Après les violents affrontements du mois dernier à Kiev, le président Viktor Ianoukovitch a lâché du lest et envisagé une réforme constitutionnelle. Pas de quoi satisfaire un mouvement populaire – mais composite, et plus seulement pro-européen –, ni lui désigner une issue facile.

Après plus de deux mois de protestations, tour à tour pacifiques et violentes, l’Ukraine est sur le qui-vive. Le président contesté Viktor Ianoukovitch évoque désormais une possible réforme constitutionnelle, et tente de gagner du temps avant son inévitable départ du pouvoir. Les manifestants poursuivent, eux, leur occupation de Maïdan, la place centrale de la capitale ukrainienne, ou l’attente inquiète a remplacé l’exaltation des premières semaines, lorsque les enjeux étaient encore clairs et l’énergie intacte.
Car si les premiers slogans, lancés par quelques milliers de personnes fin novembre 2013 (lire "Le jeu risqué du pouvoir ukrainien"), demandaient la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne, la nature de la protestation a depuis bien changé : la foule, qui n’a pas cessé de grossir, demande surtout le départ du président et celui du Premier ministre (qu’elle a obtenu le 28 janvier dernier). Le mois dernier, la situation s’est encore tendue avec l’adoption de lois répressives contre les manifestants, et les affrontements ont fait des morts des deux côtés. Torture, passage à tabac d’activistes, de journalistes ou de blogueurs, la liste des casus belli s’allonge chaque jour un peu plus. Plusieurs personnes sont également toujours portées disparues.
Protestation hétéroclite
Ailleurs en Ukraine, la révolte a pris surtout à l’Ouest, traditionnellement plus hostile à l’équipe de Ianoukovitch que l’Est du pays, dont il est issu. Plusieurs bâtiments officiels sont toujours aux mains des manifestants. Mais l’Ukraine centrale, souvent plus nuancée, n’est pas en reste. Des milliers de personnes ont notamment défilé à Dniepropetrovsk, ville industrieuse et plutôt russophone, début décembre, et ont été sévèrement réprimées par la police. « C’est devenu bien plus qu’une simple question de politique étrangère, confie Victoria Narizhna, blogueuse et responsable d’une librairie locale. De nombreuses personnes, qui n’en avait rien à faire de l’Union européenne, ont rejoint le mouvement car elles ne veulent pas vivre sous un régime autoritaire, désirent une justice indépendante et des gens intègres à la tête de l’État. »
Depuis, les observateurs se perdent en conjectures : de quoi est faite cette foule, rassemblée dans un froid glacial ? Les pro-européens de la première heure côtoient de simples quidams exaspérés par le niveau de corruption et une pauvreté chronique. Plusieurs membres de l’opposition "officielle", comme le boxeur Vitali Klishko, à la tête du parti Udar, ou Arseni Iatseniuk, du parti Batkivchtchina, ont également pris part à la lutte. Mais c’est bien la présence de l’extrême droite – et notamment du parti d’opposition Svododa ainsi que le groupuscule semi-militarisé Praviy Sektor – qui a achevé de semer la confusion. Péché originel pour la presse russe, qui n’est pas tendre avec les révoltés ukrainiens, l’hétéroclisme des manifestants déconcerte également les analystes occidentaux, qui ne savent quoi penser de cet "Euromaïdan". « Il y a deux manières caricaturales d’en parler, résume Volodymyr Yermokenko, philosophe et directeur des programmes européens pour Internews. Soit on n’évoque que les plus libéraux, la classe moyenne ainsi que les étudiants ultras-connectés avec leurs smartphones ; soit on ne parle que de l’extrême droite, des ultras et des fascistes. La vérité, c’est que Maïdan c’est un mélange de tout cela. »
Capharnaüm idéologique
Le paradoxe de ce nouveau Maïdan tient aussi à la distance entre son mode de fonctionnement, et ses revendications. « Maïdan, ce sont aussi des médecins, des juristes, des cuisiniers, des musiciens, d’anciens gardes du corps, qui donnent de leur temps, et forment une petite commune anarchique tendance gauchiste, hyper organisée et autonome, souligne Volodymyr Yermolenko. Mais les slogans, les chants, sont plutôt portés par des valeurs de droite, avec des messages nationalistes comme "gloire à l’Ukraine" ou "gloire aux héros"... Mais chez nous, il n’y a pas cette "pureté idéologique" que l’on trouve parfois en France. Ce qui nous rassemble, c’est cette croyance, peut-être naïve et banale, qu’avec l’Europe nous aurons davantage de dignité, un plus grand respect des droits de l’homme, et une plus grande justice ».
Selon l’analyste politique Tetiana Bezruk, spécialiste de l’extrême droite, et citée dans la revue ukrainienne Kritika, les mouvements radicaux de gauche (bien plus rares) comme de droite n’ont pas comme objectif l’entrée dans l’UE, mais bien le départ de Viktor Ianoukovitch, considérée comme l’ennemi intérieur numéro 1. « Il ne faut pas se mentir, nous avons mis nos revendications concernant le droit des femmes, des homosexuels, des minorités en sommeil, confirme Nataliya Tchermalykh, professeur à l’université, féministe et sympathisante de l’extrême gauche. Les gens ne sont pas prêts pour cet agenda. Et même sur le plan social, la majorité des personnes engagées ne remet pas en cause le système social de redistribution, elles considèrent simplement que ce sont des voleurs qui sont à sa tête et qu’il faut les remplacer. » Avec un sourire, la jeune femme confesse qu’en « bonne vieille marxiste », elle espère que « les luttes seront formatrices » :« La première victime de cette histoire, c’était un garçon arménien de vingt ans qui vivait en Ukraine, un mec sans emploi qui récitait des poèmes... Le discours nationaliste se heurte à cette réalité-là ».
Violence d’État contre violence de rue
Les images de ce siège quasi-militaire, en plein cœur de la plus grande ville du pays, ont également fait réagir. « Il va falloir se méfier, maintenant, d’une forme d’héroïsation de la violence,met en garde Volodymyr Yermolenko. Mais nous avons manifesté pendant deux mois pacifiquement, sans recevoir aucune réponse... Alors même moi, pourtant l’archétype du libéral pacifiste, j’ai participé à la construction des barricades ! » Membre du groupe Varta v likarni (mouvement spontané de veille dans les hôpitaux), Natalia Tchermalyk a vu arriver de jeunes gens sévèrement blessés par dizaines, soumis à des interrogatoires avant même d’avoir pu être soignés. Elle se méfie néanmoins de la fabrication de martyrs, qui profitera à l’extrême-droite : « S’il y a de nouvelles élections, nous espérons que les droites extrêmes vont se diviser et se manger les unes les autres, mais actuellement, ce sont les thèses les plus radicales et populistes qui attirent les yeux et les oreilles. »
C’est bien tout l’enjeu de l’Euromaïdan : Viktor Ianoukovitch parti, qui pour le remplacer ? Aucun leader de l’opposition ne mène réellement le bal, à la différence de la révolution orange de 2004, où un véritable culte de la personnalité s’était développé autour de Victor Ioutchenko et Ioulia Timochenko. « Maidan est un acteur politique en lui-même, pas très raffiné certes, mais sur lequel personne n’a pour l’instant la main ». D’où le flou qui entoure "l’après" : un retour à la constitution de 2004 ? Personne n’y croit vraiment, car elle implique un partage des pouvoir entre le Premier ministre et le président qui n’a été jusqu’ici que source de déstabilisation. Des élections anticipées ? La plupart des partis sont décrédibilisés et aux mains de pouvoirs avant tout financiers.
Intérêts russes, européens et... américains
Reste l’implication des puissances étrangères, objet de tous les fantasmes. La Russie a mis, fidèle à ses habitudes, la pression sur l’Ukraine, espérant la voir rentrer dans sa future union douanière, l’un des principaux outils de sa stratégie d’influence. Pour ce faire, elle a soufflé le chaud et le froid ces derniers mois : boycott commercial, puis offre de crédit de 10,9 milliards d’euros et prix du gaz attractif pour renflouer une économie ukrainienne exsangue. Du côté des Européens, cet accord d’association qui fait tant rêver les Ukrainiens est avant tout un partenariat commercial qui, s’il est signé, les exposent aussi socialement tant sont grandes les réformes structurelles exigées. « Avec une perspective claire d’intégration, le gouvernement ukrainien ne serait pas revenu sur ses engagements, s’agace Andreas Umland, historien et analyste politique allemand, actuellement basé à Kiev. Si nous n’avions pas si peur de déplaire à la Russie, cela aurait pu être réglé depuis longtemps. Bruxelles fait mine de montrer les dents, mais Moscou est un partenaire commercial de premier plan, qu’elle ne peut pas froisser ».
Quant aux États-Unis, ils tiennent là un moyen d’asseoir leur influence sur une région du monde jusqu’ici toujours sous patronage russe. La diplomatie américaine est donc très active actuellement, au point de faire des bourdes, comme ce message de la secrétaire d’État américaine chargée de l’Europe Victoria Nuland qui, dans une communication rendue publique, montre clairement ses intentions d’aller plus vite que ses partenaires européens sur le dossier. Derniers acteurs de poids dans le jeu ukrainien, les oligarques locaux qui, pragmatiques, tiennent à faire fructifier leur business avec les Russes comme les Européens. De leur attitude vis-à-vis de Viktor Ianoukovitch et des députés membres du parti des régions, majoritaire au Parlement, dépendra en partie l’issue de l’Euromaïdan.