Ayant perdu la trace du loup, nous reprenons celle du « vieux », l’aksakal de la vallée. Nous le découvrons au bout du bout, après avoir croisé deux jeunes bergers à moutons qui nous indiquent le chemin. Kakiling, 11 fils et filles, 31 petits enfants, nous reçoit avec chaleur, comme les autres. Frère d’un dissident ayant fui vers la Chine, il vit depuis 1960 dans la vallée. Il a connu l’ère soviétique, l’effondrement de l’URSS et l’entrée en scène d’un pouvoir kirghize indépendant. La vallée, il l’a connu surpeuplée et se souvient de la fuite des élèveurs au début des années 90. « Nous sommes restés, mon voisin et moi. Au village, on disait que nous avions été mangés par les loups », se souvient Kakilim. Sont restés autour de lui sa femme et quelques fils et belles-filles. La vieille dame aime à se rappeler les 29 enfants qu’elle a aidé à accoucher, pour cause d’hôpital trop éloigné. Les deux vieux n’ont que de bons souvenirs de l’époque soviétique, mais assurent avoir toujours une « belle vie ». Nous trinquons donc au Koumis, le fameux lait de jument fermenté, le premier depuis notre arrivée. « Il est meilleur en été » : nous promettons de revenir.
Retour chez Tourganali, où, pris en affection par nos hôtes, nous sommes initiés aux gestes quotidiens des bergers : rassemblement du troupeau de yacks, préparation du repas, le tout nous amenant encore tard dans la nuit. Les enfants dorment déjà sous les pelisses. Tourganali nous raconte la vie sous la yourte durant l’été, lorsque les bergers abandonnent maisons et hivernages pour s’installer plus bas dans la vallée, ou l’herbe nouvelle est prête à être brouttée.
Le lendemain, nous attendons. En prévision du marché aux bestiaux d’At Bashy, un camion est venu charger une vingtaine de moutons. Nous devons attendre qu’il aille chercher sa précieuse cargaison dans une bergerie voisine pour redescendre dans son sillage, la route étant enneigée. La journée s’étire, en compagnie des femmes, dont les langues doucement se délient. Les histoires d’amour chantées la veille autour du repas prennent une autre teinte au gré des confidences… Kiris, la jeune et jolie femme de Lakhat, a été enlevée il y 6 ans, selon une tradition kirghize encore tenace. En vacances chez sa tante dans la vallée d’Ak Say, elle n’en est plus jamais repartie. Elle rit et danse, avoue avoir « eu un peu peur » lors de son mariage forcé, sous la yourte, mais assure qu’elle est heureuse à présent.
Les hommes réaparaissent, nous avalons un dernier mouton, le troisième en trois jours, et repartons. Finalement, les passagers du camion s’arrêteront au passage du premier poste de contrôle, invités par les soldats à boire quelques verres. Nous repartons seuls. A peine le col franchi, un peu après minuit, nous voyons surgir dans la nuit un jeune garçon suivi d’un homme en uniforme militaire. Leur voiture est bloquée dans la neige 200 mètres plus bas. Le frère du conduteur est malade, les frais d’hospitalisation coûtent cher, et l’homme va chercher un de ses yack à Ak Say pour le vendre au marché du lendemain matin. Nous l’aidons à denneiger et poussons la voiture une fois, deux fois, dix fois, en vain. Son 4x4 Lada « Niva » ne passe pas. Les hommes de notre équipage le conjurent de faire demi-tour, d’essayer un autre chemin, rien n’y fait. Il veut passer, et par cette route, car il est pressé. La neige continue de tomber, il nous faut repartir. Nous le laissons là, un peu retournés par cette rencontre.
Arrivée à At Bashy au milieu de la nuit. Après 5 heures de sommeil, nous regardons le soleil se lever sur les montagnes, vues d’en bas…
Camille et Mathilde