Ils ont fleuri sur la toile ces dernières années, alors qu'Internet s'imposait dans notre vie quotidienne... Les médias citoyens de la première heure, véritable table ouverte aux lecteurs-acteurs, ont cédé la première place à des formules hybrides, qui jouent aussi bien des codes de l'information traditionnelle que du journalisme participatif.
Retrouvez cet article dans le numéro 5 de la revue d'analyse des médias et de la communication TANK
« Le journalisme citoyen est-il un mouvement de fond ? »1, s'interrogeait en 2006 Lionel Barbe, enseignant-chercheur en sciences de l'information et de la communication à Nanterre. Six ans plus tard, « la question se pose toujours », estime ce spécialiste de la mutations des médias sous l'influence des nouvelles technologies. « Nous sommes actuellement dans un modèle transitoire lié à l'émergence de nouveaux moyens techniques. Dans le web 2.0, chacun peut éditer du contenu, mais reste le problème du positionnement : un média, ce n'est pas seulement un dispositif, c'est avant tout une identité ».
C'est toute l’ambiguïté des initiatives telles qu'Agoravox, ou Indymédia. Le premier a eu une résonance formidable à sa création, en 2005, par son contenu 100 % écrit par les internautes, où le lecteur lambda était à égalité avec les grands noms du web. Aujourd'hui, le site est largement phagocyté par de gros contributeurs qui, sous couvert de proposer une autre information que les médias traditionnels, tombent souvent dans le conspirationniste. « Il y a une vraie fragilité du modèle, note Lionel Barbe. Sans ligne éditoriale, les contenus ont évolué vers des sujets polémiques, dans l'air du temps ». Les différentes version locales d'Indymédia se sont elles aussi transformées en tribune militante, ce qui n'était pas prévu dans le cahier des charges de départ.
Reste le projet Place Publique, moins connu du grand public, créé en 1996 et qui est resté fidèle à ses objectifs.« Nous voulions créer un lieu pour rendre visible les initiatives en dehors du champs politique partisan, rappelle l'un des fondateurs, Yan de Kerorguen. Mais notre démarche est d'abord journalistique ». Des professionnels, bénévoles, vérifient l'information. « Et les gens qui écrivent sont légitimes sur le sujet, constate Yan de Kerorguen. Nous ne sommes pas purement participatif. »
Le journaliste professionnel à la manœuvre
Dans le milieu médiatique aussi, le concept de « démocratie participative » a vécu. Difficile d'informer sérieusement si l'on donne la parole à tous, sans contrôle ni hiérarchie. Rue 89, lancé en 2007, a longtemps incarné la synthèse idéale entre les médias traditionnels (nombre de ses fondateurs sont issus de Libération) et les médias citoyens. Il repose sur le principe de « l'info à trois voix », une pour les journalistes, une pour les blogueurs-experts et une pour les lecteurs-commentateurs. La rédaction relit, vérifie, et publie parfois in-extenso les récits des « riverains ». Les papiers de journalistes s'enrichissent aussi de ce vivier d'informateurs potentiels. Le rachat par le groupe Nouvel Observateur, fin 2011, a quelque peu terni le tableau. La nouvelle politique de modération a aussi fait grincer des dents, comme l'expliquait Bandine Grosjean, rédactrice en chef, aux étudiants de Sciences-pô, quelques temps après le rachat2. « Il y a eu une révolte contre la modération de la part des riverains qui considéraient que Rue89 leur appartenait ». Car si les lecteurs-acteurs sont précieux, ils sont aussi exigeants quand à leur liberté et celle de « leur » média.
La parole aux citoyens-experts
Les plateformes de blogs adossées aux médias ont achevé de tuer le modèle du 100 % participatif. Si la parole est en théorie donnée à tous, elle n'est en réalité légitime que si elle apporte une expertise. Le Huffington Post, créé aux Etats-Unis en 2005, fonctionne sur ce principe, et son petit frère hexagonal également. Atlantico, journal en ligne lancée en 2011, revendique lui-aussi le statut de « média d'experts », encadrés par une petite équipe de journalistes. Médiapart, qui s'est illustré récemment dans l'affaire Cahuzac, s'est inscrit dès sa naissance comme un lieu de débat mais récuse aussi le concept de « média citoyen ». « Il y a une vraie différence pour nous entre le journal, et le club (plateforme de blogs, ndlr), explique Sophie Dufau, journaliste. Nous mettons en avant des textes de blogs sur la Une du site, mais ils sont identifiés en tant que tels. Mais c'est essentiel de maintenir le débat avec cette « communauté Médiapart ». Les gens payent un abonnement pour lire, mais aussi pour écrire et commenter. »
La relation du journal au citoyen, même encadrée, est désormais incontournable. Et cette tendance a d'ailleurs essaimé : plus un média, presse écrite, radio, télé, sans ses blogs associés ou une plateforme interactive, à l'image de l'émission d'Europe 1, « Le Forum citoyen ». Des Français de « toutes origines culturelles, de tous horizons professionnels, de toutes opinions politiques », sont invités par l'animatrice à questionner les invités en fonction de l'actualité via le réseau social de l'émission. Sans révolutionner la parole ou le monde médiatique. « Pour s'exprimer et être audible, il faut déjà une forte culture de l'information, ce qui pousse à la reproduction de certains stéréotypes, rappelle Lionel Barbe. Le terme « journalisme citoyen » est donc dans un certain sens galvaudé. »
Mathilde Goanec
Encadré : Revue de web
-Agoravox. Créé en mai 2005 par Joël de Rosnay et Carlo Revelli, le site s'inspire du média sud-coréen OhmyNews (http://international.ohmynews.com/ ), dont le slogan est « chaque citoyen est un journaliste ». Seule contrainte ? L'enregistrement sur le site en tant que rédacteur, et le passage par le filtre des « modérateurs », soit toute personne ayant au moins publié quatre article sur Agoravox.
-Place Publique. Si le média est également participatif -il fait appel à des experts et des journalistes bénévoles-, il se définit surtout comme un outil de « médiation citoyenne » et de « décryptage des mutations sociales ». Place Publique travaille également à faire « remonter » les initiatives du secteur associatif par le biais de deux rubriques phares : « Ma place publique » et « Initiatives ».
-Rue 89. Extrêmement populaire dès son lancement en mai 2007, ce média est alimenté par des articles de journalistes, de spécialistes-blogueurs, et des témoignages de lecteurs. Rue 89 reste l'un des plus beaux succès presse de cette dernière décennie
-Médiapart. Médiapart s'est imposé comme le média de l'enquête par excellence. Payant, il repose sur un pacte très fort entre les journalistes et la communauté d'adhérents, ce « club Médiapart », où il faut payer pour ouvrir un blog ou commenter.
-Street Press. Pensé pour un public de lecteurs allant de 20 à 35 ans, Street Press innove en mêlant journalistes bénévoles et journalistes professionnels permanents. Les lecteurs peuvent proposer des liens, des vidéos ou des idées de reportage, qu'ils réaliseront en duo avec un membre de la rédaction.
-Café Babel. Publié en 6 langues, dirigé par une équipe de journalistes professionnels, ce média tente de créer et de fédérer une « opinion publique européenne », selon ses fondateurs. Blogs et forums multilingues, conférences et débats partout en Europe, Café Babel doit d'autant plus à ses lecteurs qu'une partie d'entre eux traduisent bénévolement le contenu dans leur langue d'origine.
1« Wikipedia et Agoravox : des nouveaux modèles éditoriaux ? », Lionel Barbe, laboratoire Politique et communication, CNRS, 2006.