Claude Fischler, sociologue et fou d’alimentation depuis les années 70, a tenté avec des collègues issus de diverses disciplines des sciences sociales, de comprendre ceux, de plus en plus nombreux, qui revendiquent une manière particulière de manger. Et de répondre à cette épineuse question : mangerons-nous encore ensemble demain ?
Pourquoi parler d’alimentations particulières et pas d’individualisme dans l’alimentation ?
Je suis parti de ce dessin du New Yorker où l’on voit douze personnes réunies pour Thanksgiving autour d’une table où, bizarrement, il n’y a pas de dinde… Et ils ont une bulle au dessus de la tête qui indique le régime particulier que chacun suit. Ce sont ces fameuxdietary requirements que l’on égrène lorsque l’on est invité chez quelqu’un à manger aux États-Unis. Tout ceci m’a rappelé cette ethnologue australienne à côté de qui j’étais assis lors d’un colloque à Canberra et qui a commandé des rouleaux de printemps sans gluten… Je lui ai demandé si, sur le terrain, chez les aborigènes, ça ne lui posait pas de problème. Et cette femme de m’affirmer sans sourciller qu’ils se mettaient toujours en quatre pour la satisfaire… Le contraste est absolument frappant avec ce que peut dire un anthropologue comme Levi Strauss, qui raconte dans Tristes tropiques comment il avale mygales, œufs de lézards et chauve-souris que lui offrent généreusement les Nambikwaras qui lui donnent l’hospitalité dans les années 30. On est là au cœur d’une thématique qui me passionne, celle de la commensalité, qui est de partager sinon la table du moins le repas ou les aliments, avec toutes les histoires de réciprocité que cela engendre.
Il est donc là question de savoir accepter un repas…
En français, le mot hôte est le même pour celui qui reçoit et celui qui est reçu, ce qui montre bien la complexité de cette relation. Et la place que la nourriture a là-dedans. Or en latin,hostis donne aussi hostilité. C’est tout le paradoxe de l’hospitalité car le don peut être compétitif. Si le premier cadeau offert est trop somptueux, la relation devient hostile. Il y a toujours dans l’hospitalité alimentaire ou la commensalité cette dimension d’équilibre : « Je donne et vous me rendez dans l’immédiat en mangeant ce que je vous donne ». C’est donc extraordinaire de voir que, dans des pays et des milieux plus que d’autres, on annule ce devoir de réciprocité ou qu’on le renverse.
C’est plus ou moins vrai selon les cultures et les pays ?
C’est une problématique que nous avons étudiée lors d’une précédente étude alimentaire sur les États-Unis et certains pays européens. A cette occasion, nous avions organisé un mini-colloque à Paris, réunissant les personnes qui avaient mené les enquêtes dans les différents pays de l’étude. Pour les remercier, j’organise un dîner. Comme je le veux le plus hospitalier possible, je vais dans un restaurant que je connais bien, chez un chef que j’aime beaucoup, et nous faisons un menu, que nous efforçons de prévoir aussi peu problématique que possible… On dîne, ça marche super bien, les assiettes repartent vide en cuisine. Mais ma collègue allemande me fait remarquer que j’ai fait un pari « risqué ». Selon elle, j’aurais pu donner une carte aux invités et les laisser choisir leurs plats ! La discussion commence à s’échauffer pour finalement arriver à cette conclusion : il y a deux conceptions du manger ensemble et c’est pour le coup fondamentalement religieux selon moi.
Il y aurait un héritage catholique et protestant sur ces questions là également ?
Cela n’a rien à voir avec la pratique effective mais plutôt avec l’ancrage d’une culture dans un contexte religieux. Dans l’église catholique, il y a un appareil, un apparat, des institutions, l’eucharistie… Le repas est le moment où l’on rejoue la cène, c’est une communion. Il y a une vraie dimension rituelle là-dedans. Si vous ne mangez pas comme les autres, vous vous excommuniez, littéralement. Le salut est donc dans le partage. Du côté protestant, il n’y a pas de pape, pas d’église, pas d’apparat, il y a un individu, qui rend compte directement devant le Très Haut. C’est une logique contractuelle. On a donc une tension aujourd’hui croissante entre ce « communiel » et ce contractuel, cette dernière variante s’accordant par ailleurs davantage avec l’individualisation contemporaine des consommations et des modes de vie.
Les différenciations ne se jouent donc pas seulement sur ce que l’on mange (végétarisme, végétalisme, sans gluten, sans lactose etc…) mais bien sur la manière dont nous mangeons ?
Cela joue effectivement sur la structure du repas, les libertés que l’on prend avec le rituel. Le fait de transformer la nourriture en nutrition par exemple est un pas de plus vers l’individualisation car on rend chacun responsable de ce qu’il met dans son corps. Nous rentrons alors dans cette fiction contemporaine qui est à l’alimentation ce que le néolibéralisme est à l’économie, à savoir qu’il n’y a qu’une collection d’individus qui font des choix en fonction de préférences qui sont sensées être stables. La pression dans ce sens est la même partout et pourtant elle est modulée par la culture nationale, ou locale -quand elle est suffisamment structurée et solide-, ce qui semble être le cas en France. Par exemple, nous mangeons à heure fixe plus que n’importe qui. A 13 h, la moitié des français sont en train de manger ! Au Royaume-Uni, c’est 17,5 %… Et toutes les enquêtes montrent que le rythme petit-déjeuner, déjeuner, dîner sont chez nous très robustes. Et entre ces pics, il y a beaucoup moins de consommation que partout ailleurs, pas de picorage, de snacking etc… Même les food truck, dernière tendance en provenance des États-Unis, intègrent ici une entrée, un plat et un dessert !
C’est aussi tout le paradoxe de Mc Donalds, qui a « francisé » sa formule et fait un carton dans l’hexagone…
Ça, c’est passionnant à regarder. Nous avons passé avec un collègue américain une journée dans un Mc Donalds à Dijon et à Philadelphie : aux États-Unis, à 10 h du matin, le type rentre et achète un hamburger, éventuellement un soda, qu’il va manger au volant. En France, il n’y a personne ou presque avant 12 h 30, les gens viennent à plusieurs, achètent plusieurs articles chacun, s’installent à table et vont utiliser Mc Donalds comme un restaurant. Si c’est un drive in, ils vont se garer quelque part et faire un pique-nique. Donc nous restons structurés sur le modèle du repas, qui veut dire qu’il y a un temps, un lieu et une syntaxe.
Est ce qu’il y a des sociétés où on ne mange pas ensemble ?
On mange toujours en groupe. Attention, il peut y avoir le patriarche qui mange avant, les femmes qui mangent de leur côté, certains qui ne s’assoient pas avec les autres etc. Mais cela reste une affaire collective. L’Homo sapiens, il l’est devenu parce qu’il était social et qu’il a commencé à coopérer sur la chasse, la cueillette, la recherche de nourriture. Puis, une fois qu’on a su maîtriser le feu, on s’est mis à cuisiner, à préparer, et à préparer et consommer collectivement. Il faut savoir aussi que dans certaines sociétés, un homme et une femme qui partagent un repas, cela peut déjà avoir une très forte connotation sexuelle.
Cela en dit long sur l’importance de la relation qui s’établit lorsque l’on mange ensemble ?
Oui, mon collègue Paul Rozin a fait à ce sujet une étude à mourir de rire sur un campus de Pennsylvanie. Il raconte l’histoire suivante : votre petit ami(e) a été vu en train de prendre un café avec un individu du sexe opposé, êtes-vous jaloux ? Et il repose la question en remplaçant le café par un aliment solide. Et bien la jalousie est plus forte. Notre si provoquant Thierry Ardisson aurait ainsi pu dire que manger, c’est tromper…
Il y aurait donc deux extrêmes, les États-Unis et la France ?
Lorsque l’on interroge des américains sur le « bien manger », leur réponse se borne à la nutrition. Pour les français, il s’agit de manger équilibré et varié, mais ils utilisent le mot « convivial ». Le plaisir partagé est non seulement tolérable mais aussi bon pour la santé. Pour les américains le plaisir est une expérience individuelle, une tentation à laquelle on cède.
Pourtant, en France aussi on voit apparaître ces particularismes, une forme de refus de la viande, des restaurant végétariens, des produits sans gluten etc… ?
Oui bien sûr, mais ces particularismes sont très atténués. Une végétarienne, issue d’un milieu plutôt traditionnel m’a raconté qu’elle avait un jour préféré manger le civet de marcassin qu’on lui servait que de s’annoncer végétarienne. Se dire végétarienne revenait à une quasi excommunication ! C’était dire : « je ne suis pas des vôtres ». Pour un américain, son droit, ses impératifs éthiques ou ses préférences prévalent sur tout. C’est aussi une idéologie du choix, qui est vérifiable par la longueur des linéaires des supermarchés dans des sociétés de niveau économiques équivalents.
A la question mangerons-nous encore ensemble demain, la réponse est donc oui ?
Tout à fait, même s’il va falloir trouver de nouvelles formules. Et la France en particulier est restée d’une stabilité tout à fait étonnante sur cette question ! Devant la pression et les changements, nous voyons les cultures locales se révéler davantage, et c’est ce qui est fascinant.
A lire : Les alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain ?, ouvrage coordonné par Claude Fischler, 2013, éditions Odile Jacob.
Image extraite du livre ‘Karl Ibou’ de Beatrice Alemagna, Autrement jeunesse, 2008
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