan Batirov, autre homme d'affaires interlope. Tous deux auraient profité de la vacance du pouvoir central pour régler des comptes. Seule certitude, « Bakiev n'a pas pu faire ça tout seul », confie une source proche du gouvernement provisoire, à Och.
Les uns et les autres se sont appuyés sur une situation potentiellement explosive, l'opposition entre les Ouzbeks et les Kirghizes du sud allant grandissant ces dernières années. « Après le premier conflit dans les années 90, on aurait du poser publiquement cette question des minorités, estime Asel Dolotkieva, doctorante à Sciences Po à Paris. Au lieu de ça, on a fait à la soviétique : moins on en parle, mieux c'est. Jusqu'à ce que cela explose, comme maintenant .» Le gouvernement provisoire, dans sa volonté inébranlable d'aller de l'avant, semble lui aussi bien tenté par la politique de l'autruche.
Mathilde GOANEC.
CONTEXTE
Le problème. En avril dernier, le président Kourmanbek Bakiev est chassé du pouvoir par une révolte populaire, qui fera 87 morts. Le gouvernement provisoire, formé dans la précipitation, doit à la suite du référendum organiser des élections législatives en septembre, et des élections présidentielles fin 2010. Mais les violences meurtrières entre Kirghizes et Ouzbeks qui ont eu lieu ces derniers jours ont largement remis en cause sa capacité à transformer le pays.
L’enjeu. Le texte de la constitution, si il est approuvé, devrait faire basculer le pays vers un régime parlementaire, limitant considérablement les prérogatives du Président. C'est une nouveauté dans une Asie centrale pour l'instant dominée par des présidents autoritaires.
A suivre. Si les armes se sont tues, le conflit entre Kirghizes et Ouzbeks est loin d'être clos. Instrumentalisé, il n'en a pas moins fait resurgir l'animosité entre les deux communautés, et remis au goût du jour les discours sur la « nation tutélaire kirghize ». Surtout, ses racines sont profondes : les déclarations des leaders ouzbeks au Kirghizstan, réclamant le statut de langue officielle et une autonomie du territoire du sud ont fait s'épanouir ces dernières années chez les Kirghizes la crainte d'une éviction de la région. A l'inverse, les Ouzbeks, sous-représentés dans l'administration, la justice ou encore l'armée, ont accumulé les rancœurs contre la nation kirghize, accusée de construire un pays sans se soucier d'intégrer sa principale minorité.
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