Au plafond de l’Opéra de Bishkek, les motifs traditionnels kirghizes enserrent une faucille et un marteau, sur fond doré. Bienvenue dans un théâtre centrasiatique, mâtiné d’URSS. Créé dans les années 40, l’édifice rompt avec l’austérité architecturale de la capitale et sa grisaille. A l’intérieur du bâtiment, le velours rouge des sièges et du rideau réchauffe les habitants pris par l’hiver. Mais ils se font rares, les visiteurs. Depuis l’indépendance et la perte d’influence des russes, l’opéra n’a plus la côte. Les Kirghizes poussent rarement les lourdes portes du théâtre, ce petit morceau de Russie au cœur d’un pays émancipé du giron soviétique depuis déjà 15 ans.
Il est midi, l’heure de la pause pour les musiciens en répétition. Koubanitibiek est premier hautbois. Dans la fosse d’orchestre, il profite du calme provisoire qui règne dans l’Opéra. « Bien sûr, beaucoup de choses ont changé ici. Je suis musicien pour l’Opéra national depuis 10 ans. Avant, beaucoup de monde se déplaçait, surtout pour voir les stars venues de toute l’URSS ». Du bout des lèvres, le musicien évoque les difficultés de l’institution : « C’est toujours le même répertoire, à part deux ou trois pièces qui changent par année. C’est que nous manquons de moyens pour acheter les décors, les costumes, les partitions. Et pour dire vrai, je gagne peu à travailler ici. Mais je reste, pour le prestige ».
Nurmat, l’un des deux chefs d’orchestre salariés du théâtre, est plus critique sur la situation de son Opéra. « C’est la crise, maintenant. Il n’y a pas de financement et le gouvernement kirghize ne soutient pas le théâtre. Moi, je gagne à peu près 50 euros par mois [à peine 16 dollars de plus que le salaire moyen]. Alors que cela fait 22 ans que je suis musicien !».
Il y a trente ou quarante ans, les chefs d’orchestres arrivaient de Russie, pour développer la tradition de l’opéra à Bishkek, pays vierge en la matière. Ces derniers programmaient des opéras russes. Et venaient au spectacle des Russes seulement. « Et puis peu à peu, tout le monde s’est mis à venir à l’opéra et on a ouvert un institut musical à Bishkek ». Dans le même temps, le pays s’est vidé de son élite musicale, au profit de la Russie.
« Grâce à l’école de l’opéra russe, la nouvelle génération de musiciens classiques kirghizes est née, reconnaît le chef. Mais je pense qu’aujourd’hui, sans soutien du gouvernement, l’opéra ne se perdurera pas. Le niveau des musiciens est très faible ». Et l’histoire se répète. Aujourd’hui encore, les meilleurs d’entre eux partent travailler au Kazakhstan.
Trois étages au-dessus de la scène, Larissa et Lida prennent le thé, dans une minuscule pièce où s’entassent robes 19ème et vestes d’officiers. « La saison dure de début octobre à mai, explique Larissa. Ce que je préfère ? La flûte enchantée de Mozart et… Tchékhov bien sur ! » Impossible de dénombrer les costumes et tutus de danseuses qui s’entasse dans les pièces de ce couloir. Mais là aussi, la création est limitée. « On réutilise les mêmes chaque année », admet la plus âgées des petites mains.
50 ans d'Opera
Au cinquième étage de l’imposant bâtiment, d’une rangée de salles privées s’échappent les voix des chanteurs et chanteuses de l’Opéra. Le plus célèbre d’entre eux, le ténor Ceïtogchev Tokgonameb, égocentrique et facétieux, raconte son passé glorieux. « J’avais 19 ans quand je suis arrivé au théâtre. Et je chante depuis 50 ans ». Né dans un village de la région de Panfilovka, à l’ouest de la capitale, Ceïtogchev est le cadet d’une famille de quatorze enfants. « Tous sont morts de faim pendant la deuxième guerre mondiale et je suis resté seul. Ce don que m’a donné Dieu, le chant, je crois que c’est à cause du malheur tombé sur ma famille ». A son intention de chanter pour l’Opéra, ses voisins répondent par des ricanements. A l’époque, point d’opéra dans les campagnes kirghizes. « Je suis arrivé à Bishkek, sans parler un mot de russe, et sans autorisation pour entrer à l’Opéra. Tout le monde a pensé que j’étais fou ! Et puis j’ai chanté et tout le monde a applaudi. Ils m’ont permis de rester ici. J’ai appris le solfège, l’harmonie, j’ai fini par intégrer le cœur puis être chanteur soliste ». Le jeune ténor alors part en tournée dans toute l’URSS, « j’ai même chanté au Bolchoï de Moscou ! », puis à travers le monde. « Oui, l’URSS faisait voyager les hommes talentueux… ».
Habile à faire revivre la grande époque, Ceïtogchev Tokgonameb est moins disert quand il s’agit d’évoquer les difficultés actuelles de l’Opéra : « Il y a moins de public, c’est vrai. Chacun a ses soucis, et l’intérêt est moindre. Et maintenant, il n’y a plus d’argent pour les décors, les costumes… Et bien sûr, la nouvelle génération comprend moins bien l’opéra classique ». Il veut croire en le nouveau gouvernement, qui, selon lui, « fera toujours attention à ce théâtre ». Et nous quitte sur une pirouette : « Beaucoup de gens à Bishkek me connaissent encore… Et s’ils ne me connaissent pas, ils devraient ! ».
Mathilde GOANEC