Retour dans la bergerie, l’ambiance s’échauffe. Le Beshbarmak est l’occasion de toute une série de rituels, qui rappelle les hiérarchies kirghizes. Toutes les parties du mouton tué le matin même sont cuites dans un grand chaudron et la distribution des morceaux est un art ; les plus belles pièces sont offertes aux invités et aux plus âgés, avec une préférence pour les femmes. Les jeunes s’occupent de dépiauter la viande, que nous mangerons ensuite avec des pâtes cuites dans le bouillon.
Son morceau devant soi, pas question de l’avaler en entier. Il faut en grignoter un bout, puis redistribuer à son tour. Le reste sera placé dans un sac avec des borsoks, et l’invité repartira avec. Tout se mange avec les cinq doigts, ce qui est la traduction littérale de « besh barmak ». Interdiction de poser un bout d’orteil sur la nappe posée à nos pieds, impossible de prendre l’assiette que l'on nous tend, difficile de refuser le bouillon garni de bouts de gras ou d’intestin... Nous rentrons dormir chez Aïbek, le cœur chaud et le ventre plein. Chaque jour, nous ferons ainsi honneur à un nouveau mouton, sacrifié en l’honneur des invités venus de si loin.
Le lendemain, nous nous enfonçons un peu plus dans la vallée d’Ak Say. En fait de vallée, c’est plutôt une steppe immense, parsemée de vallons, de canyons rouges, de sommets. Nous déboulons sur les pistes, remerciant chaque jour Oké pour ses talents de pilote. Pas une ombre de vie sur des kilomètres, les bergers sont éparpillés dans cette immensité, avec comme seules limites celles des hivernages et des pâturages d’été. La maison de Tourganali, au cœur d’un ancien kolkhoze dont il ne reste qu'un enclos en béton et quelques bâtiments délabrés, s’appuie sur une falaise et fait face à une étendue d’eau glacée. Décor austère pour la centaine de yacks dont s’occupe Tourguenali. Ces grosses vaches à poils longs se régalent de l’herbe « qualité supérieure » d’Ak Say. Véritables bêtes de montagnes : plus le climat est froid et plus les yacks sont à l’aise. Le troupeau part paître dans les hauteurs, et nous quittons Tourganali à la recherche de l’ancêtre de la vallée, l’ « aksakal », qui en est à son 47ème hiver à Ak Say.
Soudain, à l’écart de la piste, un loup ! La voiture stoppe, les bergers descendent, ça tourne et ça crie… Le vieux prédateur a attaqué l’un des yacks de Tourganali. Le combat a lieu à quelques cent mètres de nous. Nous nous faisons débarquer sur la glace, la voiture repart dans l’autre sens, à la recherche d’un fusil. Il faut empêcher l’animal de s’en prendre au reste du troupeau. Le loup, apeuré, a lâché sa proie. Celle-ci se relève, sanguinolante, et repart doucement vers la bergerie. Nous resterons une demi-heure dans le froid à regarder les bergers devenus chasseurs pourchasser le loup dans les collines environnantes. Tourganali, à cheval, vieilles jumelles sur le nez, nous dépasse, me jette une pelisse contre le froid et repart, à brides rabattues, surveiller la course poursuite entre la voiture et le cheval. Peine perdue. Ils ne l’auront pas, mais l’histoire va nous accompagner jusqu’au retour à At-Bashy. C’est que le loup est l’ennemi numéro un des bergers kirghizes car il pulule et s’attaque sans vergogne aux troupeaux. Le gouvernement offre même une prime à qui tue un loup. Les bergers, hilares, nous écouteront raconter plus tard dans la soirée le plan mis en place pour protéger la trentaine de loups français.
Mathilde et Camille
Commentaires