Espoir de la gastronomie norvégienne, une jeune chef s’est installée sur l’île déserte du Spitzberg. Au menu : phoque, baleine, renne…
La Maison. «Huset» en norvégien. Elle s’élève, singulière, aux confins de Longyearbyen, un bourg de 2 000 habitants tout en longueur, construite dans le creux d’une monumentale vallée glaciaire. Blanche, austère, à l’image de ce décor de Far West arctique, sur l’île du Spitzberg. Nous sommes au cœur de l’archipel du Svalbard, à 957 km au nord de Tromsö, la ville la plus septentrionale de Norvège. Loin, très loin donc de l’Europe continentale, 78 degrés Nord. Sous souveraineté norvégienne, cet archipel a acquis un statut international à l’issue d’un accord signé au début du siècle dernier. Quiconque le souhaite peut s’installer ici, librement, à condition de satisfaire deux ou trois conditions : avoir un travail et de l’argent, être en bonne santé, et respecter les vrais maîtres de l’île, les ours blancs, 3 000 bêtes en goguette. Plus nombreux que les hommes. C’est dans ce lieu improbable qu’ont débarqué, en janvier 2009, Tina-Marie Dingsoyr Vik et Oyvind Vestrheim, un jeune couple de cuisiniers. Leur mission : faire du Huset, restaurant du bout du monde, un haut lieu de la cuisine norvégienne.
De Bocuse à Troisgros
Agée de 28 ans seulement, Tina-Marie ressemble à une petite fée nordique dans un tablier blanc. C’est elle qui mène la danse au Huset. Les yeux très clairs, le sourire généreux, ce petit bout de femme aux airs discrets est l’un des espoirs de la cuisine. Sacrée «meilleur chef féminin de Norvège» en 2006, elle s’est formée auprès d’Eyvind Hellstrom, surnommé le «Génie des fjords» par le Michelin, et doublement étoilé. A 22 ans, elle se fait remarquer avec un plat à base de crabe du Kamchatka. Le goût de l’Arctique, déjà. Elle a longtemps besogné dans les cuisines du Bagatelle, le restaurant de Hellstrom à Oslo, travaillant à mêler gastronomies norvégienne et française, sans oublier la touche asiatique apprise à Bangkok. De ses plats s’échappent aussi par effluves des réminiscences de ses passages derrière les pianos de Paul Bocuse, à Lyon, et de Michel Troisgros, à Roanne. «Pour moi, la cuisine ce n’est que ça : un voyage. C’est la meilleure part de notre travail», confie la chef.
Et, c’est sans doute pourquoi elle est partie, il y a deux ans, pour le Svalbard, s’installer loin des marchés, des saveurs, des produits du Vieux Continent. Elle a jeté son dévolu sur une terre sèche et glacée où rien ne pousse. Le soleil y est absent pendant plus de quatre mois, et quand il revient, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une lumière que l’on croirait sans fin. «Nous avons eu cette idée avec mon compagnon, Oyvind, de nous installer un temps ici, car nous voulions tenter de cuisiner avec les produits du Svalbard, et de les mélanger avec une cuisine traditionnelle. Bien sûr, tout est un peu plus compliqué à cause des restrictions liées à l’éloignement.» C’est un euphémisme.
Pour l’épicerie, la commande passe par les avions qui atterrissent plusieurs fois par semaine sur l’île. Parfois, des denrées arrivent également par cargo. Mais pour les produits frais, il faut compter sur la chasse et la pêche. «Nous pêchons en grande partie nous-mêmes, aidés par les gens du coin, et nous cuisinons en fonction de ce que l’on trouve.» Ingrédients de base : la baleine (dont la pêche est légale en Norvège), le phoque, qui niche ici en abondance et qui sert aussi de ration aux chiens de traîneaux, et enfin le renne. La chasse du majestueux animal est l’un des sports les plus prisés sur l’île, sa viande, un mets de choix. Dans cette contrée où les habitants ont interdiction de sortir du village sans fusil- pour faire face en cas de rencontre avec un ours -, tout le monde, ou presque, sait tirer.
Un passé mouvementé
Sa cuisine arctique postmoderne, Tina-Marie l’a installée dans la seule maison en pierre de Longyearbyen, une bâtisse qui concentre toute la mémoire de cette terre perdue. Le Huset, «tout le monde connaît, depuis toujours», explique Jonathan Lilie, le responsable des lieux. Car avant d’être un ovni de la gastronomie septentrionale, le Huset a vécu plusieurs vies. Construite en 1938, cette maison a servi de centre culturel pour les mineurs norvégiens qui peuplaient l’île, exploitant le charbon dormant sous le permafrost. C’est pour cet or noir que les Norvégiens sont venus au début du XXe siècle s’installer sur l’archipel, alors peuplé uniquement de trappeurs, de géographes, base arrière de la chasse à la baleine. Autour des puits de Longyearbyen, se construisent alors des baraques sommaires pour les mineurs du village et aussi ceux qui travaillent plus au nord, autour des puits de Ny-Alesund et de Sveagruva.
Anne-Lise Klungseth, qui vit depuis trente ans à Longyearbyen, est surnommée la «Maman du Huset». Elle y a travaillé pendant plus de trois décennies, et connaît sur le bout des doigts l’histoire de la maison et des bâtisses ouvrières. «Dans chaque baraque, il y avait deux chambres, et dans chaque chambre, deux hommes, raconte la pétillante quinquagénaire. Ils avaient besoin d’un endroit, en dehors de leurs quelques mètres carrés, pour passer du bon temps. Le Huset, avec son café où l’on servait de la bière pas chère pour travailleurs assoiffés, est devenu rapidement le vrai cœur de Longyearbyen.» Excentré, loin des bureaux du gouverneur, du centre du village, de l’église. «Personne n’avait totalement le contrôle sur la maison», glisse Anne-Lise Klungseth.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Huset fera aussi office d’hôpital de fortune, sur cette île stratégique et fortement bombardée. En près d’un siècle, la maison blanche devient tour à tour cantine, poste, école, salle de sports. De ce passé mouvementé, elle garde les stigmates : dans la grande salle de concert du premier étage, on voit encore les traces des cordes à nœuds fixées au plafond, quelques peintures évoquent les fresques d’antan, et le lourd rideau de velours rouge rappelle qu’ici ont répété laborieusement la chorale de Longyearbyen, la troupe de théâtre et la fanfare locale.
En 1977, s’ouvre enfin un restaurant dans une salle attenante au café, en rez- de-chaussée. Il restera célèbre dans la mémoire locale pour ses fameux steaks au poivre. «On servait ça avec du vin, se souvient Anne-Lise Klungseth. Au début, les mineurs faisaient la grimace, ils préféraient la bière, mais nous n’étions pas autorisés à en servir le dimanche. Le vin rosé est vite devenu très populaire, on en avait des caisses ! Les gens ont commencé aussi à venir le lundi, jour du poisson. Un produit pas frais, conservé tant bien que mal, mais qui a fait notre succès !»
Un exil volontaire
C’est dans ce lieu chargé d’histoire qu’officient Tina-Marie Dingsoyr Vik et son compagnon. Ce soir-là, la jeune femme est aux commandes, aidée d’un second, grand cuisinier aux cheveux blonds. Porte battante de gauche : le café, redécoré au goût du jour et animé par de grandes photos en noir et blanc évoquant le temps où le Huset fit office d’école. Là, on sert une cuisine roborative mais gourmande, ragoûts, viande, soupes, purées. C’est la partie la plus populaire de la maison, chère aux habitants de Longyearbyen, qui ont gardé l’habitude d’y fêter tous les événements : mariage, baptêmes, anniversaires. «C’est important pour nous de continuer à faire cette cuisine familiale, accessible et de bonne qualité», rappelle-t-elle, fidèle à l’esprit de Huset. Car si Longyearbyen s’est enrichi d’une micro-université dédiée aux sciences arctiques, de jardins d’enfants, d’un centre culturel, et accueille de plus en plus de touristes en quête de sensations fortes, la bourgade reste une ville de mineurs, un exil volontaire pour les travailleurs.
Porte battante de droite : le restaurant. Dans un décor plus feutré, une peau d’ours accrochée au mur, le ballet des plats peut commencer. En amuse-bouches, un carpaccio de phoque, du saumon fumé de Tromsö, suivis d’un pâté de renne aux champignons, sauce au caviar de Suède. «Tina peut vous dire le nom de la vallée où ce renne a été chassé, et même celui du chasseur», glisse le serveur avant de remplir les verres d’une sélection de vins choisis pour leurs saveurs nordiques. Puis, Saint-Jacques de l’Arctique, homard et crevettes du Groënland. A nouveau du renne, une belle pièce de viande cette fois-ci, cuite au four pendant des heures, relevée par une purée de dattes et autres délicatesses.
Oyvind et Tina-Marie créent leurs recettes à deux, s’amusant à surprendre nos papilles endormies. Pour finir, un sorbet aux baies polaires, seuls fruits à pousser, au printemps, dans l’herbe rase du Svalbard. Accompagné de copeaux de lait entrechoqués en chapeau, «comme la banquise», explique la chef. On déguste en regardant les glaciers, dehors. Et comme eux, on fond.
Mathilde Goanec