Ils se sont battus pour être entendus face aux médecins, être consultés dans les décisions qui les concernent... Les patients ont obtenu en 2002 que leurs droits s'intègrent au système de soins français. Aujourd'hui, ils veulent aussi que l'on reconnaisse leur expertise, les savoirs qu'ils ont pour eux-mêmes et qu'ils peuvent apporter à d'autres malades. Une petite révolution.
« Le ministère de la santé fut celui de l’hôpital, puis des professions de santé : il doit être aussi celui des patients. » Par ces mots, Marisol Touraine justifiait en 2013 le lancement d'une réflexion pour le développement de la démocratie sanitaire. Le concept, impliquer l'usager du système de soins à tous les échelons de la politique de santé, n'est pas nouveau en France : une loi l'a consacré en 2002. Mais douze ans après, le monde médical tâtonne encore pour intégrer les malades dans les décisions qui les concernent. L’avant-projet de loi de santé devrait être présenté officiellement le 17 juin. Au cœur des débats, la remise en cause de la relation asymétrique entre le médecin et le malade.
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« Mes pairs m'ont sauvé la vie. » Giovanni est toujours bouleversé, lorsqu'il évoque sa rencontre avec l'association SOS hépatite. Atteint par le virus du sida, ce psychologue parisien contracte il y a plusieurs mois une hépatite C, co-infection fréquente dans le domaine du VIH. Avec ses médecins, il tente deux traitements coup sur coup, sans résultat. L'hôpital (dans l'esprit de la loi Hôpital Santé Territoires de 2009) lui propose quelques cours d'éducation thérapeutique, dispensés par deux infirmières. Giovanni apprend donc quand prendre ses cachets, comment utiliser la « seringue-stylo » qui sert aux injections, et quels seront les effets secondaires. Mais le jeune homme décide également de se rendre au groupe de parole de l'association SOS hépatite, où une trentaine de patients échangent autour de la maladie. Les réunions sont animées par quatre « patients-experts », qui ont accumulé un savoir certain, soit parce qu'ils ont multiplié les traitements, soit parce qu'ils ont consolidé leur savoir par une formation médicale. « Ce n'est pas seulement un lieu où l'on discute, explique Giovanni. Les patients m'ont dit que j'étais sous-dosé, que je devais aller voir un hépatologue, m'ont parlé de tel et tel médicament... Quand j'ai commencé mon troisième traitement, j'avais une stratégie bien claire dans ma tête. Et ça a marché. »
→ Giovanni :
« Personne ne vole rien à l'autre. »
Pour appuyer ses dires, Giovanni cite en exemple la mobilisation, exemplaire, des malades du sida dans les années 1980. À l'époque, les États-Unis puis l'Europe découvrent le VIH et ce virus dévastateur, qui résiste à toutes les thérapies existantes. Très vite, et notamment à l’initiative de la communauté homosexuelle, les patients s'organisent et mènent un lobbying permanent auprès des chercheurs et des pouvoirs publics. Xavier Rey-Coquais, coordinateur de l’association Actif Santé, a été l'un de ces patients pionniers en France. « C'est sous notre pression que la structuration des agences de recherche a été modifiée, pour permettre de littéralement inventer un soin. Des lois, des décrets ont été corédigés, voire rédigés par nous. Notre secret, c'était pas de tabou : que l'on soit patient ou grand ponte à l'hôpital, tout le monde a son mot à dire. »
→ Xavier Rey-Coquais :
« Je suis passé de cette phase de patient passif à actif simplement parce qu'à l'époque, en 1984, il n'y avait pas beaucoup de solutions, et j'avais pas envie de mourir. »
Depuis 20 ans, Xavier Rey-Coquais milite aussi pour la reconnaissance des savoirs du patient, afin que le monde médical s'en empare au-delà du domaine du VIH. « Je vis avec une maladie chronique aiguë. Je sais donc comment on fait avec tous les jours, quels sont les effets secondaires. Mais je sais aussi que la manière dont on prend un médicament compte parfois autant que le médicament lui-même. Par exemple, est ce qu'il faut réfrigérer un traitement ? Au risque de le conserver chez soi à la vue de vos proches, qui ne sont pas forcément au courant de votre maladie ? C'est en se confrontant à la vie quotidienne, à ces petites choses, que l'on sait vraiment si un médicament marche ou pas. Et pour ça, il faut écouter les malades, faire confiance en leur créativité. » Aujourd'hui, Xavier Rey-Coquais exerce un métier qui n'a pas encore de réelle définition : « patient-expert ». Il est chargé de cours à l'Université des patients, installée au sein de Paris-VI, mais également formateur pour les étudiants de la faculté de médecine Pierre-et-Marie-Curie. Il intervient enfin dans des groupes de parole pour personnes infectées par le VIH. « On se réunit, migrants, homos, hétéros, transsexuels, on provoque des réunions avec des médecins et l'Agence nationale de recherche sur le sida où l'on regarde ce que l'on peut faire, notamment pour alléger les traitements... On les emmerde, jusqu'à obtenir des essais, qui correspondent à la réalité sur le terrain. »Militantisme et professionnalisme sont donc étroitement mêlés, pour cet ancien menuisier devenu un incontournable dans le domaine du sida.
À la fin des années 1990, Catherine Tourette-Turgis participe elle aussi aux « Universités VIH », qui contribuent à former les patients touchés par le virus. L'ancienne psychologue, aujourd'hui maître de conférences en sciences de l'éducation, a mené une partie de sa carrière aux États-Unis et reste très influencée par le modèle américain des expert patients, ces malades qui contribuent, au sein des équipes médicales, à l'éducation thérapeutique de leurs congénères. Elle crée l'Université des patients à Paris en 2009, convaincue que la reconnaissance de l'expérience des patients fait pleinement partie des enjeux de la démocratie sanitaire. « L'éducation thérapeutique rentre dans ce champ-là, à condition qu'elle associe, ce qui n'est pas encore le cas, le patient à la coconstruction des programmes. C'est la raison pour laquelle j'ai créé cette formation et ce diplôme, pour que des malades puissent devenir acteurs, et agir directement en relation avec le monde du soin. »
→ Catherine Tourette-Turgis :
« En France, on a 50 % de non-observance thérapeutique. Cela a un coût énorme. »
Quinze millions de malades chroniques
L'enjeu est considérable. Quinze millions de personnes souffrent en France de maladies chroniques. C'est donc autant de malades à accompagner en dehors de l'hôpital ou du cabinet du médecin pour la prise des médicaments, le respect des régimes alimentaires, l'adaptation à un cadre de vie souvent contraignant. Partager l'éducation thérapeutique, souvent strictement institutionnelle, avec des malades formés, l'idée est séduisante. C'est pourtant un vrai chamboulement des pratiques, et qui peine à s'imposer dans le système de soins. Car comment devient-on patient-expert ? Par la formation, longue si possible, plaide Catherine Tourette-Turgis : « Avoir vécu la maladie ne donne pas d'expertise, sauf à travailler collectivement avec d’autres personnes pour prendre du recul. » Intégrés dans l'offre des hôpitaux, donc forcément rémunérés, les patients-experts assurent souvent un service à moindre coût, ce qui les rend très sympathiques aux yeux des services de l’État, beaucoup moins auprès des professionnels qui craignent une disqualification du savoir médical. Enfin, leur présence chahute la sacro-sainte relation soignant-soigné, encore très hiérarchisée. Certes, la grande loi de santé de 2002 a mis les droits du patient au cœur du dispositif médical, notamment en termes de recherche du consentement et de partage de l'information. Mais de là à accepter l'idée que les patients aient une expertise... « Le médecin est encore considéré par 90 % de la population comme un grand sorcier, s'amuse Xavier Rey-Coquais. Attention, j'adore les médecins, mais il faut avouer que cela doit avoir un côté très valorisant de sauver des vies. Et vu la durée des études de médecine, leur expertise est indéniable. Mais on est encore dans un système aristocratique, royal, presque de soumission à l'autorité médicale. Et oui, il y a encore plein de médecins qui sont réticents à ce que l'on conteste leur savoir chèrement acquis et qui leur rapporte aussi parfois énormément d'argent. Or, si l'on veut être efficace, on doit changer nos façons de penser et avoir une plus grande ouverture sur le rôle du patient dans le dispositif. » Les professionnels sortent à peine de décennies d'un exercice fondé sur une forme plus ou moins assumée de« paternalisme bienveillant », selon le docteur Jacques Lucas, vice-président de l'Ordre national des médecins, et les résistances au changement sont indéniables.
→ Docteur Jacques Lucas :
« Le paternalisme bienveillant, ça a un côté "bonne sœur"... Mais on ne peut pas porter dessus qu'un regard critique. »
Le mot même de « patient-expert » peut faire peur, aux soignants comme aux malades. La bataille sémantique a d'ailleurs fleuri depuis l'importation du concept, entre ceux qui se revendiquent « patient expérimenté » (à l'instar de Xavier Rey-Coquais), patient-partenaire, pair-accompagnant, etc. La difficulté à nommer n'a rien d'anecdotique. Elle renvoie d'abord à une remise en cause assez générale de l'expertise, suite à la succession de scandales dans le domaine sanitaire. Certains craignent aussi une forme de distinction néfaste entre les « bons » et les « mauvais » malades, notamment dans le domaine de la santé mentale, où l'introduction de « pairs-aidants » professionnels a déclenché une levée de boucliers, au point de bousculer le projet (lire par exemple dansle Club de Mediapart). Dans un texte publié sur son blog, le Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire s'interrogeait notamment sur une forme de « confusion » entre les professionnels et les pairs, troublantes pour ces derniers, et pointait le risque de réduire le nombre de postes de soignants. C'est également le point de vue de Frédéric, l'un des fondateurs de l'association Humapsy, qui rassemble des malades, des professionnels, des citoyens et défend la psychothérapie institutionnelle pratiquée au sein de l'hôpital de Reims où Frédéric est suivi. « D'abord, la vision par pathologie est aliénante, car elle nous renvoie à des étiquettes, à un portrait-robot du malade. Ensuite tout le paradoxe, c'est qu'on parle de démocratie sanitaire, de "psychoéducation", de pairs-aidants, et dans le même temps, on attaque les dispositifs de soins où l'on nous écoute, où l'on nous associe dans la pratique même du soin. »
→ Frédéric :
« Je ne me vois pas participer ou cautionner ça. »
La question du passage d'une expérience singulière et personnelle à un savoir collectif est effectivement épineuse. Elle hante aussi Marianne, qui a suivi la formation dispensée par Catherine Tourette-Turgis, et travaille au sein d'une association de bipolaires.« Comment se détache-t-on de l'expérience subjective, pour la transformer en objet de science, c'est là où ça pose des questions, qui pour moi ne sont pas encore très claires... Je pense qu'on a du mal à réfléchir à cette question parce qu'on se base sur un amalgame : on assimile ce savoir patient à la construction du savoir scientifique. Or je pense que c'est un objet qui n'a strictement rien n'a voir, qui va s'inventer, qu'on ne connaît pas et qu'on essaye de penser avec des outils qui sont obsolètes. »
→ Marianne :
« Faut-il que j'arrête les médicaments pour me refaire un bon petit délire ? Y a-t-il une péremption de l'expérience ? »
Marianne n'en reste pas moins convaincue de l'utilité de sa formation en éducation thérapeutique, qui a ouvert un espace inespéré de dialogue entre soignés et soignants :« Le soignant peut y entendre le soigné aborder la manière dont il a vécu les choses. Et nous pouvons aussi prendre conscience de la souffrance des soignants. Cela permet je crois, d'ouvrir, de manière informelle, la porte vers de nouvelles pratiques. »
→ Marianne :
« Ce qui est très étonnant, c'est que j'ai eu besoin de recul pour prendre conscience du fait que ce que j'avais vécu au sein de l’hôpital psychiatrique était une expérience violente. »
Le champ de l'expertise du patient est donc largement en friche, et pourrait faire l'objet de précisions dans la future loi sanitaire promise par Marisol Touraine. La ministre pourrait s'appuyer sur le rapport récent de Claire Compagnon sur la démocratie sanitaire (http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_DEF-version17-02-14.pdf), qui insiste sur le recrutement de « formateur patient-expert », mais également sur la mise en place de formations communes aux usagers et aux professionnels, afin de « permettre le croisement des savoirs et des expériences ». Elle plaide aussi résolument pour « étendre et pérenniser la présence des médiateurs de santé-pairs au niveau national, dans tous les services de santé mentale volontaires ». De quoi relancer le débat. Le propre de la démocratie...
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