Voici le texte intégral de cet article paru en Juin 2008, enfin en accès libre dans les archives du Diplo:
A la mi-mai, l’Ukraine est devenue membre de l’Organisation mondiale du commerce. Ce nouveau pas dans son intégration au monde occidental ne compense toutefois pas l’échec subi au sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, le 3 avril : les pressions russes et les réticences franco-allemandes avaient empêché l’accès de Kiev — comme de la Géorgie — au plan d’action en vue de l’adhésion. Les dirigeants « orange » n’en insistent que plus fortement pour être admis rapidement dans l’Union européenne.
Par Mathilde Goanec
Poste-frontière de Chegueni, un samedi matin. Un long corridor grillagé à ciel ouvert serpente vers les douanes polonaises. Il fait gris et froid, l’endroit est presque désert. Il y a un mois, ici, régnait pourtant l’effervescence. De nombreux habitants avaient leurs habitudes aux différents passages entre l’Ukraine et la Pologne, lieux stratégiques pour un commerce très lucratif. Munis d’un visa polonais, obtenu gratuitement et pour une longue durée dans la ville voisine de Lviv, les Ukrainiens pouvaient, très simplement, aller vendre de l’autre côté des cigarettes et des bouteilles d’alcool passées sous le manteau.
L’entrée de la Pologne dans l’espace Schengen, le 21 décembre 2007, a tout changé. Pour nombre d’Ukrainiens, la frontière est désormais infranchissable, faute d’un visa européen. « Avant, tu pouvais passer trois fois en une journée », se souvient Maria, une babouchka rieuse du village de Noviskalova, à sept kilomètres de... l’Union européenne (UE). « Avec ça, tu récoltais de bons bénéfices, certains se sont même fait construire des maisons ! Maintenant, c’est bien fini. »
Jusqu’ici, ce trafic faisait vivre plus de cent mille personnes. L’ambassadeur de Pologne en Ukraine n’ignore pas les conséquences sociales provoquées par la nouvelle donne : « Le régime de visa Schengen ne nous autorise pas à en délivrer à des gens n’ayant ni argent ni compte en banque, admet M. Jacek Kluczkowski. Pour cette population, il va falloir trouver d’autres sources de revenu. » Pas si évident, dans cette région rurale, marge délaissée de l’Union soviétique pendant cinquante ans, où le chômage et la pauvreté frappent plus fort encore que dans le reste du pays.
Si la nouvelle frontière met à mal l’économie de la région, elle atrophie aussi les liens culturels et familiaux très forts entre les deux pays. Historiquement, la Galicie — en Ukraine occidentale — est tournée depuis des siècles vers la Pologne, qui l’a dominée du XVe au XVIIIe siècle. Passée ensuite sous autorité autrichienne, elle est revenue dans le giron de Varsovie de 1921 à 1941, jusqu’à la réunification du pays dans ses limites actuelles, fixées après la Libération. « Avant la première guerre mondiale, il y avait beaucoup de familles mixtes à l’ouest, qui ont été massivement déportées par les Soviétiques », précise Taras Wozniak, philosophe et rédacteur en chef du magazine indépendant Ji. « Il reste de cette époque une très forte identité polonaise dans la région. »
« Un nouveau mur de Berlin »
Afin d’apaiser la population, les gouvernements polonais et ukrainien ont signé un accord instaurant une zone spéciale « sans visa » pour les habitants vivant à cinquante kilomètres de part et d’autre de la frontière. Bruxelles doit maintenant valider cette décision bilatérale. Mais, pour Wozniak, malgré les arrangements locaux, la communication entre les deux peuples va irrémédiablement pâtir de cette « Europe » qui s’est interposée entre eux. « En temps normal, six millions cinq cent mille habitants traversaient chaque année dans les deux sens. Aujourd’hui, les liens sont rompus. Pour moi, cette frontière est un nouveau mur de Berlin. »
Hier « euro-enthousiaste », le journaliste s’est mué, comme beaucoup à Lviv, en « eurocritique » : « Les Européens forment désormais une classe supérieure, libre de circuler à sa guise. Et nous, nous sommes des gens de seconde zone, privés d’accès à nos voisins. » De fait, tout en bouclant sa frontière, l’Union n’en a pas moins négocié avec l’Ukraine, depuis 2005, un régime « sans visa » pour ses propres ressortissants.
Immanquablement, l’impact de cette nouvelle frontière Schengen ravive ici les souvenirs oubliés de la guerre froide. Une fois de plus, l’Ukraine se voit renvoyée à son rôle d’éternel « bon voisin ». Un voisin embarrassant que l’on tient à l’extérieur de l’Union, sans perspective claire : futur Etat membre ou simple candidat à l’adhésion ? Pourtant, dès le milieu des années 1990, l’Ukraine indépendante émettait le désir de lier son avenir à celui de l’UE. Depuis la « révolution orange » de la fin 2004 et l’arrivée au pouvoir de dirigeants pro-occidentaux, l’intégration européenne constitue même l’objectif numéro un de la politique étrangère du pays.
Pour convaincre Bruxelles, Kiev tente, ces derniers mois, d’accélérer tous azimuts le rythme de son « amarrage » au bloc occidental. Après avoir arraché son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) au début de l’année 2008, il a obtenu des garanties sur la mise en place d’une zone de libre-échange avec l’Union. Dans le même temps, poussé par les Américains (1), il entend forcer la porte de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), contre le sentiment de son opinion publique, largement défavorable.
Cette politique euro-atlantiste brouillonne ne va pas sans irriter plusieurs grands Etats européens. Si bien que, lors du récent sommet atlantique de Bucarest, début avril, ils ont fait repousser la demande d’adhésion ukrainienne à l’hiver prochain. Qu’importe : les Ukrainiens poursuivent la bataille avec, en ligne de mire, la présidence française de l’Union pour la seconde moitié de l’année 2008. Depuis son arrivée à l’Elysée, M. Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas, à de nombreuses reprises, exprimé son intérêt pour ce pays et sa volonté de « donner une impulsion nouvelle au partenariat Europe-Ukraine », selon les termes du secrétaire d’Etat aux affaires européennes Jean-Pierre Jouyet ?
Pour l’heure, la France se garde bien d’aborder la question qui fâche : une véritable perspective d’adhésion claire à l’Union. Paris, comme Bruxelles, botte en touche, s’en tenant à une « consolidation de la coopération ». Kiev dispose de trois atouts de taille, auxquels l’Europe ne peut rester indifférente : c’est un pays de transit pour le gaz russe, une puissance économique à fort potentiel de croissance et un partenaire commercial de premier plan. Plus un quatrième, essentiel : la stabilité du pays conditionne la politique sécuritaire de l’Europe à sa frontière orientale.
Si la diplomatie européenne répond avec réserve aux sollicitations ukrainiennes, c’est que celles-ci suscitent en son sein de profondes dissensions. En témoigne la cacophonie survenue lors du sommet Union européenne - Ukraine de la fin février, à Kiev. Vice-premier ministre ukrainien chargé des affaires européennes, M. Grigori Nemyria crut bon de se réjouir ouvertement de ce que « la porte de l’Europe soit enfin ouverte ». Il fut chaleureusement applaudi par les représentants des nouveaux Etats membres d’Europe centrale, au premier rang desquels la Pologne, fervent lobbyiste de l’intégration à moyen terme de l’Ukraine. En revanche, les membres fondateurs d’Europe de l’Ouest, forts de leur poids dans la famille, se chargèrent de doucher l’enthousiasme ambiant. Réponse, en différé, du député allemand Rainder Steenblock à M. Nemyria : « La porte est ouverte, certes, mais elle se trouve au septième étage et, pour l’instant, l’Ukraine est au rez-de-chaussée. »
Il est loin le temps où, en décembre 2004, les responsables européens se bousculaient sur Maïdan, la place centrale de Kiev, gagnés par la fièvre de la « révolution orange ». L’illusion d’une Ukraine « au cœur de l’Europe » est bien retombée, comme tant de grands espoirs d’alors. Malgré de réelles avancées sur le plan démocratique et des réformes libérales dictées par l’Union menées à marche forcée, le pays peine à convaincre de sa stabilité. « Les pratiques postsoviétiques perdurent encore largement dans les domaines politique et économique, estime M. Nemyria. La continuité domine dans les élites, avec un manque de dynamisme pour mener le changement de l’intérieur. Ce sont les raisons d’un certain “mal ukrainien”. » Cette inertie, M. Nico Lange, directeur du bureau ukrainien de la Fondation Konrad Adenauer, l’explique aussi par la frilosité européenne : « C’est vrai que les réformes ne sont pas menées avec efficacité, mais c’est aussi le rôle de l’Union de donner une perspective européenne à un pays pour pousser aux réformes nécessaires. Ce genre de politique fonctionne s’il y a vraiment une volonté d’intégration, ce qui manque à l’Ukraine. »
Après avoir fait partie des empires russe, polonais et austro-hongrois, puis de l’Union soviétique, l’Ukraine serait-elle à nouveau esclave de sa géographie, condamnée au statut d’éternel Etat tampon ? Cette situation d’« entre-deux » d’un pays coincé entre l’Europe et la Russie plombe les aspirations européennes de Kiev. L’Union dépend largement de ses relations économiques et notamment énergétiques avec la Russie. Selon Gérard-François Dumont, professeur de géographie à l’université Paris-IV, un rapprochement trop net de Bruxelles avec Kiev pourrait représenter un casus belli pour Moscou, qui considère toujours les pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI) comme sa zone d’influence.
D’ailleurs, une certaine gêne perce dans les discours des diplomates européens : « Nous ne préjugeons pas et nous n’excluons pas l’intégration de l’Ukraine, mais nous tenons compte de la stabilité du continent européen, avance M. Jouyet. Nous devons à la fois donner de la chair à la coopération entre l’Union européenne et l’Ukraine et finaliser un partenariat fort entre la Russie et l’Europe. » Un vrai numéro d’équilibriste, les deux pays étant à couteaux tirés : crises gazières récurrentes, menace sur la base militaire russe de Sébastopol au bord de la mer Noire, opposition de Moscou à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN...
Tout en ménageant la Russie, l’Union s’implique néanmoins en Ukraine, notamment à travers la politique européenne de voisinage (PEV), qui, lancée en 2004, inclut actuellement tous les pays frontaliers. Fondé sur la formule lapidaire de M. Romano Prodi, « tout sauf les institutions (2) », ce programme permet à des Etats comme l’Ukraine de participer au marché intérieur et à certaines politiques de l’Union, en échange de progrès en termes de « valeurs communes », de démocratie, d’Etat de droit et... de libéralisme.
Pour le chef de la délégation de la Commission européenne en Ukraine, M. Ian Boag, il s’agit ainsi d’« éviter la création d’un nouveau rideau de fer en Europe, à quelques centaines de kilomètres du précédent ». Les Ukrainiens y décèlent le risque d’être relégués au statut d’éternel voisin. « Pour nous, c’est l’esprit et la lettre du traité de Rome : tout pays européen peut se porter candidat à l’intégration, martèle M. Nemyria. Nous sommes clairement un pays européen et nous voulons à l’avenir entrer dans l’UE. » Certes, le vice-premier ministre n’entend pas « précipiter les choses et être membre demain ou après-demain. Nous sommes conscients que notre pays n’est pas prêt pour cette intégration, mais nous voyons également que l’Europe n’est pas prête non plus ».
Par son empressement et son insistance, Kiev renvoie l’Union à ses propres doutes quant à ses objectifs, ses contours et son identité. Pour nombre d’analystes, intégrer l’Ukraine reviendrait à diluer un peu plus un projet européen déjà flou et à poser en filigrane la question de l’intégration de la Russie. Or la fatigue de l’élargissement se fait déjà sentir : l’Union peine à digérer ses douze nouveaux membres et se déchire sur les candidatures de la Turquie, de la Macédoine et de la Croatie. « C’est vrai, personne ne sait où va l’Union, reconnaît le philosophe ukrainien Konstantin Sigov. De Kiev à Lisbonne, l’Europe est en plein désarroi. Mais une chose est sûre : pour les Ukrainiens, l’Europe est
déjà là. »
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(1) Lire Olivier Zajec, « Subtile partie d’échecs entre Moscou et Washington », Le Monde diplomatique, avril 2008.
(2) Discours prononcé par M. Prodi, alors président de la Commission européenne, le 30 mars 2003, devant les représentants algériens, eux aussi impliqués dans la PEV.
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