Que se sont dit Ioulia Timochenko et Vladimir Poutine, dans cette nuit moscovite de samedi à dimanche, retranchés derrière les portes du siège du gouvernement russe ? Si les deux Premiers ministres semblent s’être mis d’accord hier sur le prix du gaz, rien n’a filtré quant à l’organisation future du schéma gazier russo-ukrainien, et sur le devenir de la société intermédiaire Rosukrenergo, que certains qualifient de «parasite».
Zoug. Créée en 2003, sous la présidence ukrainienne de Léonid Koutchma, Rosukrenergo achète, via Gazprom, du gaz à bas prix en Asie centrale, pour le revendre ensuite en Ukraine ainsi qu’en Pologne, en Roumanie et en Hongrie, réalisant par ce biais des profits colossaux.
Outre le non-sens économique, dénoncé par tous les experts, que représente le maintien de cet intermédiaire inutile, Rosukrenergo est tout sauf transparente. Basée en Suisse, dans le canton de Zoug (un paradis fiscal), la société est détenue par Gazprom, à 50 %, et par deux hommes d’affaires ukrainiens, Dmitri Firtach et Ivan Foursin. Derrière eux, une flopée d’actionnaires anonymes bien dissimulés. Une opacité préoccupante, lorsque l’on sait que Rosukrenergo, située en dehors des juridictions russes, ukrainiennes ou européennes, a accès à tout le système d’exportation ukrainien et aux immenses réserves souterraines du pays, le tout à des tarifs très compétitifs. Petro Bourkovsky, analyste de l’Institut national ukrainien de recherche stratégique, est sévère : «Alors que Rosukrenergo, compagnie privée douteuse, encaisse les bénéfices, Naftogaz, compagnie d’Etat, est en faillite, accumulant les dettes auprès de son principal créancier, Gazprom.»
Comment, dans un tel climat de suspicion, Rosukrenergo a-t-elle pu survivre à une Révolution orange, à quatre changements de gouvernement, et à plusieurs remaniements ministériels depuis 2004 ? La compagnie sait redistribuer, et s’assurer ainsi de soutiens politiques indéfectibles. Dmitri Firtach, l’un des deux actionnaires connus, est un proche de Volodymir Stelmakh, directeur de la Banque nationale ukrainienne, accusé publiquement par Ioulia Timochenko d’avoir spéculé sur la chute de la monnaie ukrainienne, la grivna, en pleine débâcle financière, fin 2008. Stelmakh est protégé par le président ukrainien, Viktor Iouchtchenko, qui se bat aussi en sous-main pour le maintien de Rosukrenergo. En témoigne son voyage éclair à Moscou à l’automne ; il était alors revenu sur des négociations commerciales sur le gaz plutôt favorables à l’Ukraine, mais qui incluaient la liquidation de Rosukrenergo.
Largesses.Seule Ioulia Timochenko semble avoir été tenue à l’écart des largesses de Rosukrenergo, et c’est elle qui milite, à chaque crise du gaz, pour sa disparition. «Timochenko poursuit ses propres intérêts dans cette affaire , note Bourkovski. Et, une fois n’est pas coutume, dans ce cas-là, ses intérêts personnels et l’intérêt national se recoupent.» L’ancienne «princesse du gaz» (elle a bâti sa fortune dans les années 90 sur la privatisation du secteur gazier) pourrait vouloir faire revenir au centre du jeu ses propres partenaires. Et elle a intérêt à déstabiliser Iouchtchenko, son adversaire en politique, en vue de l’élection présidentielle de la fin 2009.
Le rôle de la Russie, dans cette affaire, est plus complexe : c’est bien Gazprom qui est à l’initiative de Rosukrenergo, mais Poutine semble aujourd’hui disposé à se débarrasser d’un intermédiaire devenu gênant. Rosukrenergo, solidement implanté dans le tissu gazier ukrainien, a réussi sa mission de cheval de Troie russe : il peut désormais s’effacer pour laisser Gazprom traiter directement avec une Naftogaz affaiblie.
Sur cette affaire, le silence de l’Union européenne est assourdissant. Les Vingt-Sept font mine de ne pas s’intéresser aux arrière-cuisines russo-ukrainiennes, pour favoriser un règlement du conflit le plus rapide possible. «C’est dommage, conclut Mykhaïl Gonchar, expert du secteur gazier et ancien dirigeant des compagnies énergétiques ukrainiennes, car ces activités nuisent aussi à la sécurité énergétique de l’Ouest. Et surtout, la Russie est en train de cloner ce genre de structures sur d’autres projets. Les deux sociétés qui développent les gazoducs Northstream et Southstream sont elles aussi basées en Suisse, dans le canton de Zoug.»
Commentaires