Reportage. L'ex-république soviétique est connue pour ses ressources énergétiques et sa position stratégique en Asie centrale. Moins pour son régime dictatorial et corrompu.
TACHKENT (correspondance). - Un vieil Ouzbek en costume traditionnel porte dans ses bras un gamin rieur. Autour d'eux, une infirmière au sourire bienveillant, un informaticien affairé, des écoliers modèles... Voilà pour l'Ouzbékistan idéal, vanté à grand renfort d'affiches de propagande dans tout le pays. Et pourtant, l'avenir radieux n'est encore pas pour 2007. Le scrutin présidentiel, initialement prévu pour janvier, devait marquer la fin du règne sans partage d'Islam Karimov sur l'Ouzbékistan depuis son indépendance en 1991. En habitué des bidouillages constitutionnels et autres arrangements avec le calendrier électoral, le Président a réussi à repousser au 23 décembre la fâcheuse échéance.
ONG et organisations internationales ont déserté le territoire ouzbek ces deux dernières années. Le régime a basculé un peu plus dans la dictature après les évènements sanglants d'Andijan : en mai 2005, à l'est du pays, une manifestation pacifique de soutien à des entrepreneurs locaux emprisonnés est réprimée par la milice. 700 morts parmi la foule, un chiffre toujours démenti par les autorités.
Omniprésence de la milice
Depuis, « la paranoïa de Karimov a encore augmenté », résume Nigara Hidoyatova, leader du parti d'opposition « Paysans libres » (lire interview ci-dessous). Le dictateur ouzbek n'hésite pas à se servir d'une supposée menace islamiste pour se débarrasser de toute opposition. Parfois aussi, la machine répressive déraille et frappe de simples citoyens. Gulmira a fui la dictature avec ses enfants pour le Kirghizistan voisin : « Je n'ai jamais fait partie de l'opposition. Un mois après les événements d'Andijan, j'ai été obligée de partir car mon mari a été poursuivi. Il a disparu, on m'a dit qu'il était mort. Comment ? On ne sait pas. »
Pour ceux qui sont restés, la crainte et la soumission font partie du quotidien. La milice est omniprésente, les barrages routiers incessants et les services secrets ouzbeks font planer partout la menace. En guise d'informations sur la chaîne de télé nationale, un défilé quotidien de grands pontes en uniforme. Et dans les kiosques, partout la même littérature de propagande. « En Ouzbékistan, il n'y a pas de statue en or du Président comme au Turkménistan, mais ne vous laissez pas duper, avertit Sureyya Yigit, politologue à l'université américaine d'Asie centrale. Une très forte pression idéologique s'exerce pour présenter Karimov comme le créateur et le sauveur de la patrie. » À l'université de Samarcande, la soixantaine d'essais signés Islam Karimov figurent en bonne place dans les programmes.
Avec un salaire moyen d'une cinquantaine d'euros pour un coût de la vie relativement élevé pour la région, les Ouzbeks survivent plus qu'ils ne vivent. Le pays est bien connu pour ses immenses réserves de gaz naturel, et pourtant, en plein hiver, toutes les villes de province connaissent d'importantes coupures de chauffage. Dans un bus, une jeune maman se confie : « Mon mari est parti travailler en Russie depuis trois ans. Toute notre famille vit grâce à son salaire. »
La corruption s'est généralisée. Sureyya Yigit se remémore : « Professeur, je demandais à mes élèves le métier de leur rêve. Tous voulaient devenir douanier ou policier. » Deux métiers propices aux bakchichs. « C'est un phénomène grave, conclut le politologue, car toute une génération est en train de grandir avec l'idée omniprésente d'user et d'abuser du pouvoir de l'État. »
Mathilde GOANEC.
Une dirigeante du parti d'opposition « Paysans libres » : « Les élections ne seront pas démocratiques » Alors que la plupart des leaders d'opposition ont fui le régime, Nigara Hidoyatova, dirigeante du parti d'opposition « Paysans libres », tente avec son réseau de militants de poursuivre le combat contre la dictature, de l'intérieur. Lourde tâche, à en croire les multiples précautions qui entoureront cette interview clandestine à Tachkent. Quel est l'état de l'opposition à l'intérieur de l'Ouzbékistan ? Quelle opposition ? L'opposition officielle, ce n'est rien d'autre que le pluralisme organisé par Kari- mov. Quand à notre organisation, elle conserve des bureaux à Tachkent, mais a une activité très limitée. Si Karimov accepte notre existence, c'est parce qu'il veut maintenir un semblant de démocratie. C'est en cela que le régime de Karimov est beaucoup plus rusé et dangereux que celui du Turkménistan. Dans ces conditions, quelle place reste-t-il pour l'espoir d'un changement ? Il y a toujours de l'espoir. Vous savez, mon mari a été assassiné dans la rue, près de la maison, juste après les événements d'Andijan. Ce n'était pas un militant, c'est moi qui étais visée. Ma soeur a été emprisonnée puis libérée. J'ai perdu mon entreprise. Mes enfants vivent à l'étranger, je ne peux plus les voir. Je suis surveillée 24 heures sur 24. Tous les jours, il y a une voiture derrière ma voiture. L'Ouzbékistan est pour moi comme un énorme camp de concentration. Mais si on n'essaye pas de changer les choses, qui le fera ? Comment envisagez-vous les futures élections ? Les élections ne seront pas démocratiques. Nous continuons à avoir espoir en la communauté internationale même si elle est largement hypocrite. Cela fait longtemps que l'Ouest fait la même erreur en soutenant des dictateurs. Mais le temps passe et le régime actuel implosera tôt ou tard. Plus on attend, plus l'explosion sera violente. C'est pour cela que l'Union européenne et les États-Unis doivent nous aider dès maintenant à accomplir ce processus pacifiquement.
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