PAR MATHILDE GOANEC - MARDI 01 JUILLET 2014
Plusieurs études, menées aux quatre coins de France, le démontrent : la restauration fait invariablement partie des secteurs d’activité où les ruptures de contrats d’apprentissage sont les plus fréquentes. Problèmes d’horaires, de rémunération, des conditions de travail difficiles et un système hiérarchique parfois dur à avaler… Les jeunes ont souvent envie de jeter leur tablier.
« C’est la faute à la télé ! » L’assertion, caricaturale, n’en est pas moins sans fondement. C’est parfois après avoir bavé devant Top ou Master Chef que les jeunes gens s’engagent en apprentissage, des étoiles plein les yeux. Mais ces programmes sont à double tranchant : s’ils ont permis un afflux des candidats dans les CFA (centre de formation des apprentis), ils constituent aussi un véritable miroir aux alouettes en faisant croire que créativité, audace et gourmandise remplaceront les heures de labeur. Ils ne disent pas que l’on va travailler le soir, le week-end, plusieurs heures durant, debout, au chaud, au froid, et deux fois par jour dans la tension d’un service. Et comme dans d’autres corps de métier, plus les apprentis sont jeunes, plus l’apprentissage est subi. Ce qui n’aide pas non plus à garder le cap quand, à 16 ans à peine, on se retrouve dans la cuisine d’une brasserie minable, où le micro-ondes a remplacé la table de cuisson (et c’est loin d’être une exception, voir ici).
Les employeurs, parfois, blâment la « fainéantise » des « jeunes d’aujourd’hui » pour excuser ces défections. Un peu facile… « Pour certains employeurs, il s’agit essentiellement de prendre en compte l’utilité économique de l’apprenti. A l’opposé, du point de vue des apprentis, si cette utilité économique peut paraître valorisante, elle peut être vécue aussi comme une forme d’exploitation et de « salariat déguisé », situation plusieurs fois dénoncée, notamment dans la coiffure et la restauration », rappelle une étude sur les causes de ruptures des contrats d’apprentissage réalisée par la direction du travail du Pays-de-la-Loire. Et selon un autre travail portant à la fois sur les régions PACA et Nord-Pas-de-Calais,« en cuisine, chacun des maîtres d’apprentissage a pu connaître en moyenne entre une, voire trois ruptures pour quinze à vingt apprentis formés », notamment dans les petites structures… Alors, qu’est-ce qui cloche près du piano ?
Matraquage
Pour Mickaël (1), chef dans un bistrot gastro à Singapour, la raison de ces défections est d’abord à chercher dans l’orientation « à la française »… « T’es pas bon au collège, va donc faire un apprentissage en boucherie, dans le bâtiment ou en cuisine ! Voilà ce que l’on entend à l’école ! Moi, j’ai fait mon apprentissage après le bac parce que je voulais devenir cuisinier. Mais les trois quart des mecs que je côtoyais ne savaient pas ce qu’ils faisaient là… ». Et même avec une motivation en béton, il faut avoir une carapace solide pour tenir :« Les coups, c’est pas fréquent, même si on peut en prendre un de temps en temps dans l’énervement, raconte le jeune homme. Le plus difficile, ce sont les humiliations, pour te rabaisser. Ce matraquage mental, si tu passes à travers, t’es bon pour le métier » Mickaël, formé dans plusieurs jolies maisons à Paris et chez un grand nom de la cuisine française, a même cette formule glaçante : « Certains chefs vont te détruire, pour te remodeler à leur façon. » Mais dans sa bouche, aucune amertume. « J’ai le souvenir d’un chef qui me rentrait dedans tout le temps, pour tester mes limites. Au bout de trois mois, j’étais sous-chef ». Une promotion donc, et une carrière déjà bien remplie à moins de 35 ans. Anne, jeune cuisinière elle-aussi, vient d’ouvrir sa petite boutique de plats à emporter en plein Paris. « Bien sûr, il y a des gens plus ou moins sympa et on ne comptait pas nos heures, même pendant le CAP. Et je peux vous dire qu’en général, ça marche à la baguette et interdiction de répliquer… Mais au final, ça m’a aidé à avancer et à devenir ce que je suis. Pour faire ce métier de passion, il faut être sûr de ce que l’on veut. »
Un peu sadomaso sur les bords, nos anciens apprentis ? Sûrs en tout cas de ce qu’ils doivent à leurs maîtres. Alain Pégouret dirige les cuisines du Laurent, une institution de la gastronomie parisienne, dotée d’une étoile au Michelin. Formé notamment chez Robuchon, le chef concède qu’il lui a fallu un « caractère en titane » pour tenir, et ne sait pourtant pas comment remercier l’illustre cuisinier : « Cette perfection, cette rigueur, c’est unique… Je ne ferai jamais de la même manière avec mes propres apprentis mais je ne regrette rien. »Mickaël, à Singapour, va dans le même sens : « En cuisine, il y a des règles, des standards qui sont établis depuis Escoffier. Si au bout de ton apprentissage tu ne sais pas faire une béchamel, c’est que tu n’as pas de respect pour ce métier. On accepte les remarques de ceux qui savent, qui font des sans-fautes. Les mauvais chefs gueulards, ils ne gardent pas longtemps leurs équipes… »
Changement de ton
Si ces jeunes cuisiniers ont avalé quelques couleuvres sans broncher, c’est qu’ils voient aussi que les choses changent depuis deux décennies. Sur les conditions de travail, c’est même parfois le jour et la nuit : les cuisines sont plus claires, mieux aménagées, les appareils techniques facilitent la tâche et font baisser la tension. Des douches, des vestiaires propres,« ce sont des choses simples, mais elles comptent », assure Alain Pégouret.
Maurice Biancherie est professeur au lycée et CFA hôtelier de la ville de Marseille. « Les jeunes sont aussi mieux au fait du code du travail, de leurs droits et de celui du patron. Ils ont un enseignement général plus soutenu, de l’histoire, des lettres… Mine de rien, ça leur montre le monde d’une autre façon ». Maurice Biancherie a une cinquantaine d’année d’expérience dans la restauration et son apprentissage, « ce sont de très bons souvenirs, mais c’était raide ». Pourtant, «ce n’est pas parce qu’on a quinze ans qu’on doit accepter un langage outrancier, des remarques racistes ou homophobes. De ce point de vue-là, le milieu de la cuisine a franchement évolué ». Dans un secteur qui s’est professionnalisé, avec une profusion d’écoles ouvertes ces dernières années, le contrôle des conditions d’apprentissage est plus strict : « On fait bien attention à ce que les élèves apprennent les bases, et qu’ils ne passent pas leur apprentissage à répéter les mêmes tâches ou à éplucher des légumes,assure le formateur marseillais. Nous organisons des visites inopinées dans les entreprises tous les 6 mois, pour voir si le jeune maîtrise au moins une nouvelle découpe, une cuisson, faire un dressage, une sauce… » Un suivi essentiel à la bonne marche des CFA : les ruptures importantes de contrats dans certains restaurants renvoient une image dévoyée de toute la branche, et participent directement aux difficultés de recrutement et au taux de rotation important des personnels, en cuisine comme en salle.
Les mentalités, elles-aussi, ont évolué. « Dans les années 90, les chefs gardaient leurs recettes jalousement, le second faisait tout le travail, et ne parlons pas des apprentis… Aujourd’hui, on partage davantage, les cuisiniers sont plus dans la transmission, l’écoute, le respect. Ça marche pas avec tout le monde, faut pas se leurrer, mais les jeunes qui font bien le travail, on les suit, on essaye de les placer dans de bonnes maisons… ». Tout comme Alain Pégouret, Mickaël manage aujourd’hui une petite brigade: « Quand je suis arrivé, j’ai pas mal observé et surtout, j’ai cuisiné, j’ai fait goûter… Et ça marche. Je ne crie que très rarement, quand vraiment ça ne va pas. Et mes cuisiniers ne démissionnent pas, ce qui est un petit miracle dans un milieu très concurrentiel comme Singapour ! »
La hiérarchie commando, du folklore ?
Reste que l’on peut être effaré lorsque l’on rentre dans une cuisine, où l’on donne du « Oui chef ! » à tour de bras… Dans une brigade cohabitent apprentis, commis, seconds, chefs de partie, sous-chefs, et enfin le chef, responsable in fine de ce qui va sortir en salle. Cette hiérarchie, quasi militaire, est essentielle à la bonne marche de la restauration, un exercice précis et minuté. « En gros, les trois heures du midi et celles du soir, c’est le coup de feu,résume Patrice Biancherie. Si le chef demande à l’apprenti si la salade est terminée, sans réponse de sa part et quelle que soit la taille de la cuisine, c’est le chaos. » Les écoles ont compris la nécessité de communiquer sur cette ambiance propre à la restauration, pour ne pas dérouter (ou dégoûter) les jeunes trop tôt. Dans le Pas-de-Calais, un dispositif spécifique à l’intention des futurs apprentis a même été mis en place, avant l’entrée en CFA, comme le détaille l’une des responsables de ce programme: « Le métier de l’hôtellerie restauration est un métier très tactile, très humain où on demande beaucoup de résistance avec un respect hiérarchique. Ce n’est pas en 8 jours que l’on peut intégrer tout cela. Ces jeunes n’ont parfois pas plus de 15 ans, ils ne connaissent pas le métier et ils peuvent craindre d’entrer dans ce monde du travail. Les réunir, les informer permet de les rassurer ». Le secteur de la restauration, qui se plaint de ne pas réussir à recruter, a vraisemblablement retenu la leçon : plus de pédagogie, et moins de cris.
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