Les derniers évènements politiques – « Révolutions des tulipes » en mars 2005, manifestations de novembre et d’avril dernier- n’ont en eu de cesse de réactualiser le clivage Nord-Sud qui existe au Kirghizistan. Boris Pétric, chercheur en anthropologie politique au CNRS et spécialiste de l’Asie centrale, revient sur les origines et l’actualité de ce clivage, pour mieux le dépasser. Nous le rencontrons à Bishkek, lors d’un colloque organisé dernièrement par l’IFEAC, sur l’histoire, la politique et la culture des identités en Asie centrale.
Au cours du colloque de l’IFEAC, on a beaucoup parlé des questions ethniques, tribales, claniques en Asie centrale… Au Kirghizistan, on parle aussi beaucoup du fameux clivage entre le Nord et le Sud du pays. Quels en sont les fondements ?
En fait, quand on parle de la situation actuelle, qui évoque l’importance du régionalisme, du factionnalisme, du tribalisme, on est obligé de revenir à l’histoire politique du pays. La population kirghize a vécu à différents endroits et s’est installée sur les contreforts du Tian Shan au 18ème siècle. La colonisation russe, qui intervient à la fin du 19ème siècle, est un moment important pour l’histoire kirghize. Avant elle, les Kirghizes du Nord vivaient dans un espace social commun, isolés par une barrière montagneuse, alors que les Kirghizes du Sud étaient tournés socialement vers le Khanat de Kokand [ancienne capitale religieuse et politique située dans ce qui est aujourd’hui la vallée du Ferghana ouzbèke, ndrl], pour des raisons économiques, sociales, culturelles… Dans les premiers temps de la colonisation, une tribu kirghize du Nord, les Saribaldish, fait allégeance au pouvoir colonial russe pour se protéger de l’influence chinoise. Au moment de la création de la République kirghize, en 1936, on a mis ensemble ces deux identités Nord/Sud, ces deux espaces sociaux.
Est-ce qu’il n’y avait pas déjà une vraie division sociale entre sédentaires et nomades ?
Généralement, les gens du Nord sont beaucoup plus associés à l’élevage et à la mobilité, alors que les Kirghizes du Sud sont plus sédentarisés, associés à l’agriculture. On peut aussi parler de l’influence de l’Islam chez les gens du Sud, tandis que le Nord, région plus montagneuse, plus difficile d’accès, a été beaucoup moins sensible aux influences de l’Islam et beaucoup plus proche, beaucoup plus concernée par l’influence de la culture russe.
Ce clivage-là a-t-il été utilisé par le pouvoir soviétique ?
A l’intérieur de cette République kirghize, il y avait bien sur un seul parti, le Parti communiste. Même si ce n’était pas un système démocratique, il y avait quand même un jeu politique qui a longtemps opposé la partie Nord du pays à la partie Sud… Cela correspondait à un clivage géographique, mais également à un clivage dans la manière dont le système soviétique avait découpé la République kirghize : pendant longtemps, il va y avoir uniquement deux Oblasts. Et Moscou arbitrait les conflits locaux en organisant une circulation du pouvoir entre la partie Nord et la partie Sud.
Ce clivage est donc sous contrôle, pendant la période soviétique… Qu’en est-il au moment de l’indépendance ?
A ce moment apparaît un processus de démocratisation, avec un Président, Askar Akaev, qui est resté à la tête du pays pendant près de 15 ans… Lui-même, dans sa lecture de l’organisation du pouvoir, a toujours tenu compte de cette réalité politique. Bien sûr, il a assis son pouvoir sur la faction Nord dont il est issu, mais il a en permanence tenu compte du Sud… Kourmanbek Bakiev, par exemple, a été à un moment donné le premier ministre d’Akaev, car ce dernier avait conscience que périodiquement, il fallait faire tourner le personnel politique. Akaev s’est tenu à ce rôle d’arbitre qu’il s’était fixé.
On analyse aujourd’hui encore très souvent les soubresauts politiques du pays au regard de cette opposition régionale.
Cette lecture est-elle toujours pertinente ?
C’est quand même quelque chose d’important, si on regarde la distribution du pouvoir, qui tient les services secrets, la police… On ne peut que constater que le Président actuel a mis des hommes de confiance à des postes clés. Après cela, on voit bien que c’est beaucoup plus compliqué et que cela dépasse souvent les logiques tribales ou identitaires. Il est trop simplificateur d’imaginer que les gens du Sud votent systématiquement pour les gens du Sud. C’est plus compliqué.
Pourquoi en revient-on toujours à cette simplification ?
Je crois que l’héritage reste quelque chose d’important dans la vie politique, mais ce qui a changé, c’est l’organisation du territoire kirghize… Le Kirghizistan est aujourd’hui découpé en sept oblasts, et non plus en deux. Et même s’il reste des factions sur une base régionale, cela s’est complexifié. On voit bien qu’il y a eu une translation des élites. Aujourd’hui, étant donné que l’Etat joue un rôle minimal, le fait d’être gouverneur ou « akim » ne vous place plus à la tête d’aucune ressource. Par contre, ces gens-là, au début des années 90, ont utilisé leurs postes pour profiter de la privatisation. Le pouvoir s’est ensuite déplacé des oblasts vers le Parlement, qui est devenu un lieu politique stratégique où toutes les élites veulent désormais pénétrer. Ce qui peut devenir conflictuel comme en Mars 2005. Pourquoi veut-on devenir député ? Pour bénéficier de l’immunité parlementaire, qui est une garantie pour protéger ses activités privées et économiques. Les électeurs, quant à eux, s’alignent politiquement sur des personnes qui ont une légitimité locale, mais surtout sur ceux qui ont la capacité de redistribuer des ressources. Et ces députés, qui sont aujourd’hui au Parlement, sont cette nouvelle élite qui s’est appropriée les ressources.