Pour la première fois des films ont été tournés cette année à l’ombre de la centrale, «personnage» de trois histoires intimistes.
Par MATHILDE GOANEC Envoyée spéciale à Pripiat (Ukraine)
Les gardes vérifient à peine les passeports, la barrière se lève et le vieux minibus s’enfonce dans la «zone interdite» de Tchernobyl, un anneau de 30 kilomètres autour de la centrale. Il est encore tôt, et la petite équipe du film français la Terre outragée de Michale Boganim, alors en tournage en plein mois de février, se prépare à affronter le froid mordant de l’hiver ukrainien. Le véhicule s’arrête à Pripiat, ville fantôme depuis l’évacuation de ses 44 000 habitants quelques jours après l’explosion du réacteur numéro 4, le 26 avril 1986.
L’équipe s’apprête à pénétrer dans l’un des «décors» du film : l’ancienne école de la ville, rongée par le temps, envahie par la végétation. Mais l’un des gardes prend prestement les devants, sonde le sol contaminé et mesure le taux de radiation. Verdict : deux heures de tournage, pas une de plus, et interdiction de s’éloigner. «On a des consignes précises pour tout, confirme Inès de La Bévière, première assistante de réalisation. On n’a pas le droit de boire ou de manger dans la zone, de poser des choses au sol sans bâche de protection, de gratter la terre, et on se balade tout le temps avec un type qui a un dosimètre et qui nous dit : "Là on peut rester trois heures, là on peut rester six heures." Et c’est variable à un mètre près.»
Le réacteur plane tel un spectre
Avant de s’envoler pour l’Ukraine, tous ont fait des examens à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) à Paris et chacun porte au creux de la poche un appareil qui enregistre les taux de radiations auquel il est soumis. «C’est très spécial comme endroit, résume le chef décorateur, Bruno Margery. Là où nous sommes aujourd’hui, par exemple, cette école, ces livres par terre, ces bureaux éclatés, les masques à gaz qui traînent. On est dans une ville totalement morte. Ici, tu ne touches à rien, et tu as devant toi, hélas, un vrai décor de cinéma.»
Déserté par les hommes après avoir été copieusement pillé pendant des années, le site est un vaste champ d’exploration pour cette douzaine de personnes larguées dans un «silence quasi atomique», dit François Waledisch, ingénieur du son. «Des endroits à l’abandon, j’en ai vu d’autres, dit-il, mais il y a quelque chose de spécial ici. Le silence est très profond, surtout maintenant, en plein hiver, à tel point qu’il est difficile de réaliser des sons d’ambiance. Un jour, je me suis éloigné de l’équipe un moment avec mon matériel, et j’étais carrément au seuil de la perception auditive, quand le bruit de l’air forme une note ténue. C’était absolument tout ce que l’on entendait.»
Depuis 1986, ce lieu dévasté a suscité une débauche d’images documentaires pour les télévisions. Mais rares sont les cinéastes à s’être risqués à la réalisation d’un film de fiction sur Tchernobyl. Et voilà que, cette année, 25e anniversaire de la catastrophe, trois films sont en cours de réalisation sinon déjà achevés : deux longs métrages - l’un français (la Terre outragée), l’autre russo-ukrainien (Un innocent samedi) - et un moyen métrage allemand (Sept ans d’hiver). Trois fictions, une «ruée», à l’aune du silence cinématographique qui a pesé jusque-là sur cet accident. Comment mettre en scène, en effet, une explosion nucléaire à la portée mondiale, cachée sciemment par un régime à bout de souffle, et si longtemps tabou ?
Dans les trois films, déroulés sur le registre du pudique et de l’intimiste, le réacteur incandescent plane tel un spectre. «C’est vraiment l’un des personnages du film», confiait Alexander Mindadzé, le réalisateur russe de Un innocent samedi, achevé en début d’année et projeté lors de la dernière Berlinale. Son héros, un jeune secrétaire du Parti communiste de Pripiat, se trouve le jour de l’explosion pris entre deux feux : trahir le parti et le régime en révélant à ses proches ce qui vient de se passer, ou se taire, et voir ses amis et sa famille rester sous le feu nocif de la radioactivité.
Dans le film de Michale Boganim, la réalisatrice franco-israélienne dela Terre outragée et auteur du documentaire remarqué Odessa… Odessa !, ce sont trois destins brisés net par la déflagration qui se croisent et se mêlent : Anya, jeune et jolie jeune femme, se marie le jour de la catastrophe. Piotr, son époux, pompier, part à l’assaut du feu au sein du réacteur et meurt, fortement irradié. Dix ans plus tard, Anya vit toujours dans la zone, comme aimantée par l’endroit, et fait visiter les lieux aux touristes étrangers, venus à Tchernobyl chercher des sensations fortes. Elle y croise un enfant à la recherche de son père mort le jour de l’explosion et un vieux monsieur qui cultive inlassablement la terre contaminée. «Le spectaculaire ne nous intéressait pas, explique Lætitia Gonzalez, la productrice de la Terre outragée pour les Films du poisson. Ce que nous voulions montrer, c’est que ce 26 avril 1986, les gens ont continué à vivre sans rien savoir. Il y a eu une vingtaine de mariages ! A l’écran, la catastrophe est invisible et pourtant, elle est là, tout le temps. On ne parle que de ça du début à la fin.» Dans le moyen métrage allemand où le héros est un enfant, Pripiat abandonnée apparaît juste comme un terrain de jeu, extraordinaire, et dangereux.
Scénarios sous surveillance
Les trois fictions évitent donc soigneusement le catastrophisme hollywoodien, mais aussi le piège de l’imagerie soviétique qui avait tant à cœur de vanter le courage des «liquidateurs» de Tchernobyl, ces 600 000 soldats et civils envoyés pour décontaminer le site. Mais le temps des mensonges et de la censure n’est pas tout à fait terminé, à en croire Michale Boganim. «L’image de Tchernobyl reste très contrôlée par les autorités, raconte la jeune réalisatrice qui a dû soumettre son scénario au ministère des Situations d’urgence, en charge de la zone interdite en Ukraine. Nous avons été obligés d’en écrire un autre pour qu’ils acceptent qu’on tourne ici. Et à présent, nous sommes surveillés en permanence. Officiellement, c’est pour notre sécurité. Moi, ça me fait rire. Il y a plus d’un million d’habitants qui vivent dans des zones contaminées, tout autour de la zone interdite. Et ça, tout le monde s’en fiche.»
Le tourisme à Tchernobyl, l’un des aspects majeurs de son film, a fait tiquer les autorités ukrainiennes : «Elles me reprochaient de montrer que mon personnage, Anya, est malade d’avoir été irradiée, et aussi de montrer que cette jeune femme continue de travailler dans la zone comme guide. Moi, je sais que des gens malades travaillent ici, avec les touristes, ou directement sur la centrale. Les gens qui vont réparer le sarcophage au-dessus du réacteur pendant dix ans sont eux aussi toujours soumis à des radiations très fortes. Mais ça, il ne faut pas le dire.»
Actuellement en montage des images tournées cet hiver, la réalisatrice a reçu de plein fouet le choc de Fukushima. «Je suis extrêmement troublée, confie Michale Boganim. Ce qui se passe actuellement au Japon, le manque d’informations claires, l’impuissance face à l’accident, me rappelle ce qui se trouve dans mon film. Je pensais en tournant ici que cette histoire de Tchernobyl faisait partie du passé, même si elle avait laissé des traces invisibles pour des décennies. Or la catastrophe se reproduit, et de surcroît au Japon, un pays que l’on pensait moderne et bien préparé. C’est inimaginable.»
Un jour, peut-être, espère Michale Boganim, on pourra parler librement de Tchernobyl. Mais à la censure s’ajoute une autre source de silence : le désintérêt des populations locales pour un événement qui stigmatise l’Ukraine aux yeux du monde. De fait, Tchernobyl semble plus passionner les Occidentaux que les Ukrainiens comme le relève le photographe Viktor Marushenko. Il était sur les lieux quelques jours après l’explosion, en 1986, envoyé par son journal pour couvrir l’arrivée de l’armée. Depuis, il a photographié la zone interdite sous toutes les coutures, il a accompagné des collègues de l’Ouest sur le terrain. «Le destin des liquidateurs,ces hommes venus de toute l’URSS, m’intéresse, explique Viktor Marushenko. Aujourd’hui, on n’a même pas de statistiques fiables qui permettent de savoir qui est mort, qui est invalide ou malade. Certains attendent toujours les appartements qui leur avaient été promis en récompense de leur héroïsme, à l’époque. Mais malgré ce scandale, les gens ne veulent plus entendre parler de ça, surtout en Ukraine.Ils ne veulent plus avoir d’émotions supplémentaires.»
Le cinéma ukrainien en manque chronique d’argent
Alors qu’Hollywood a mis cinq ans avant de mettre en scène les attentats du World Trade Center dans deux films à grand spectacle et gros budget (1), le cinéma ukrainien sera, lui, resté presque muet pendant un quart de siècle. «Il faut sans doute du temps pour digérer certains événements trop douloureux, remarque Michale Boganim. En Israël, il y a eu un long délai entre la guerre du Liban, celle de Kippour, et les fictions qui les ont mises en scène.»
Producteur de Un innocent samedi, Oleg Kokhan souligne «le déficit de films de fictions qui auraient permis de penser ce qui s’est passé, de formuler ce sentiment d’avoir survécu à la catastrophe». Mais il voit surtout dans cette absence l’illustration de la faiblesse du cinéma ukrainien, en sous-financement chronique, qui ne doit sa survie qu’à l’aide des capitaux du voisin russe. Arnold Kremenchutsky, directeur de la Commission ukrainienne du film et producteur, a une autre interprétation, cynique, de ce silence de l’imaginaire : «Peut-être qu’il n’y a pas de bonne histoire à raconter à propos de Tchernobyl. Cela aurait été plus intéressant si nous avions eu des milliers de morts, immédiatement je veux dire, avec du sang partout. Là, il y a eu une explosion, boum, et puis plus rien.»
Olga Kurylenko, connue pour son rôle de James Bond Girl dans Quantum of Solace, incarne la jeune femme brisée du film de Michale Boganim. Ukrainienne née à Odessa, elle se souvient de la catastrophe et de sa grand-mère, qui lui interdisait de «marcher sous la pluie». «Mais aujourd’hui, les gens ne parlent pas vraiment de la tragédie. Ils la portent en eux-mêmes.» Désormais, elle est aussi portée par d’autres, ailleurs. A l’écran.
(1) «Vol 93», de Paul Greengrass et «World Trade Center», d’Oliver Stone sont tous les deux sortis en 2006.
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